2012 Bugatti Veyron Vitesse…, le trou du diable !
Défoncée, complètement défoncée, cette route, sinueuse et à peine tracée, faite par des gens, bien rares, qui passent par là en espérant ne pas y rester plantés.
Des arbres aux fûts torturés comme s’ils avaient poussé dans la souffrance et ne cessaient de crier leur douleur.
Un petit bouquet de cinq maisons, perchées là sur une butte il y a trente ou quarante ans, puis entièrement abandonnées depuis que l’une d’elles a dévalé la pente un jour de déchaînement de la nature, en la jonchant de ses débris sur cent mètres.
Comment être assez fou pour s’aventurer dans le coin, sauf à vouloir prendre un raccourci pour rejoindre l’arrière-pays, le trajet par la route goudronnée étant au moins trois fois plus long.
Sur la carte… C’est une particularité de cet endroit, l’alternance de temps sec et très mouillé, la forte pente et, sans doute, des choses qu’on ne connaît pas, cachées dans les profondeurs.
La terre tremble souvent par ici. Pour vous dire encore, juste un détail, je pilote une BugaVitesse.
Je nomme ainsi cette bestiole à roues énorme et bleutée-grisâtre, peu vue ailleurs, à l’odeur désagréable, au comportement lourd et bruyant, plus ou moins chère selon les modèles/années.
Quand une BugaVitesse meurt…, en explosant, en se désintégrant, en tombant gravement en panne… (ce sont les seules choses normales pour cette Sarlope), elle fait gonfler, doubler ou tripler de volume la tête de son propriétaire, qui n’en peut de voir sa bestiole dont la peau s’étire, sèche, craque selon la température du moteur qui en finale sécrète une matière noire, visqueuse et gluante, à l’odeur exécrable, qui reste intacte des jours et des semaines durant après qu’elle se soit répandue sur le sol…
Même les vers n’y touchent pas, comme s’ils craignaient de s’empoisonner.
Un million huit cent mille €uros, plus les taxes et frais, c’est le prix à payer pour en avoir une…
Et ensuite, faut suivre le rythme, un pneu coûtant l’équivalent du salaire annuel d’un plouc moyen, le genre qui se pâme devant l’insecte en pages couleurs dans les magazines de lobotomisation sexomobile…
Ce soir, je rentre chez moi par le grand côté de la piste, celui de trois kilomètres, avant de retrouver la route, alternant des passes escarpées et des cuvettes vaseuses en périodes humides.
Je reviens d’une ferme où je me procure des œufs et du fromage.
Mes œufs, j’ai un truc pour les conserver longtemps, quant au fromage, pas de problème, il s’affine en séchant.
De l’autre côté, la piste rejoint à quinze cents mètres la route goudronnée qui descend vers un petit village du désert Diois, vers la Couspeau, cette montagne si loin du bon Dieu.
J’y trouve à satisfaire mon peu de besoins dans une épicerie-bazar typique de ces endroits aussi déshérités que retirés.
Le camion refuse de m’inclure dans sa tournée, rien d’étonnant !
Pour l’eau, j’ai une source. Et, à mi-distance entre mon repaire et la route, il y a ce trou, béant sous l’amas de broussailles qui en masque l’ouverture, le ‘Trou du Diable’.
Au village, on l’appelle simplement (non, on se garde bien de l’appeler, on le dénomme), ‘le trou’, avec une répulsion affichée.
En témoigne, ce petit échange, que j’ai eu à la boulangerie concernant la BugaVitesse : “Mais qu’est-ce que tu vas en faire de ce vieux machin ?”… Ben rien… “Eh ben, va la foutre au trou”… Ah, ça non, jamais !”…
Et moi, je suis ‘le fou du trou’, un type pas fréquentable, qui roule souvent dans des voitures “à merdes” qui sont merdiques et parfois pire…: à c…..
Je pousse sur l’accélérateur pour ne pas me trouver dehors de nuit… et probablement sous la pluie.
Perdu dans mes pensées sur les sarlopes, voilà que je vois deux feux rouges au loin, au détour de la Roche Carrée…, je comprends alors que j’ai dépassé ma maison sans la voir, que le trou du diable est devant moi à deux cents mètres et qu’une vieille camionnette s’y dirige tout droit.
Juste le temps de crier en levant le bras et je vois la camionnette plonger dans le trou, rebondir de l’avant, puis de l’arrière, puis encore de l’avant et disparaître.
Je freine, stoppe et me précipite…, le toit est à deux mètres sous la surface du sol, tout ça en équilibre dans les broussailles, et une personne s’agite pour sortir, sa portière est coincée ; c’est une fille, elle se contorsionne pour se dégager par la vitre.
Je lui crie de ne pas bouger : “Doucement, tout doucement !”.
Une foutue chance que, de par sa taille, la camionnette ne soit pas allée directement au fond.
Elle me traite de “con, ce mec !”, arrive à sortir, monte sur le capot, puis sur le toit.
En m’accrochant à une racine, je parviens à l’aider à sortir du trou. Je me demande si elle mord chaque fois qu’elle parle ou seulement quand elle est furieuse.
– Restez pas là, c’est vraiment le dernier endroit où passer la nuit. Vous pouvez venir chez moi si vous voulez, c’est tout près.
Elle a un brusque mouvement de recul vers le trou, j’y sens la crainte de s’éloigner de son bien, voire l’intention de retourner dans sa camionnette pour dormir, plutôt que l’appréhension de passer une nuit chez un inconnu.
– Ne craignez rien, personne ne vient ici la nuit, il y a trop de risque… et je m’attends à de fortes pluies.
Il commence déjà à pleuvoir.
Elle hésite encore, pas convaincue.
– On reviendra demain matin, avec des cordes pour s’assurer, ce trou est profond de trois cents mètres, un mouvement de trop, et vous partez au fond.
Là, elle se décide à me suivre.
C’est l’été, et pourtant il neige…, elle est en tenue légère, une simple robe et des baskets.
Je remarque ses épaules nues, ses bras, ses jambes, son visage. Mon observation ne lui fait pas le moindre effet.
De toute façon, je suis encore sous le coup de l’événement et pas du tout d’humeur à la drague.
Elle non plus.
Je remarque ses tremblements convulsifs par moments.
Frissons dans la fraîcheur du soir qui tombe ou terreurs rétrospectives du pire auquel elle vient d’échapper, je ne sais pas.
En tout cas, malgré ma solitude affective et sexuelle, je n’aurai pas trop de mal à résister cette nuit aux tentations de la chair ! Je nous prépare de quoi tenir à l’estomac : pâtes, omelette et fromage, le tout accompagné de pain maison.
Elle semble apprécier, mais la conversation reste au point mort.
J’apprends seulement qu’elle a bien vu ce putain de panneau ‘interdit à toute circulation’, seule réaction de la mairie lorsque j’ai signalé le danger de ce trou pour des promeneurs étrangers à la commune.
C’est quasi criminel de laisser les choses en l’état, même les quelques audacieux qui viennent jeter là des déchets divers prennent des risques.
J’apprends aussi qu’elle itinère sans destination précise, vit seule dans son fourgon.
Elle a choisi cette piste parce que c’était moins triste que la route.
Quant à cette saloperie de trou non balisé, elle n’avait pas vu que les ornières se séparaient, de part et d’autre.
Elle pensait même passer la nuit à cet endroit.
Tout ce qu’elle possède, c’est la camionnette et son contenu.
Je lui prépare un coin pour dormir, avec trois coussins et deux couvertures :
La pluie bat son plein et je ne serais pas étonné qu’elle se prolonge tard dans la nuit.
Floc … floc … floc … cette tuile cassée que je n’ai toujours pas remplacée.
La bassine réceptrice reprend du service.
Il ne manque pas de tuiles sur les maisons voisines.
Si la fille veut rester quelque temps…, je ne vois pas comment elle pourrait faire autrement, sa guimbarde est bloquée là pour un moment.
Je me promets quand même de réparer le toit dès demain. Je cogite au rythme de sa respiration et des gouttes de pluie dans la bassine. La rugosité d’un caractère ne me dérange pas, mais la sienne est hautement décapante.
Dans une occasion tragique pour elle, il est vrai : simplement insupportable.
Pourtant, j’ai toujours pensé que n’importe quel homme pourrait s’entendre presque avec n’importe quelle femme s’ils se retrouvaient isolés un certain temps sur une île déserte.
Ici c’est un peu l’île déserte.
Là-dessus, le sommeil me cueille. Au réveil, la pluie s’est arrêtée, mais les bottes sont indispensables.
Je ne peux lui offrir que du quarante-cinq.
Pour le coup, espérons qu’elle ne s’y sentira pas à l’étroit.
Le matin est frais, je vois mal cette petite peste sortir avec sa robe de plage et choper la crève.
Je vais bien lui trouver un fute à peu près à sa taille et quelques fringues. Sa couchette est vide.
Déjà debout ?
Elle n’est pas dans la maison, en tout cas.
Personne.
Ni dedans, ni dehors à proximité.
Je suis inquiet.
Vite habillé et en bottes, je sors et fonce vers le trou.
Sans m’arrêter, j’essaye de repérer des traces.
Difficile, avec cette pluie qui a sérieusement raviné les lieux.
Je passe la Roche Carrée, toujours en courant, sur cette foutue piste.
Et me voilà enfin aux abords de ce trou maléfique…, soudain …/…
Au cours de mes récits d’écrits-vains, j’ai évoqué le phénomène fort troublant des mémoires, y compris la mienne…, de même que des pertes de mémoires qui agacent profondément les lecteurs et lectrices qui se rendent compte qu’il n’y aura jamais de suite à une histoire qu’ils ont déjà passé un temps fou à lire et décrypter…
Il est un fait : tout le monde écrit ses mémoires, les grands hommes comme les petits, même des femmes.
Déjà célèbres ou non, peut-être espérant le devenir par ce moyen, bien des gens qui n’ont pas grand-chose d’intéressant à dire tiennent à le proclamer à la ronde, en général sous la forme de livres absolument énormes.
Or j’ai remarqué que tous ces écrivains auto-mémo-réalistes nous font découvrir des vies émaillées depuis toujours de rencontres toutes simples avec maints grands de ce monde.
Pas étonnant que le général de Gaule évoque ses rencontres avec tous les grands de la planète pendant un demi-siècle.
Plus surprenant que tous les Machins-Choses aient justement conseillé – en secret – le général de Gaule, dîné un soir – inoubliable – avec Hemingway (le plus cité, c’est fou ce qu’il a pu faire comme rencontres, cet homme-là, il ne devait pas avoir une minute à lui), passé un moment – merveilleux – avec Furtwangler, bien connu Grace de Monaco qui : “vous pouvez me croire, n’était pas du tout la femme que l’on croyait”… etc.
Ça croustille de partout…, depuis des parents qui tenaient table ouverte à tous les artistes, notamment (quel flair !), ceux qui sont devenus par la suite les plus célèbres écrivains… mais aussi philosophes, savants, hommes d’états, femmes dans tous leurs états, jusqu’au Commandant Cousteau ou à la Reine Fabiola qu’on a bercés sur ses genoux ou vice versa…, bref, un feu d’artifice de rencontres éblouissantes ou intimes, sinon les deux à la fois.
Et voilà qu’à soixante-trois ans, devenant à mon tour mémorable, du moins mémorisable, (photo ci-dessus), je me trouve embarrassé, déconcerté, fasciné, en constatant que je n’ai jamais rencontré le moindre homme célèbre ou femme de grande notoriété.
Ma vie à moi a été émaillée d’une absence totale de petites rencontres avec des grands…, obligé de m’éclater dans des grandes rencontres avec des petits….
Récapitulons…, j’ai bien :
* interviewé (avant qu’il ne périsse noyé), Géril d’Abovarc’h de Crac’h sur ses traversées du Pacifique à l’aviron,
* vilipendé Sarkozy (en masquant son nom), chaque fois que j’ai pu,
* croisé le regard de l’Abbé Pierre (qui cherchait un sponsor), dans une salle de l’UNESCO,
* lu un livre de Boris Vian, deux de Woody Allen, les pages des lettres A, B, C, D du dictionnaire… et trente-trois pages de ‘Madame Bovary’
* cauchemardé de passer un mois avec Patricia Kaas, Paméla Anderson et Mireille Matthieu, seuls à quatre sur une île déserte,
Un point c’est tout, voilà la liste exhaustive de mes relations avec les célébrités de mon époque.
C’est tellement bizarre que j’ai voulu en comprendre les causes au cours d’une longue recherche, dont voici les conclusions.
L’explication la plus vraisemblable tient à un défaut de mémoire.
Moi qui égare sans arrêt mes clés, trouve toujours la saillie géniale pour clouer le bec à l’importun et faire rigoler tous les autres…, j’oublie le début de ma phrase avant d’en arriver à la fin…, alors que… (et quoi que c’est sans rapport), j’ai certainement comme tout le monde croisé mille et un personnages célèbres.
Mais ils n’ont laissé aucune trace dans le magma spongiforme de ma mémoire.
J’aurais purement et simplement oublié ces rencontres truculentes, exploits remarquables et nuits brûlantes vécues en commun.
Et pourtant…, aucun Président ou Roi, voire vedette du 7ième art, ne m’a jamais bousculé d’une bourrade amicale : “Et alors, on ne dit plus bonjour ? Quoi ? Tu ne me remets pas ? Aurais-tu oublié tout ce qu’on a fait ensemble ? Ces énormes gâteaux, ruisselant de confiture que ta maman nous faisait pour le goûter ? A propos, comment va-t-elle, ta chère mère ?”…
En fait ma chère mère va très bien, à part quelques moments de fatigue bien compréhensibles à 93 ans, mais je sais bien qu’elle ne nous faisait jamais d’énormes gâteaux ruisselant de confiture.
Et pourtant aucun de mes proches, qui aurait été inévitablement associé à certaines de ces situations, au moins témoin, ne me dit jamais : “Tu te souviens, ces parties folles de chaises musicales avec Bela Bartok ? Qu’est-ce qu’elle était mignonne à quinze ans, la petite Bela !” … “Et quand Brigitte Bardot coupait la queue aux lézards pour voir à quelle vitesse ça repoussait ! Elle a bien changé, la gamine, avec les années …” !
Donc, si ce n’est pas ma mémoire qui flanche, ne trouvant aucune explication à ce désert de relations prestigieuses, je crains de devoir en conclure que j’ai porté la poisse à tous les gens que j’ai rencontrés, les empêchant de devenir célèbres par la suite.
Ils seraient tous restés noyés à cause de moi dans la foule anonyme des soldats inconnus de notre siècle… Si on m’accuse ainsi du recel d’abus des biens sociaux qu’étaient les potentialités de toutes ces petites gens à devenir célèbres, j’aurai pour seule défense de ne pas m’être enrichi dans l’opération.
C’est ce que je disais, un peu morose quand même, au boulanger de mon bled, près du “trou”…
Mais laissez-moi d’abord vous le présenter.
Je l’ai toujours surnommé ainsi, et ignore son vrai nom : c’est un journaliste humaniste émérite et plein de bon sens, je le suppose d’origine canadienne, d’après sa chemise de laine à carreaux, quoiqu’il n’ésite pas à porter un T-Shirt petit bateau pour engloutir quotiedennemnt une boîte d’épinards…
Enfin il a bien connu je ne sais plus qui… et signe sous le pseudonyme de Quelqu’un dans “GatsbyOnline.com”, site-web dans lequel il rédige de savoureux textes, jetant un regard sans complaisance sur les grands de ce monde.
Il n’est pas du genre à faire tout un plat de ses innombrables relations, tant dans les ghettos que dans le gotha.
Je lui ai donc fait donc part de mes questionnements intérieurs.
Mais d’après lui il ne me faut ni m’inquiéter ni me réjouir exagérément de ces observations, car tout n’est que vanité :
– Tout n’est que vanité, je te dis.
– Même quand je me félicite d’être parvenu à survivre en pilotant une Bugatti Veyron Vitesse dans le col de “l’au-delà”…, sans éclabousser mon justaucorps ?
– Même !
– Ou d’avoir réussi à…, à…, à… Putain, la nanana…, elle serais pas restée au fond du trou ?