Cruiser Mourmansk…
Dans un coin de la grande salle aux rideaux marron et poussiéreux…, le soir, une artiste aux faux airs d’aguicheuse de marins échoués…, tente d’égayer le seul bar/restaurant de ce coin perdu du monde qui aimerait tant être chic…, mais cela fait longtemps que les clients avachis, n’y croient plus…, d’un drôle d’air, ils la regardent comme si elle perturbait leur irrépressible ennui…
“Pass This On” qu’elle chante… et las, lassés, hagards, les clients se mettent à bouger…, sur un slow énigmatique et langoureux, porté par la voix étrange du pendant féminin de The Knife ; Karin Dreijer Andersson…., sur les notes vacillantes et tropicales du synthétiseur, la jeune femme habite ce morceau de son timbre envoûtant…, la boite à rythmes, tout comme les chœurs qui tendent presque vers l’ironie, habillent ce morceau de nuances pop…, un single sombre et solaire, comme une éclipse…
L’unique intérêt de l’endroit n’est pas de rêver “se la faire”, par quel bout commencer, d’ailleurs…, mais réside finalement dans une petite photo en noir et blanc accrochée au mur, c’est Mourmansk en 1915, l’année de sa fondation…
Au premier plan, deux hommes emmitouflés dans deux grands manteaux, ce sont des colons envoyés ici par Nicolas II pour construire la ville.
Les ingénieurs du tsar avaient remarqué que la baie de Mourmansk offrait un accès direct à la mer de Barents, mais aussi que ses eaux, bénéficiant des courants chauds venus du Gulf Stream, ne gelaient jamais alors même que les températures, au plus fort de l’hiver, descendent à moins 40 degrés…, un emplacement idéal pour créer un port, à 200 kilomètres au nord du cercle polaire et à 1.500 kilomètres au nord de Saint-Pétersbourg.
Derrière le bâtiment de la photo, d’imposantes isbas en bois…, elles sont recouvertes de cette neige qui habille la ville à longueur d’année, même en juillet, lorsque les températures maximales atteignent 8 degrés.
Aujourd’hui, les isbas ont disparu…, sur le boulevard Lénine, les autobus bringuebalants et surchargés crachent une épaisse fumée noire…, après la destruction par les Allemands de la ville et de son port qui permettait aux Américains de ravitailler l’Armée rouge en matériel, les architectes de Staline s’en sont donné à cœur joie…, leurs immeubles gris et mal conçus pour un tel climat se fissurent et tombent en ruine…, il y a encore vingt ans, Mourmansk (400.000 habitants) était pourtant une destination prisée.
Celui qui acceptait de s’y installer avait droit à de nombreux privilèges…, certes, les choix professionnels étaient limités : l’armée et les usines du complexe militaro-industriel employaient les deux tiers de la ville…, les autres étaient pêcheurs ou marins au long cours…, mais les salaires étaient de 20 à 30 % supérieurs à ceux du reste du pays…, une époque définitivement révolue car, plus qu’ailleurs dans le pays, Mourmansk s’enfonce dans une pesante et interminable dépression économique, chaque année, 10.000 personnes la quittent, sans regrets…
Pour se rendre chez Vladimir Jeleznov, il faut longer le port…, un spectacle désolant…, affaissés sur le flanc, des navires de toutes tailles, la coque rouillée, sont à moitié immergés, comme si une tempête était passée par là…, comme si une bataille navale venait de s’y dérouler.
Echoué sur un rocher, un imposant croiseur militaire pointe un gros canon vers le ciel…, à côté, une masse étrange, une sorte de volumineux cétacé en acier qui flotte entre deux eaux…, sans doute un sous-marin.
De ses fenêtres, à longueur de journée, Vladimir, le patron du syndicat des salariés civils employés par l’armée, observe ce triste paysage…, créée il y a cinquante-cinq ans, son organisation n’était, pendant la période soviétique, qu’un énorme comité d’entreprise qui prenait en charge vacances et loisirs des employés méritants…, mais ce syndicaliste a rapidement appris ce que les mots revendication et grève signifient :
– “En 1998 et 1999, l’Etat nous devait jusqu’à onze mois de salaire”, raconte-t-il, “nous avons manifesté et demandé la démission d’Eltsine. A Moscou, ils se sont rendu compte que les militaires marchaient main dans la main avec nous et qu’ils nous soutenaient. Le gouvernement a eu peur, il a finalement payé ce qu’il nous devait. Miraculeusement, après la nomination de Vladimir Poutine, les salaires sont versés en temps et en heure et, contrairement au temps passé où les coupures de gaz étaient monnaie courante, il n’y a eu, cette année, qu’un problème : 26.000 foyers ont été privés de gaz pendant une semaine…, ce qui relève du miracle”…
Mais Vladimir Jeleznov n’est pas dupe, il n’y a rien à faire…, les gens cherchent simplement à survivre.
Dans cette ville posée artificiellement à 150 kilomètres de la frontière de la Norvège et de la Finlande, ce qui en fait une ville frontalière de l’Union européenne, il y a pourtant matière à débat…, ne serait-ce que sur l’environnement…, le taux de radioactivité de la région est dix fois supérieur aux normes européennes.
A l’origine de ce désastre, la gigantesque poubelle nucléaire que l’armée a installée à 20 kilomètres de Mourmansk, dans une zone interdite aux civils et où dorment des dizaines de sous-marins atomiques et de brise-glace à propulsion nucléaire à l’abandon.
Dans son petit deux-pièces, installé au rez-de-chaussée d’un immeuble miteux, Galina Khoreva tente pourtant de changer les choses avec les moyens du bord et quelques subventions d’organisations écologistes scandinaves…, sa plus grande fierté : un jeu sur l’environnement qu’elle et les quelques militants de son association, Gaïa, ont inventé et distribué aux écoles de la ville :
– “Ma priorité, c’est l’information des habitants, qui n’ont pas conscience des dangers qu’ils encourent”…
Malgré son époustouflante force de caractère, Galina Khoreva est découragée :
– “Il y a encore quelques années, les journaux locaux prenaient mes articles. Maintenant, c’est fini. Je dérange. De toute façon, un état d’esprit malsain a triomphé dans ce pays. La mentalité soviétique a fait place à un étrange phénomène : tout le monde a le droit de dire ce qu’il veut. Mais la plupart des gens pensent que si vous n’êtes pas d’accord avec le reste de la société vous êtes un ennemi de la Russie. Du coup, même ceux qui se préoccupent d’environnement se taisent et se font discrets”…
Le poids de l’armée n’est pas pour rien dans cette pesante ambiance…, Mourmansk est le siège de l’état-major de la Flotte du Nord, qui, au plus fort de la guerre froide, comptait 120 sous-marins nucléaires.
L’affaire Nikitine, du nom de cet ancien officier qui a révélé en 1996 l’ampleur de la pollution provoquée par la Flotte du Nord, est significative, accusé de trahison, l’homme a passé onze mois en prison et n’a été que récemment acquitté…, l’armée n’aime pas que l’on fouille ses petits secrets.
Ancienne employée du complexe militaro-industriel aujourd’hui à la retraite, Galina Loukianova, 55 ans, s’occupe du secrétariat local du Comité des mères de soldats, une organisation créée lors de la première guerre en Tchétchénie, elle sait exactement ce qu’elle veut :
– “Planter des petites graines pour que la démocratie s’implante dans le pays”…
Faute de moyens, ses actions se limitent à quelques colloques à l’université :
– “J’ai envie de secouer les jeunes de mon âge, mais une maladie folle s’est installée dans leurs esprits : l’apathie, et je ne suis pas sûre qu’il y ait un remède contre cela. A 150 kilomètres de Mourmansk, de l’autre côté de la frontière, les Norvégiens vivent trente fois mieux que les habitants de cette ville désespérée mais si attachante. Je vais vous raconter une aventure peu connue, mais qui peut se reproduire n’importe où, n’importe quand…, c’est une histoire typiquement russe”…
Et la voilà qu’elle se met à m’expliquer la folle aventure du croiseur russe Murmansk… :
– “Entré en service en 1955 à l’époque soviétique, dans la Flotte du nord, il fut déclassé en 1989. Bien fatigué, il devait être remorqué en Inde pour y être démantelé en 1994. Mais voilà, chemin faisant, il a rompu sa remorque et s’est échoué sur les côtes norvégiennes du Finmark. Il y restera de longues années, bouffé par le sel et malmené par les vagues. Une épave de plus pensez-vous ? Oui, mais pas n’importe laquelle. Dans les années 2000, le journal norvégien Afptenposten a révèlé qu’elle contenait des substances radioactives fort dangereuses pour l’environnement ; les esprits se sont échauffés et les associations écolos ont donné de la voix. Pour calmer le jeu, les autorités norvégiennes ont décidé de démolir le Murmansk sur place, en prenant d’infinies précautions. Comme le cadavre étai difficile d’accès, la société AF Decom, responsable du chantier, a entrepris en 2009 un travail préparatoire gigantesque consistant à créer une double enceinte autour de l’épave, pour la désenvaser, l’assécher, autant que possible… et l’éliminer morceau par morceau. Le croiseur ayant un tirant d’eau de 8,50 m, ce ne fut pas une mince affaire car le bâtiment mesurait 210 m de long… C’est ce qu’on voit sur ces photos, regardez-les bien, elles parlent d’elles-mêmes. Le chantier préparatoire a duré plus de trois ans, ce n’est que durant l’été 2012 que le vrai travail de démolition a commencé. Ce navire peut souvent être trouvé dans diverses collections de photos de navires submergés. Et il était en effet tout un spectacle” !
Cette fierté de toute la flotte russe était comme échoué, debout avec ses armes, comme essayant de protéger les fjords de Norvège.
À l’époque soviétique, il était l’un des rares bateaux qui ont navigué autour du monde et ont visité de nombreux ports étrangers.
Avec onze croisières autour du monde dont une grande part le long de la ligne d’équateur…, beaucoup de marins russes rêvaient de faire partie du “Mourmansk”.
Son histoire a commencé à l’époque de la Seconde Guerre mondiale…, en 1943, il était l’un des navires américains et anglais “donnés” à l’URSS pour être utilisés dans le nord pour escorter et protéger les convois alliés et assurer la protection des côtes. Tous ces navires avaient été construits à l’époque de la Première Guerre mondiale, l’un d’eux était le croiseur américain “Milwaukee”.
Quand il est arrivé à Severomosrsk, il a été rebaptisé du nom d’une ville russe : “Mourmansk”.
Après la guerre, il a été rendu à son ancien propriétaire américain.
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire…, en fait ce n’est que le début…, le “Mourmansk” a ressuscité sous la forme d’un croiseur construit après la guerre, de même que d’autres navires destinés à relancer la marine soviétique.
Son déplacement total était 16.300 tonnes, ses dimensions : longueur 210 m, largeur 22 m…, il était armé de douze canons en deux tourelles triple de proue… et deux tourelles triple de poupe d’un calibre de 152 mm, s’y ajoutaient douze “weapons” de 100 mm, trente-deux canons de 37 mm, et cinq quintuples lance-torpilles de 533 mm…, sa vitesse était de, maximum :31,5 noeuds.
L’équipage du “Mourmansk” était de 1.270 marins…, le navire a été construit dans la ville de Molotovsk (aujourd’hui Severodvinsk), en Avril 1955, il a été mis à flot, il disposait de sa propre imprimerie qui a publié un journal hebdomadaire nommé “Severomorets”.
Mais Nikita Khrouchtchev et le secrétaire de la Défense GK Joukov voulaient une flotte nucléaire, équipée de missiles…
Dans un étrange gâchis dénommé “réduction en amélioration des forces armées navales”, les dirigeants soviétiques ont envoyés de nombreux navires non nucléaires, à peine sortis des chantiers navals…, à la ferraille…, tandis que les inachevés restaient inachevés…
Dans cette période de 1955 à 1958, 240 navires ont été “scapped”…, le “Mourmansk” était menacé également, mais au lieu de partager leur funeste et ridicule destin, il a été affecté à l’entrainement des marins pour tirer sur des cibles de tous types, dont des avions volant à basse altitude.
Le “Mourmansk” a géré cette tâche parfaitement, mais néanmoins en avril 1957, on l’a préparé en vue d’être retiré de la flotte active…, l’équipage a été réduit de 1.270 à 925 marins, puis à seulement 495…, son destin semblait devoir se terminer dans ce déshonneur…, mais, il y avait toujours quelqu’un qui essayait de le défendre.
En 1961, la politique à l’égard des croiseurs a commencé à changer… et le “Mourmansk” a commencé à revivre, car ce type de navire semblait être utile dans la situation de contrer la montée en puissance de la flotte américaine…, le navire a commencé à effectuer des manœuvres de formation avec diverses armes nucléaires…, ensuite, il a commencé sa première véritable longue croisière dans l’Atlantique.
En 1964, il a réalisé plusieurs autres croisières en compagnie d’autres navires de guerre et a commencé à naviguer vers d’autres pays pour montrer l’importance de la flotte soviétique…, il a même été invité au port de Trondheim, pour participer aux célébrations du 20e anniversaire de la libération de la Norvège par les troupes de Carélie soviétique et les marins de la Flotte du Nord.
Quand il est revenu de Norvège, il a participé aux opérations liée à la “guerre froide” contre les Etats-Unis… et en Juin 1967, il a rejoint l’escadre Méditerranéenne qui avait été formée pour protéger les intérêts de l’URSS après le début du conflit militaire israélo-arabe…, période ou le croiseur a pris part à de nombreuses opérations de sauvetage et a du être réparé plusieurs fois…, il semblait alors que le croiseur était capable de réussir n’importe quelle opération…
En 1989, le “Mourmansk” a été cité comme étant le meilleur navire pour la formation des marins artilleurs entre tous les navires de l’URSS et a été médaillé par l’amiral de la Marine.
En décembre, 1989, il a finalement été retiré du service actif… et en décembre 1992, le croiseur “Mourmansk” a été entièrement désactivé.
Il a été vendu à l’Inde pour la ferraille, mais il semblait que le navire se sentait comme un être vivant… et il a refusé de quitter ses rives : les eaux de la mer de Barents ne voulaient pas le laisser partir…, la mer était furieuse, la tempête n’a laissé personne s’approcher du navire qui a brisé ses amarres…et s’est échoué, pour toujours croyait-on…, dans les eaux peu profondes d’un fjord norvégien à 150 km de Mourmansk, condamné à regarder tristement le monde.
Les militaires de l’Otan ont assuré le gouvernement Norvégien que le navire n’était pas inoffensif, car s’y trouvait 400 tonnes de carburant dans les cales…, lorsque les experts en technologies de recyclage sont venus à bord du navire pour élaborer le plan de sa découpe…, tout ce carburant s’est renversé soudainement dans l’eau, tuant tous les poissons alentours !
Le gouvernement norvégien à proposé de renvoyer le “Mourmansk” à Mourmansk, un voyage de 150 km qui ne devait causer aucun soucis…, sauf que le navire était totalement rouillé, instable, trop fragilisé par le temps pour être renfloué et servir de musée en Russie pour y devenir un témoignage de la grandeur passée…, de plus personne ne voulait financer une telle folie.
Les Norvégiens voulaient toutefois enlever cette “bombe écologique” de leur territoire, à n’importe quel prix, malgré l’attrait touristique de l’épave qui ne présentait plus le moindre risque écologique, au contraire car elle servait de refuge marin…Les écologistes ont finalement remporté cette ultime bataille.
Maintenant l’opération est presque terminée…, en avril de l’année dernière la société AF Decom a terminé la construction d’une digue-barrage autour du croiseur…., vers le milieu du mois de mai suivant, toute l’eau de la station d’accueil a été pompée et le corps du navire a été charcuté…
Il ne reste actuellement plus rien, cette affaire a couté des centaines de millions de dollars, le site est plus laid qu’avant, les touristes ne viennent plus… et faute de la destruction de leur refuge, les poissons ont disparu du fjord…
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