1970 Lancia Stratos Zéro…
Cet article vise à rendre compte d’une manière sociologiquement intelligible de la profusion des formes d’exposition publique de l’histoire de la Lancia Stratos “Zéro”…, sur la base de l’analyse d’un matériau étendu et divers, il trace les idéaux-types de ces formes, appelées filières mémorielles…, pour les identifier, il recense les figures et les activités caractéristiques observables en chacune d’elles, il distingue les diverses modalités de la mise en histoire de ce modèle automobile qui y ont cours, ainsi que les différents modes sur lesquels celui-ci en est venu à exister comme objet à travers elles, engageant des définitions distinctes de sa nature et de sa généalogie.
Au total, ce sont quatre filières qui devraient être présentées : une filière hagiographique, faisant exister la Lancia Stratos “Zéro” comme objet technique unique soulevant les passions ; une filière académique, la faisant exister comme objet épistémique appelant des interprétations ; une filière politique, la faisant exister comme objet éthique nécessitant des prises de position ; et une filière iconique, la faisant exister comme objet sémiotique jouant sur les évocations.
C’est par le travail social incessant qui animent ces différentes filières que se construit le mythe et que cet engin s’insère dans le paysage culturel de nos sociétés.
Il existe des automobiles dotées d’un destin hors du commun…, la Lancia Stratos est de cette trempe.
Comme souvent dans ces cas là, l’histoire se termine mal et accentue un peu plus le mythe.
Voiture entièrement dédiée “à la course”, (quelles courses une telle “chose” peut-elle entreprendre ? Même pas des “courses” au supermarché du coin !)…, elle ne fait aucun compromis en quoique ce soit, même pour la conduire et encore moins pour s’y asseoir)… et transpire la passion de l’inutile et la sportivité de s’y installer et d’en sortir.
Issue d’une sorte de savoir-faire n’importe quoi italien avec les collaborations de Bertone, Lancia et Ferrari, l’Italie prétendait offrir au monde, éberlué, ce qu’elle prétendait faire de mieux dans le pire…
En avant maestro…
En perte de vitesse en rallye avec la Fulvia HF arrivée à son maximum tandis que les concurrents progressaient, Lancia avait pour ambition de revenir sur le premier plan de la compétition…, mais plusieurs soucis venaient interférer dans ces plans, tout d’abord d’ordre financier.
Il faudra attendre le rachat par Fiat en 1969 pour que le projet d’une absurdité roulante (premier paradoxe) capable de transcender le monde “des courses” (sic !) puisse réellement débuter, Fiat effaçant par la même occasion les dettes abyssales de Lancia.
L’autre paradoxe vint de l’orientation choisie pour ce projet : concevoir de zéro une voiture destinée à la compétition en groupe 4 et non une voiture commerciale…
Un projet fou fut confié à Cesare Fiorio, ex-pilote devenu directeur sportif de l’équipe Lancia compétition qui se considérait comme un véritable génie en avance sur son temps (il doit donc exister des génies qui ne sont pas véritables et sont en retard sur le temps qui leur est imparti)…
Un autre problème (car s’en était un de taille) vint alors se mettre en travers du chemin de cette épopée : pour être homologuée en course, l’engin spatial devait être produit à au moins 500 exemplaires.
Pour venir à bout d’un véritable casse-tête financier (et moral), Fiorio songea rapidement à s’orienter vers un partenariat avec un carrossier privé pour diminuer les coûts de production (il suffit de le payer en retard avec un élastique) et c’est assez naturellement (gag !) que le choix se porta sur Bertone, grand aficionado de la marque italienne, le carrossier se chargeant de la production du châssis et de la carrosserie en fibre de verre, l’assemblage final étant (mal) assuré par Lancia.
Au salon de Turin de 1970, le concept-car Stratos Zéro, basé sur un châssis de Lancia Fulvia HF1600 avec un design signé Marcello Gandini va donc marquer les esprits.
Son dessin avant-gardiste tout droit sorti d’un livre de science-fiction ne va laisser personne indifférent, le détail le plus incroyable étant l’absence de portières, remplacées par un pare-brise qui se soulevait pour permettre à deux occupants de s’allonger (de se coucher) dans le cockpit (dans la capsule temporelle).
Biplace avec le moteur placé en position centrale arrière, ce concept-car va curieusement ouvrir la voie à celle qui restera la première voiture entièrement conçue pour la course : la Lancia Stratos…, un projet auquel peu croyaient et qui finit par aboutir : 1974 Lancia Stratos HF…
Le design de la Stratos zéro était trop futuriste pour être exploitable (sic !) mais les grandes lignes menant à l’infini éternel de la bêtise humaine… étaient tracées.
On retrouvera d’ailleurs ce trait acéré de Gandini dans la future Lamborghini Countach, présentée au salon de Genève en mars 1973… une automobile hyper-design quasiment inutilisable en toutes circonstances.
C’est bien avant elle, en 1971, toujours à Turin, que la Lancia Stratos HF fut présentée sous sa forme quasi définitive… alors que le prototype n’était pas finalisé, avec entre autres des feux arrières factices et toujours le moteur Lancia V4 1,6L.
Il faudra donc attendre encore un an et l’exposition de Turin en 1972 pour découvrir, hébété…, la Lancia Stratos avec le V6 2.4L de la Ferrari-Fiat-Dino.
J’ai été très flatté de pouvoir “piloter” (manœuvrer) cette “chose” peu après sa première mondiale…, car à l’exception d’Emerson Fittipaldi et d’André Costa, aucun étranger (entendez par là : aucun non-italien célèbre), n’a jamais conduit le prototype Stratos Zéro…, or, j’ai eu ce privilège en début des années ’70 au lendemain du dernier jour du salon de l’auto de Bruxelles ou la Lancia-Bertone Zéro avait été exposée…
Sans faire le fanfaron, mon rôle a consisté à me mettre au volant pendant que les employés de Lancia chargés de placer ce prototype sur un camion, le poussaient sur une centaine de mètres…
J’avais alors 21 ans, j’étais mince comme un fil-de-fer… et en tant qu’architecte débutant mais avec du potentiel…, j’avais été chargé de la déco du stand…
En panne d’aide pour acheminer cet engin lunaire (les employés étaient trop gros pour y entrer et manœuvrer volant et pédales), le responsable de la réexpédition des Lancia vers l’Italie, voyant “ce jeune homme très mince et apparemment passionné par les voitures”, (moi !), m’a demandé de l’aider…
La position de conduite était comme dans une Formule 1, j’étais allongé comme dans un “transat”.
Au ras du sol (la hauteur de la Lancia Stratos Zéro n’était que de 84 cm), j’ai pu ainsi circuler dans un univers de roues de tout acabit et la moindre Fiat 850 me semblait un monstre menaçant.
Conduire (même en étant poussé) au ras de la route avec les pieds en guise de pare-chocs et le pare-brise allongé devant moi fut une expérience originale.
Pourtant, je me suis habitué assez vite, sauf au moment de guider l’engin sur les rampes et me retrouver sans visibilité à 4 mètres de haut tandis que le responsable s’époumonait (en italien) de me guider en me hurlant “A destra, sinistra, destra, stop” (A droite, plus à gauche, tout droit, stop).
Évidemment, la visibilité vers l’arrière n’était pas extraordinaire (gag !) mais j’ai pensé qu’il serait possible de monter à l’arrière une caméra de télévision dont l’angle récepteur remplacerait purement et simplement le rétroviseur.
En attendant ce jour, le dessinateur avait, à mon sens, également vu un peu juste côté visibilité latérale…, la Stratos “Zéro” n’était pas faite pour les routes “fin de siècle” des années ’70…, ni même pour aucune route dans le monde.
Toutefois, elle a donné naissance à une voiture passionnante : la Stratos HF, prouvant qu’un chercheur sachant chercher sans son chien est un bon chercheur cherchant à prouver qu’il pouvait chercher sans limite les limites de sa recherche (vaine) d’encore aller très loin dans le domaine du dessin de la proue d’une voiture !
Croyez-moi ou non, grâce à cette Stratos Zéro, j’ai appris que le corps n’acceptait pas des positions de conduite considérées comme anormales…, aussi bien pour les courts trajets que pour pour de longues routes…
Au bout des cent mètres de manœuvres, j’en avais déjà ras-le-bol, j’étais coincé comme une sardine dans une boîte de conserve, qui plus est, je suffoquais, l’habitacle étant identique à la capsule spatiale Apolo XIII de sinistre mémoire déjà à l’époque !
Sortir, ensuite de cet engin par le “pare-brise-porte” à 4 m de haut sur le camion porte-voitures fut similaire à une sortie dans le vide de l’espace…
Strictement aucune voiture, sauf la Countach ne s’est inspirée des formes de la Stratos Zéro…, quant à l’habitacle, Jerry Wiegert s’en est inspiré pour l’emplacement des instruments de sa Vector W2…
Le fait que cette Lancia Stratos “Zéro” n’a eu aucune autre suite que la Lamborghini Countach, donne raison à divers adages, dont celui-ci : “Après tout carnage, toute violence, toute désolation, tout chagrin infini, tout désespoir…, il y a le rire”.
Au terme de cette enquête, il apparaît assez clairement que, derrière ce qui peut être perçu comme une constellation insaisissable de productions discursives hétérogènes évoquant l’histoire de la Lancia Stratos “Zéro”, se déploient des constructions mémorielles certes fort différentes, mais néanmoins récurrentes et consistantes…, leurs caractères respectifs proviennent de la combinaison différentielle, dans les pratiques concrètes des acteurs, d’un nombre restreint d’axiomes au sujet de la nature de cet objet et de son histoire, ainsi que de l’application d’une gamme relativement limitée de procédés expressifs.
Et si, précisément, il existe non pas une mais des mémoires de cette “chose”, c’est parce que ses traits d’objet-possédant-un-non-passé offrent des prises diverses, mais non point infinies, pour ceux qui désirent en véhiculer, en discuter ou en commémorer l’histoire…, entrer en sociologue dans les arcanes de ces multiples mises en histoire est alors une manière, parmi d’autres, d’étudier les cadres sociaux de la mémoire collective, dont le philosophe Halbwachs disait avec raison qu’elle ne conserve pas le passé, mais le déconstruit…