MV Savarona : le super-yacht sulfureux…
Loin des foules et des clichés habituels, la Turquie garde des trésors atypiques bien cachés qu’elle ne révèle qu’aux voyageurs audacieux, ceux qui savent sortir des sentiers battus : le tombeau d’un cheval devenu lieu de pèlerinage…, un tapis qui avait prédit la mort de Mustafa Kemal Atatürk avant qu’il ne soit né…, des morceaux “autres” de la pierre noire de La Mecque…, la toiture d’une fontaine biblique qui vient de Pearl Harbour dans le Pacifique…, une synagogue qui servit de repère aux proxénètes ashkénazes…, une autre qui est devenue une cafétaria…, le manteau du prophète Mahomet qui a été malencontreusement repassé…, une poignée de cendres toujours perpétuellement chaudes qui sauvèrent l’empire ottoman…, un des douze tombeaux d’un saint situé dans un phare…, la sculpture d’un chou en souvenir des joutes sportives du palais de Topkapi…, les traces de la réalité de Basil Zaharoff, marchand d’armes de « Tintin et l’Oreille Cassée »…, des bâtiments Art-Nouveau méconnus car créés 100 ans avant “l’Art-Nouveau”…, une mosquée de 600 ans construite pour résister aux tremblements de terre…, l’authentique tête de Dracula…, des graffitis vikings à Sainte-Sophie… et le Savarona…
Nommé d’après le nom d’un cygne noir africain, le yacht Savarona a été conçu par Gibbs & Cox en 1931 pour une héritière américaine : Emily Roebling Cadwallader, petite-fille de John Augustus Roebling, ingénieur du pont de Brooklyn.
Le navire a été construit par Blohm & Voss à Hambourg en Allemagne et a coûté environ 4 millions de dollars de l’époque (57 millions en dollars actuels).
Équipé de gyroscopes stabilisateurs Sperry, il a été décrit en 1949 par Jane’s Fighting Ships comme étant “probablement” le yacht le plus somptueusement jamais aménagé, toujours à flots.
En 1938, le gouvernement turc rachète le yacht pour 1 million de dollars pour le chef de file Mustafa Kemal Atatürk, comme nouveau yacht d’état.
La légende veut que lors d’un visite officielle du roi Édouard VII sur le yacht d’État de l’époque, l’Ertugrul, ce dernier se salit par de la suie tombée de la cheminée, Atatürk, vexé, ordonna l’achat d’un nouveau yacht d’État : le Savarona !
Peu après cet “épisode” burlesque, Mustafa Kemal Atatürk, décède… il aura passé seulement six semaines à bord…
Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le navire va se trouver au repos dans la baie de Kanlıca sur le Bosphore.
En 1951, il est converti en navire de formation, le Güneş Dil pour les forces navales turques.
En octobre 1979, le navire est détruit par un incendie à l’Académie navale turque au large de l’île Heybeliada dans la mer de Marmara. Il est resté pratiquement abandonné pendant dix ans.
En 1989, il est affrété pour 49 ans à l’homme d’affaires turc Kahraman Sadikoglu.
Sur trois ans, sa société le reconstruit aux chantiers navals de Tuzla, une banlieue d’Istanbul, pour un montant d’environ 45 millions de dollars, en supprimant les turbines à vapeur originales et en installant des moteurs modernes diesel Caterpillar.
C’est “officiellement” dans le but de garder la mémoire de Moustafa Kémal dit “Atatürk”, “Père des Turcs”..., le patronyme qui lui a été attribué en 1934, assorti du prénom Kémal.
La Turquie lui doit beaucoup…, menacée de dépeçage suite à sa défaite dans la Grande Guerre de 1914-1918, lorsqu’elle s’appelait encore empire ottoman, elle fut sauvée par cet homme d’exception d’une énergie peu commune, noceur, grand buveur, indifférent à la religion et notoirement athée…
Ce stratège de talent s’est montré très vite animé par l’ambition de bâtir une nation turque foncièrement homogène sur les ruines de l’empire multiculturel ottoman.
Né le 19 mai 1881 à Thessalonique (aujourd’hui en Grèce), dans une famille d’origine albanaise, Moustafa décide très tôt d’entrer dans une école militaire… et, selon une pratique assez fréquente il est surnommé Kémal (le “Parfait” en turc) par l’un de ses répétiteurs et s’attachera toute sa vie à ce prénom.
Moustafa Kémal (ou Mustafa Kemal ou Kémal Ataturk) (Thessalonique 1881-Istanbul 1938), officier d’état-major dans l’armée du sultan, il se tient à l’écart de la révolution nationaliste des “Jeunes-Turcs” en 1908, considérant les velléités “pantouranistes” de leur chef Enver Pacha, comme de dangereuses chimères (le pantouranisme prône l’union de tous les peuples turcophones de la Chine au Bosphore).
Pendant la Grande Guerre, il s’illustre en 1915 dans la contre-offensive germano-turque qui fait échouer un débarquement franco-anglais dans le détroit des Dardanelles, près d’Istamboul, capitale de l’empire ottoman.
Sa victoire d’Anafarta, en août 1915, lui vaut la gloire mais aussi une mise à l’écart par les “Jeunes-Turcs” qui craignent pour leur pouvoir.
Peu après l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918, Moustafa Kémal entre en dissidence et organise la résistance pour prévenir le démembrement de la Turquie programmé par le traité de Sèvres.
Il puise son inspiration dans l’action de Lénine, qu’il admire, tout comme Mussolini, un autre nationaliste farouche qui eut à cœur de laver les affronts subis par son peuple à la fin de la Grande Guerre.
Sa victoire décisive sur les envahisseurs grecs en 1921 lui vaut de recevoir de la nouvelle Assemblée nationale le titre de Ghazi (le “Victorieux” en arabe), ordinairement réservé aux plus illustres combattants de la foi islamique.
Après le traité de Lausanne qui redessine en 1923 les frontières de la Turquie, Moustafa Kémal se consacre à la modernisation à marche forcée de son pays… et ne craint pas d’abolir le califat, symbole de l’universalisme musulman.
Fort de son charisme, de ses victoires et d’une autorité quasi-illimitée, il installe la capitale à Ankara, au cœur de l’Anatolie, supprime par voie d’autorité tous les symboles du passé ottoman, multiculturel et islamique, inscrit la laïcité dans la Constitution… et développe une idéologie ultranationaliste fondée sur la race.
Moustafa Kémal se marie civilement en 1923 avec une jeune femme de la bourgeoisie : Latifé, mais le couple divorce dix-huit mois plus tard sans avoir eu d’enfant.
Ensuite, dans une intention purement politique, le Ghazi va adopter pas moins de huit jeunes femmes adultes, reflets de la diversité turque (sic !).
Il meurt en pleine gloire, à 57 ans, victime d’une cirrhose du foie, rançon de son goût avéré pour les nuits d’orgies très arrosées au raki (l’alcool national turc).
Son mausolée, à Ankara, et son œuvre immense, au service du nationalisme turc, sont gardés avec vigilance par l’armée.
Revenons-en au yacht Savonara…
En 2013, le MV Savarona détient le titre du douzième plus grand yacht privé du monde, avec ses 136,20 m de long.
La coque du Savarona, ainsi que sa superstructure, sont en acier, d’une largeur de 16 m et d’un tirant d’eau de 6,10 m pour un déplacement de 5 710 t.
Motorisé par 2 moteurs diesel Caterpillar Inc. modèle 3608 DITA, pour une puissance totale de 7 800 chevaux (5 400 kW), le yacht atteint une vitesse de croisière de 15,5 nœuds (28,7 km/h) avec une vitesse maximum de 18 nœuds (33 km/h).
Les 450.000 litres de son réservoir permettent au Savarona de naviguer sur 9.000 milles (16.700 km) à 15 nœuds.
Le Savarona dispose de 17 suites de 45 mètres carrés, d’une piscine, d’un hammam en marbre de 65 tonnes et de 80 mètres carrés, d’un grand escalier plaqué d’or (qui a survécu de sa construction originale), d’une salle de cinéma et d’une salle de bibliothèque dédiée à Atatürk, qui est meublée avec beaucoup d’artéfacts personnels.
Le yacht est mis à la location pour la somme de 385.000 €uros par semaine, équipage inclus.
Ô tempora, ô mores !
Lundi 27 septembre 2010, la police a effectué à Göcek, au large de Fethiye (sud-ouest de la Turquie), un raid sur le Savarona, en raison d’activités de prostitution impliquant des femmes mineures…
Le bateau, propriété du ministère des Finances Turc, avait été attribué à Kahraman Sadikoglu, un homme d’affaires turc, pour un bail de 49 ans.
Kahraman Sadikoglu le mettait régulièrement en location afin de couvrir les coûts d’entretien.
Le magazine Thalassa avait effectué peu avant, un reportage sur le Savarona et son locataire qui avait restauré le navire à grands frais….
Lors du raid, les policiers ont arrêté un certain nombre d’hommes d’affaires turcs et étrangers, en compagnie de jeunes femmes Russes et Ukrainiennes qui avaient été recrutées via des agences de mannequins.
Le ministère de la Culture Turc révélant que le navire servait de lupanar à un réseau de prostitution dirigé par un homme d’affaires kazakh…, a profité de cette affaire pour exiger le retour du bateau dans le giron de l’Etat.
La presse Turque a appuyé ce “retour” en rappelant que, acquis en 1938 par l’État turc, le Savarona était l’un des éléments forts du décor mythique qui entoure l’image du fondateur de la Turquie moderne, bien que ce dernier n’y ait séjourné que quelques semaines avant sa mort… et soulignant que l’intervention de la police, qui avait arrêté une dizaine de prostituées russes et ukrainiennes, avait démontré que le célèbre navire abritait en fait des croisières d’un genre très particulier, ce qui a semé la consternation dans la population…
Elie Nahas, un Libanais qui se présentait comme le patron de “Style models actors events”, une agence de mannequins, était le pourvoyeur de chair-fraîche tarifée, c’est même le proxénète attitré de Mouatassem, un des fils Kadhafi..
Michael Ofsowitz, un Italo-Américain, fournissait des prostituées américaines…, Cornelia Suss, une mère maquerelle déjà impliquée dans une affaire de proxénétisme étouffée quelques années plus tôt à Monaco, recrutait de jeunes Autrichiennes… et Irena Chelbovisova, à la tête d’une agence de mannequins, fournissait les belles de l’Est.
Mouatassem Kadhafi, lui, ne consommait pas avec n’importe qui, chaque fille devait se soumettre à une prise de sang préalable !
Nahas touchait 1.500 euros par fille, lors des bacchanales, il avait même touché le jackpot : 1,5 million de dollars, versés à partir d’un compte bancaire du fils Kadhafi à Malte, pour lui fournir vingt “top models”.
Visiblement satisfait de ses services, Mouatassem Kadhafi, en feuilletant “Playboy”, avait flashé sur Summer H. dite “Tifany Taylor”, et réglera rubis sur l’ongle, 33.000 dollars pour l’avoir à disposition sur le Savonara.
Le proxénète libanais fournissait divers gros clients arabes, comme le prince saoudien Abdulrahman al-Saoud, qui naviguait de concert avec le Savonara entre les spots jet-set de Porto Cervo en Sardaigne, Ibiza aux Baléares et Saint-Tropez…
Mais à l’été 2010, quelques jours avant le raid policier, “sa” grosse affaire était de fournir en filles un prince koweïtien de la famille régnante Al-Sabbah qui passait ses vacances sur le “Savonara” entre Cannes et Saint-Tropez…, à bord, un véritable harem d’une quarantaine de filles “managées” par Angélique H., une escort-girl française basée à Saint-Tropez, habituée des “plans” lucratifs entre Dubaï et la Côte d’Azur…
La prostitution est évoquée dans le premier livre de la Bible, qui raconte comment Juda, fils de Jacob et frère de Joseph, se laissa séduire par sa belle-fille déguisée en prostituée (Genèse 38, 15).
Elle l’est aussi dans un texte mésopotamien beaucoup plus ancien, l’épopée de Gilgamesh, ce qui pourrait justifier sa qualification de plus vieux métier du monde…
La Mésopotamie, lieu de naissance des villes, de l’agriculture, de l’écriture, de l’astronomie et de bien d’autres choses encore, peut se flatter d’avoir inventé la prostitution !
Liée aux cultes de la fécondité, elle est pratiquée à Babylone dans le temple de la déesse Ishtar par des jeunes filles éduquées à cet effet dès leur plus jeune âge, initiées à la musique, au chant et à la danse. Leur activité pourvoit aux besoins du temple et leur vaut estime et respect. (…)
Avec les courtisanes des cités grecques, il n’est plus question de sacré, ces hétaïres ou compagnes tiennent salon et fréquentent la haute société.
Certaines acquièrent de belles fortunes, l’une d’elles, Aspasie de Milet, a même eu l’insigne honneur de devenir la compagne de Périclès et de disserter avec Socrate…
Nous pouvons rapprocher ces femmes des courtisanes qui peuplaient les cités italiennes de la Renaissance et surtout Venise, où l’on en comptait une dizaine de milliers au XVIe siècle.
Elles s’offraient le luxe de choisir leurs amants et de fixer leur prix et faisaient les délices des riches voyageurs de passage, des magistrats de la Sérénissime République, ainsi que des artistes comme Le Titien (la Vénus d’Urbino).
La tradition se perpétuera, quoiqu’à une échelle moindre, dans les salons parisiens du XVIIe siècle, avec des femmes aussi sensuelles que spirituelles comme Marion de Lorme et Ninon de Lenclos.
La littérature française leur doit beaucoup car elles ont aiguillonné ou materné la plupart des auteurs classiques de ce Grand Siècle, de Corneille à La Fontaine.
Avec l’esprit en plus…, ces femmes ne sont guère différentes des “cocottes” ou “grandes horizontales” de la Belle Époque, “La belle Otéro”, Liane de Pougy ou encore Émilienne d’Alençon.
Conscientes de la brièveté de la jeunesse, ces demi-mondaines aspiraient à faire un beau mariage et se ranger, à l’image de Marie-Anne Detourbay devenue comtesse de Loynes.
Au vu de la prostitution dans l’histoire du monde et de la Turquie en particulier…, la réalité de cet “incident” à bord du Savarona, intervenait à un moment où le culte de la personne d’Atatürk était souvent écorné par une production cinématographique et littéraire foisonnante… et où les dogmes du kémalisme étaient régulièrement entamés par les réformes du gouvernement de l’AKP.
Pour diverses raisons (nationalistes, laïques, politiques ou affectives…) l’image du fondateur de la République restait néanmoins respectée par l’opinion publique, ce qui expliquait que le ministre des finances ait rapidement réagi en résiliant le bail d’exploitation du Savarona, tandis que le ministre de la culture, qui devrait désormais en assumer la gestion, proposait qu’il soit transformé en musée…
Pour sa part, l’exploitant du navire, Kahraman Sadıkoğlu, que l’on avait accusé d’avoir tiré de gros profits du navire sans être trop regardant sur l’usage qui en était fait…, a reproché aux médias d’avoir grossi l’affaire, en ayant recours à la publication de photos falsifiées des prostituées arrêtées.
Il a également laissé entendre que l’incident aurait été provoqué puisque les personnes incriminées étaient sous la surveillance de la police depuis longtemps et qu’on les aurait laissé entrer librement sur le territoire turc, quelques jours avant l’arraisonnement du yacht.
En fait, Kahraman Sadıkoğlu a surtout cherché à se dédouaner, de façon peu convaincante, en expliquant qu’il ne pouvait assurer une surveillance permanente pour éviter de tels débordements et, pour finir, en renvoyant la responsabilité de ce naufrage à l’Etat Turc et aux grandes fondations qui n’ont jamais voulu dépenser quelque argent pour assurer l’entretien ou la reconversion du navire, alors que lui avait investi lourdement dans sa restauration.
Le Savarona a donc été ramené à Istanbul… et en 2014 il est réapparu à Cannes à l’occasion de Festival cinématographique.
Depuis, il croise en Méditerranée ou il se prostitue pour un peu plus d’un tiers de million d’€uros par semaine…