Le mythique paquebot FRANCE reprendra-t-il un jour la mer ?
C’est le rêve de Didier Spade un homme d’affaires qui a approché quantité de “politicard(e)s et embarqué dans son projet Alain Ducasse et Xavier Niel…
Dans la faune narcisse du Plaza Athénée, il avait l’air d’un poète…, il s’était assis au bar, grand échalas en costume marine, mocassins hors d’âge, cheveux en désordre et regard dans la lune, le sourire paisible, comme confiant en sa destinée, à le voir, cet homme-là ne pouvait être qu’absolument génial ou un peu fou.
Didier Spade, s’est présenté à Alain Ducasse d’une timide poignée de main.., sa voix prenait son temps, sans empressement commercial.
– J’ai vu quelqu’un de totalement atypique, se souvient le chef étoilé… Il m’a plu avec son discours généreux, sincère, passionné. Nous n’avons pas parlé d’argent une seconde, seulement de son ambition déraisonnable et raisonnée à la fois. C’est important les gens qui rêvent…
Didier Spade aussi se rappelle ce moment comme si c’était hier… et la décharge d’adrénaline qui lui a parcouru l’échine.
– Je jouais gros : un rendez-vous avec Ducasse, c’était un miracle ! Je voulais transformer l’essai, repartir avec du concret. Il a été très bienveillant…
Après une demi-heure de discussion, Alain Ducasse a signé des deux mains…, il a même accepté de collaborer au projet sans prendre un centime…, c’est ainsi que le poète a embarqué l’homme d’affaires sur son navire imaginaire, avant d’aller accoster d’autres investisseurs potentiels, comme François Pinault, Vincent Bolloré ou Xavier Niel…
Le France, c’est l’histoire de sa vie, un rêve d’enfant amoureux de la mer qui croit dur comme fer qu’aucun projet n’est insensé s’il vient du cœur : Didier Spade veut ressusciter le paquebot qui, dans les années 1960, portait fièrement le drapeau tricolore sur les océans et enchantait le monde avec Jackie Kennedy, Audrey Hepburn et Grace Kelly à son bord.
“La technique française fait hommage à la patrie”, clamait le général de Gaulle le 11 mai 1960 en l’inaugurant : “Plus long, plus sûr, plus puissant, plus rapide… J’ai parlé d’un succès ? Oui ! Le France va en être un” ajoutait-il.
Son épouse, Yvonne, a baptisé le navire au champagne.
Beaucoup Plus tard, Michel Sardou a pleuré sa disparition quand, en 1974, face au choc pétrolier, le gouvernement Chirac décida d’arrêter l’exploitation.
Consternation nationale, mutineries de l’équipage, quatre-vingt-huit jours de grève.
“Ne m’appelez plus jamais France / La France, elle m’a laissé tomber”, tonnait alors le chanteur, qui, avec ce vibrant adieu patriotique repris dans les manifestations de la CGT, vendit un million de disques…
Aujourd’hui, Spade veut faire mentir Sardou…, oublier les blessures du passé, les reprises douteuses, la remise à flot du paquebot rebaptisé Norway en 1977 (un déchirement) et les batailles au bout du monde pour désosser les derniers restes du monstre d’acier.
Tout rebâtir dans les chantiers de Saint-Nazaire qui l’ont vu naître, larguer de nouveau les amarres, avec le même objectif : faire rayonner l’art de vivre national.
– Le France va retrouver sa vocation, assure Didier Spade… À bord, nous aurons le meilleur du style, de la gastronomie, de la décoration… Le paquebot voguera de nouveau, je me le suis promis et, depuis bientôt dix ans, j’y travaille jour et nuit.
Le rêve prend forme à Louveciennes, bourgade cossue de l’ouest parisien, dans une maison crépie de blanc posée au fond d’une allée boisée silencieuse.
Rideaux de chintz, meubles anciens, bibelots de voyage, photos de famille, tout est resté comme aux temps heureux où les parents Spade vivaient encore.
– Bienvenue dans mon royaume…, lance Didier en caressant Loli, son berger allemand qui s’ébroue joyeusement avant d’aller humer le couscous en préparation dans la cuisine.
L’armateur amateur saisit sur le bureau les plaquettes en papier glacé qu’il a fait imprimer pour convaincre les investisseurs, ainsi que le dernier business plan du futur France, où tout est minutieusement détaillé…, des salaires et nationalités du personnel jusqu’au nombre de pâtissiers et de sauciers.
Sur son ordinateur, il dévoile le plan en 3D du paquebot, qui a conservé ses deux majestueuses cheminées.
– Je voulais que ce nouveau France ait à la fois un design très différent des autres paquebots existants et qu’il soit immédiatement reconnaissable… explique-t-il… Les cheminées se sont imposées comme le trait le plus marquant de l’ancien France. Je les ai revisitées en créant des volumes habitables à l’intérieur : des suites et des extensions avec une vue à 360 degrés. Une palmeraie avec piscine s’étend sur le pont inférieur, plus huit restaurants, un spa, une salle de sport… Il y aura même un terrain de pétanque, une école de cuisine, un casino et une salle de cinéma panoramique…
Avant d’en arriver là, Didier Spade a longtemps réfléchi, seul dans sa maison, avec ses habitudes de vieux garçon qui ne supporte aucune présence au quotidien, hormis celle de son majordome marocain…, sa compagne, Élisabeth, s’en accommode.
Ce mercredi matin, elle a garé sa vieille moto dans le jardin et passe une tête pour s’assurer que tout va bien…, elle a les cheveux bruns, un joli visage, des manières simples :
– En réalité, Didier vit dans son paquebot…, dit-elle…. Il y a quatre ans, j’étais notaire à Paris dans une étude prospère, j’ai tout plaqué pour me consacrer au France. J’ai épousé le rêve de Didier. Ce projet, c’est toute notre vie !…
Le grenier est rempli de revues de yachting et de souvenirs du paquebot mythique chinés au fil des ans dans des brocantes et des ventes aux enchères…, il y a là des piles de plans, le devis de la construction, des menus géants imprimés sur papier fin…, une carte des repas de première classe, servis dans la “salle à manger Chambord”, propose, en français et en anglais, dix entrées, autant de plats et de desserts, des mets aux noms savoureux (harengs Bismarck aux épices, culotte de bœuf bourgeoise, poularde nantaise à la gelée…) et tout en bas, en italique, quelques suggestions pour les “calories conscious”.
– Regardez comme c’est précieux…, murmure Spade en exhumant d’une vieille malle un carnet vert sapin rassemblant le plan des ponts, dessinés à la fin des années 1950 par les Chantiers de l’Atlantique.
Sur l’image de synthèse du futur paquebot France, il a gardé les deux célèbres cheminées noir et rouge de son prédécesseur.., elles seront transformées en cabines avec vue panoramique…, il s’en est inspiré pour ses propres dessins, qui tapissent le couloir du rez-de-chaussée.
La première maquette de l’ancien France trône plus loin, en face de sa chambre d’enfant où traînent encore des albums d’Astérix et de Gaston Lagaffe, des jeux de société, une guitare et son diplôme de l’Institut supérieur de gestion.
– Dans une autre vie, j’ai été businessman…, plaisante-t-il tout en essayant une casquette de marin pleine de poussière.
Au début des années 1980, encore étudiant, Spade a fait fortune en inventant l’International travel card, une carte qui offrait pour 390 francs des réductions dans les hôtels, les restaurants, les loueurs de voiture…, il a compté jusqu’à 100.000 adhérents…, les magazines tombaient sous le charme de ce jeune loup doux comme un agneau, il a eu droit à des portraits dans “Le Point” et dans “Challenges”…, en mai 1984, “L’Expansion” l’a même fait poser en couverture au côté de Paul-Loup Sulitzer sous le titre : “Milliardaire à 40 ans”.
– Une exagération des journalistes…, précise-t-il… Ma fortune n’a jamais dépassé quelques centaines de milliers d’euros…., je suis ensuite parti méditer en Inde, sac au dos, et j’ai vendu ma société au groupe Accor, belle opération vite dilapidée dans de mauvais placements immobiliers. Puis gros chagrin quand mon épouse m’a quitté. Je me suis consolé avec les bateaux.
C’est ainsi chez les Spade…, le grand-père, Baptistin, tapissier à Marseille avant de monter sa petite affaire à Paris, a signé l’intérieur des plus beaux paquebots, dont le Normandie et le France…, le père a pris la suite et construit toute sa vie des navires de plaisance à bord desquels il embarquait, pour les vacances, sa femme et son fils. Didier, nourri aux récits de Jules Verne et d’Éric Tabarly, a attrapé le virus.
Il n’a pas 30 ans quand il s’offre un premier bateau à roue.
– C’était un hommage à mon épouse, une Catalane passionnée de jazz. Ensemble, nous avions vécu sur une barge et ce fut un fiasco. Je voulais accoster en bas de la tour Eiffel pour la reconquérir ; ça n’a pas vraiment marché…
Il se rend à La Nouvelle-Orléans pour trouver le modèle de ses rêves, puis à Eindhoven où il déniche un architecte qui, moyennant 13 millions de francs (environ 2 millions d’euros), financés par un crédit-bail, construit son Louisiane Bell…, il le fait voguer sur la Seine pour des séminaires, des anniversaires, des mariages.
– Au début, c’était dur. Je ne savais pas manœuvrer ; je rentrais dans les ponts. J’étais à la fois commandant, pilote, hôtesse d’accueil et barman…
Heureusement, les affaires tournent et bientôt, l’ex-propriétaire des Vedettes de Paris rachète la moitié de ses parts…, la flotte s’agrandit d’un deuxième bateau, le Tennessee…, mais le succès le dépasse.
La direction du port de Paris lui fait savoir que la Seine, ce n’est pas le Mississippi… et l’invite à imaginer autre chose…, Spade fait alors construire un navire Art déco : une coque basse, un plafond haut orné de lustres comme dans le hall d’un palace.
Avec son père, chez qui il vit depuis la mort de sa mère, il sculpte des marches en bois, choisit des moulures, des tissus soyeux, des objets d’époque.
Amarré au pied du pont Mirabeau, le River Palace embarque, le temps d’une soirée, nombre de célébrités : Johnny Hallyday, Nicolas Sarkozy, Alain Delon, Patrick Bruel…, l’humoriste Dany Boon se marie à bord…
– Tous ceux qui recherchaient de l’originalité ou du luxe venaient chez moi. Mais sur la Seine, l’horizon manque de lumières. L’été en Corse, à Saint-Tropez pour la Nioulargue, je frémis devant les yachts en acajou et part naviguer avec mon père sur un trawler (un robuste bateau à moteur) construit ensemble, équipé d’un ULM avec flotteurs. À 75 ans passés, il volait avec moi au-dessus de Porquerolles…
Le vieux marin s’éteint en 2008, dans ses bras…, six mois après, Didier Spade pousse une porte dérobée de la galerie Artcurial, au bas des Champs-Élysées…, la foule agglutinée sous la pluie a failli l’empêcher d’assister à la vente aux enchères consacrée au France. Spade est venu en pensant à son grand-père qui a décoré, en 1995, la descente des premières classes.
Le catalogue de la vente comprend 800 pièces : couverts, menus, lampes, cendriers, affiches, fauteuils, hublots… et le clou du spectacle : le nez du paquebot.
Le tout a été rassemblé par Jacques Dworczak, un ancien médecin d’Arras, fils de mineur reconverti en antiquaire baroudeur après un divorce douloureux…, le hasard l’a mené à Bombay où il a monté une société d’export et appris que l’ex-géant des mers était échoué non loin de là, sur une plage de la baie d’Alang…, il avait subi bien des tempêtes depuis son immobilisation quai de l’Oubli, au Havre.
Après son rachat en 1977 par le milliardaire saoudien Akram Ojjeh, qui voulait en faire un palace flottant à Beyrouth, il fut revendu à la compagnie Klosters et rebaptisé Norway, équipé d’une nouvelle piscine et d’une discothèque…, le navire a vogué allègrement dans les Caraïbes jusqu’à ce qu’un incendie des chaudières, en 2003, dans le port de Miami, ne scelle son sort : Épave mythique à céder !
Ce fut alors l’attente à Bremerhaven en Allemagne, la valse des propositions loufoques (il fut question d’en faire un casino à Honfleur ou un hôtel à Dubaï) puis l’exil au Bangladesh pour un démantèlement programmé… et finalement abandonné sous la pression de Greenpeace, en raison des fortes quantités d’amiante détectées dans la coque.
Plus personne ne voulait de ce France pollué, sauf un redoutable brasseur d’affaires, un dépeceur de bateaux nommé Sanjay Metha, qui le rapatria dans la baie d’Alang en 2008…, l’intérieur du transatlantique était miraculeusement préservé.
– Au départ, il n’était pas conscient de la valeur du paquebot…, se souvient Jacques Dworczak… Quand Sanjay Metha a vu débarquer des journalistes du monde entier, des collectionneurs américains et quelques commissaires-priseurs français, il a senti l’aubaine. D’un seul coup, il voulait tout vendre même les boîtes d’allumettes ! Le dépeceur d’épaves a arnaqué nombre d’acheteurs, dont un Brestois qui a payé pour un hublot dont il n’a jamais vu la couleur et des Californiens prêts à débourser 100.000 dollars pour les 440 affiches du bord. Quand je lui ai proposé d’acheter le nez du France, confie Dworczak, il me l’a d’abord proposé au prix de la ferraille : environ 5.000 euros. Puis il a fait monter les enchères, en prétextant que l’ambassade de France à Delhi était sur le coup. La négociation fut tendue, j’ai fini par lâcher plus d’un million de dollars pour racheter quasiment tout l’intérieur du France, plus le nez ! J’ai emprunté les trois quarts à la banque, à des amis et à mon ex-femme. J’étais un clochard, totalement rincé, mais je n’ai jamais douté. Le France, c’est comme le Concorde ou la tour Eiffel. Beaucoup de gens sont prêts à dépenser des fortunes pour s’offrir ne serait-ce qu’un petit bout du symbole.
Dworczak a rapatrié son butin : des livres, du mobilier, des objets, 750 mètres de chaîne d’ancre, 50 morceaux de la coque, 10 fragments de cheminée (qu’il fera encadrer par l’artisan préféré du sculpteur César) et le nez donc, 4,5 tonnes d’acier, 50 mètres de haut. Restauré à prix d’or, fièrement hissé sur un socle massif, l’appendice du France a débarqué au port d’Anvers avant de remonter les Champs-Élysées sous escorte policière.
Il a été fêté en héros national, célébré au journal télévisé.
Un demi-siècle après sa naissance, le mythe était intact.
Dans la salle des ventes d’Artcurial, le 8 février 2009, Didier Spade s’emballe…, il a déjà acheté des portes de coursive du France, un maillon de chaîne, un morceau de coque et deux cendriers quand s’ouvre la vente du nez…, mise à prix : 50.000 euros.
Au-delà de 100.000 euros, il n’a qu’un acheteur face à lui : Jean-Pierre Véron, un promoteur immobilier qui espère, avec ce bout de France, de la publicité pour son nouveau complexe à Deauville.
– C’était un sacré duel, se souvient Didier Spade… À 210.000 euros, j’ai jeté l’éponge. J’étais déçu mais soulagé de ne pas dépenser tant d’argent. Pour moi, ce nez n’était qu’un clin d’œil affectif, un hommage à mon père qui venait de mourir.
À la fin de la vente, une blonde élancée s’approche…, c’est Sylvie Robaglia, l’attachée de presse de l’événement :
– Didier, rappelle-toi, j’étais ta petite amie quand on avait 17 ans, on flirtait sur la plage de Cabourg…
Spade ne se souvient de rien mais il accepte son invitation d’aller prendre un verre avec le gagnant…, en réalité, Jean-Pierre Véron est bien embarrassé par ce nez de 4 tonnes qu’il doit désormais emporter.
Quand Spade lui propose de l’héberger devant ses bureaux, il accepte volontiers…, Sylvie Robaglia jubile :
– Je n’ai jamais vu une vente aux enchères dont les deux concurrents finissent par devenir copains !
Le promoteur ne viendra jamais chercher son nez…, il a vendu tous ses appartements à Deauville et les résidents n’ont pas voulu de ce monument sous leurs fenêtres.
L’avant du France échoue ainsi, gratuitement, devant les bureaux de Didier Spade, au bord de la Seine, devant le dernier bateau qu’il exploite, le Clipper.
-J’étais heureux comme un roi d’avoir ce nez chez moi, sans avoir sorti un centime. C’est en le voyant tous les jours qu’à un moment je me suis dit : pourquoi ne pas faire un nouveau France ? Je venais d’avoir 50 ans, c’est peut-être le moment où on a envie de laisser une trace.
Une nuit, sous l’œil de sa chienne Loli, il esquisse quelques traits reliant les deux célèbres cheminées…, il songe aux majestueux paquebots des aventures de Tintin, aux yachts profilés qui paradent en Méditerranée…., puis il se met à l’ordinateur avec un logiciel de dessins pour débutants.
Émergent une palmeraie, une piscine à débordement, un spa, des suites…, il se prend au jeu, se plonge dans les archives, lance un blog ouvert à toutes les suggestions puis contacte les architectes qu’il a déjà consultés pour ses bateaux sur la Seine.
– Ils m’ont regardé en souriant, ils m’ont dit que c’était dingue, irrationnel, à contre-courant. Mais ils sont habitués à mes délires…
L’urgence est de sécuriser le nom…, la marque “Paquebot France” est déposée à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) grâce à l’aide du Cluster maritime français (association qui regroupe quelque 300 entreprises du secteur).
Son président de l’époque, l’armateur Francis Vallat, petit homme plutôt vieille France mais plein d’audace, croit d’emblée au projet.
– En apparence, c’est un rêve fou, admet-il… Mais Didier n’est pas un barjot ; dans le milieu fluvial, sa réputation est excellente…
Grâce à lui, Spade entre en relation avec des spécialistes du financement maritime…, il se rend à Saint-Nazaire où il rencontre Arnaud le Joncour, le directeur commercial des Chantiers de l’Atlantique STX France, qui livrent les plus gros croisiéristes.
– On a accepté de faire deux missions de conseil pour lui, se souvient-il… On a surtout donné de l’aplomb au projet, travaillé sur la vitesse, la stabilité du bateau.
Peu à peu, le nouveau France prend forme sur le papier : conçu pour accueillir 800 passagers, il est long de 260 mètres, doté de huit ponts, de larges cabines de 36 m2 minimum prolongées d’un balcon, quelques suites de 63 m2 (et une immense de 400 m2, à 15.000 dollars la journée).
Un soir de mai 2011 à Paris, à la fin d’un concert au Palais des glaces, Spade va trouver Michel Sardou dans sa loge pour lui raconter son projet.
– Nous avons pris une coupe de champagne et il m’a dit : “C’est génial, il faut foncer !” »
Au même moment, l’armateur part découvrir le monde de la croisière…, il embarque sa compagne sur les géants low cost de Costa dans la Baltique, en Méditerranée et sur des navires plus petits et plus luxueux, à quelque 5.000 euros la semaine, comme ceux de la Compagnie du Ponant.
-Je me suis promené partout, des cuisines aux salles des machines, explique-t-il… Je notais tout avec mon mètre laser, la hauteur des plafonds, la taille des placards, des toilettes, même la couleur de la moquette et des rideaux. J’ai discuté des heures avec les passagers et les équipages, parlé du fameux pot d’arrivée du capitaine, du all inclusive, des escales, du traitement des déchets à bord qui me préoccupe. Parce que le nouveau France ne peut être qu’écolo.
Avec Élisabeth, il a mille idées : faire appel à Jean Paul Gaultier pour les uniformes, construire deux bibliothèques, une pour les livres anciens, une autre ultramoderne avec ordinateurs et accès à Internet, lancer des soirées chic en smoking et robe longue et des croisières à thème, comme lorsque le France proposait ses programmes enchanteurs “Sortilège des îles”, “Joie de vivre” ou l’Impériale, organisée pour le 200e anniversaire de la naissance de Napoléon.
Il faudra faire la différence, car la croisière est un monde bien balisé, dominé par trois puissants géants, Royal Caribeean cruise line, Norvegian cruise line et surtout Carnival, le leader (propriétaire de Costa : 80 % de la clientèle européenne).
Le nouveau France, comme l’ancien, vise d’abord une clientèle américaine, puis asiatique et européenne, susceptible d’acheter le luxe hexagonal.
Alain Ducasse, grâce à ses nombreux établissements à Paris, Monaco, Tokyo, Doha, la connaît bien…, le cuisinier, qui a jadis été consulté pour l’aménagement du Queen Elizabeth 2 apporte son expérience.
– Je vais rêver comme vous et avec vous, afin que ce navire soit l’excellence du savoir-faire français…dit-il à Didier Spade.
Il envoie, à ses frais, une dizaine de collaborateurs en mission d’observation sur les gros navires de croisière…, avec eux, il conçoit un projet pour chacun des huit restaurants (un gastronomique, un Italien, un Asiatique, une brasserie française, un bistrot de spécialités qui varieront selon les destinations)…, des architectes de renom planchent eux aussi gracieusement, comme Jean-Michel Wilmotte.
– Nous avons fait quelques esquisses des salons et des ponts supérieurs avec des matières nobles, du bois, du cuir, et une attention particulière à la lumière, pour créer des ambiances chaleureuses…, confirme le designer que le monde entier s’arrache (il a des centaines de projets en cours dont le Grand Moscou, un gratte-ciel à Dallas, l’église russe de Paris, etc.).
Wilmotte n’a jamais aménagé un bateau, hormis un voilier privé de 54 mètres en Nouvelle-Zélande.
– Ce projet m’excite beaucoup, confie-t-il. J’aime l’idée de cette ambassade flottante traversant le monde…
Les politiques aussi sont emballés, comme l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin et l’actuel, Manuel Valls, qui a félicité Didier Spade en découvrant ses maquettes en novembre 2014, aux assises de l’économie et de la mer.
Nicolas Sarkozy, lui, l’a reçu en tête-à-tête dans ses bureaux de la rue de Miromesnil.
-Comptez sur moi, ce France, c’est magnifique, lui a-t-il dit. Je vous soutiendrai…
Didier Spade a déjà embarqué dans son projet des artisans renommés comme le chef Alain Ducasse ou l’architecte Jean-Michel Wilmotte, l’armateur est également en contact avec Bercy (les banquiers d’affaires qui travaillent sur le projet ont rencontré Emmanuel Macron) et avec le Quai d’Orsay où il a rencontré Jacques Maillot, le fondateur de Nouvelles Frontières chargé par Laurent Fabius d’une mission pour le développement des croisières.
Les autorités sont enthousiastes mais Spade sait que le nerf de la guerre est ailleurs…, il lui reste à convaincre les financiers et c’est la partie la plus délicate.
Le coût total du projet est estimé autour de 450 millions d’euros…, il y investit ses économies, hypothèque tout ce qu’il possède (soit un peu moins de 3 millions d’euros).
Quelques 150 particuliers, amis, anciens employés ou amoureux du France ont acheté 2,5 millions d’euros d’obligations.
Un riche prince du Golfe a promis l’équivalent.
Le patron de Free, Xavier Niel, se serait engagé pour 10 millions d’euros par un simple e-mail, sans même avoir rencontré Spade. (Ce dernier refuse de confirmer : “Je ne peux rien vous dire là-dessus, certaines personnes tiennent à leur confidentialité. Ne mettez pas tout par terre”.)…
Mais Vincent Bolloré et François Pinault n’ont, pour l’instant, pas répondu à ses avances.
Le fonds souverain du Qatar les a déclinées.
Bernard Arnault, lui, serait intéressé…, selon un de ses proches, mais à condition de piloter lui-même le projet.
Aussi l’argent manque-t-il encore pour démarrer la construction.
– Le marché est difficile, insiste Arnaud le Joncour, le directeur commercial des Chantiers de l’Atlantique STX France de Saint-Nazaire… Nos carnets de commandes sont pleins jusqu’à 2020 et Didier doit se positionner sur un secteur très étroit. Il doit revoir ses rêves à la baisse pour que son bateau soit économiquement viable.
Didier se résout à réduire le tonnage, la taille des cabines, le personnel, le prix du séjour (désormais fixé à 500 euros par jour avec, en outre, la possibilité de mini-croisières de 72 heures en Méditerranée)…, son unique condition : “que le France reste différent des autres”.
Il a recruté Philippe Mahouin, qui a participé au développement du Club Med 2 avant de travailler comme directeur commercial pour la prestigieuse Compagnie du Ponant.
À son côté un banquier, Bertrand Grunenwald, ancien de la Société générale, spécialiste du financement des paquebots.
– Les investisseurs suivront si le projet a le soutien d’une grande compagnie ou d’une chaîne d’hôtels, dit-il. On y travaille activement.
Au printemps 2015, il a passé dix jours aux États-Unis pour rencontrer les poids lourds de la croisière…, de l’autre côté de l’Atlantique, le doux nom de France réveille peu de nostalgie mais quelques appétits.
– On m’a dit partout que c’était un beau projet, glisse le banquier. Mais business is business ; pour démarrer, il faut avoir la garantie d’au moins 20.000 à 30.000 croisiéristes par an.
Didier Spade, lui, reste insensible aux arguments des pessimistes…, il a toujours suivi ses rêves et la vie lui a donné raison…, trente mois, c’est le temps de la construction du navire ; il espère qu’elle débutera fin 2016.
Bientôt, il le jure, le blason des Spade flottera au sommet du France.
Et si Sardou n’est pas libre, il convaincra Johnny Hallyday, son chanteur favori, d’allumer le feu à bord pour la première transatlantique.
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