En chaque vieillard, il y a un jeune qui se demande ce qui a bien pu se passer…
Il est là.
Il attend, tapi derrière son comptoir.
Tout à l’heure, une lueur mauvaise s’est allumée dans ses yeux quand il a vu passer une de ses récentes victimes.
Comme il le hait.
Comme il le déteste.
Ce petit prétentieux qui a osé mentionner devant lui la possibilité l’aller s’acheter une Harley V-Rod.
L’immonde pourceau.
Le cafard abject.
BigChief a été clair : Concessionnator doit vendre aujourd’hui.
Sinon il ne remplira pas ses objectifs.
Et il mourra dans d’atroces souffrances.
Il lui faut une cible.
Un innocent pour fourguer de la moto et du crédit à 9,25%.
Sur le trottoir d’en face, Eric Bittenbois déambule.
Serrée dans son portefeuille, la petite feuille rose encore humide de la sueur des fesses de l’examinateur.
Dans sa tête tourbillonnent des acronymes et des termes ésotériques glanés de-ci de-là : CBR, GSX-R, ER-5, fourche inversée, frein radial, passage de roue, poènache (il bute encore sur ce dernier terme, pas très sûr de sa signification).
Il cherche à distinguer parmi la foule de motos exposées celle qui conviendrait à son maigre budget.
Il se souvient vaguement des fiches du permis et des types de motos.
Il cherche à reconnaître un trail d’une sportive.
Paraît que pour commencer, un trail, c’est bien.
Et ça coûte pas cher en assurance.
Il aurait dû venir avec un pote, pour s’y retrouver.
Il oscille de vitrine en vitrine, indécis.
Dans quel magasin entrer ?
A qui demander ?
Concessionnator l’a déjà repéré.
Et catalogué.
Un peu de fric, mais pas trop.
Connaissances quasi nulles.
Permis à peine en poche.
A sa manière de regarder gravement les modèles et se pencher, l’air savant, sur un scooter 125 puis sur une hypersport, il sait qu’il va avoir la partie facile.
C’est à ce moment-là qu’il voit le jet minable qu’Eric Bittenbois trimballe.
Parfait !
A lui, on va lui faire la totale.
Eric Bittenbois prend une grande inspiration, et pousse la porte vitrée.
L’odeur, d’abord.
Mélange d’huile, de plastique, de caoutchouc.
Ses baskets crissent doucement sur le carrelage.
L’air concentré, il s’approche d’une première moto.
Trop grosse.
Mais il s’attarde un peu.
En passant pour un connaisseur, un vieux de la vieille à qui on la fait pas, il évitera peut-être de se faire enfler.
Il n’ose pas l’enfourcher, alors il teste les leviers de frein et d’embrayage.
Joue avec les commodos.
Il relève la tête.
Assis à son bureau, Concessionnator l’observe.
Très vite, il détourne les yeux.
Et s’accroupit pour observer le moteur.
Y’en a, des trucs, là dedans !
Des tas de câbles, de tuyaux, de morceaux de plastique étranges.
Ce câble, là, qui va dans le machin rond à l’arrière du moteur, ça doit être le fil de bougie.
Et les deux soucoupes chromées à l’avant, ça doit être les carburateurs.
Faudra causer technique, tout à l’heure.
Un touche à tout qui se la pète.
Concessionnator est passé du mépris au dégoût.
Putain de métier !
Vendre des daubes à des abrutis.
Lui, va falloir qu’il crache au moins 20.000 euros à crédit.
Y m’énerve.
Touche pas à ça !
C’est pas fait pour toi !
Et va pas me mettre des traces de doigts sur le réservoir, j’en ai marre de les nettoyer tous les matins !
Manquerait plus qu’il essaye de monter dessus et me la flanque par terre, ce débile.
Allez, cesse de la tripoter et viens me voir, qu’on règle ça fissa avant que j’aille déjeuner.Eric Bittenbois passe à la suivante.
Plus petite.
Sans plastique autour.
Avec plus de chromes, un grand guidon.
Et bien plus basse de selle.
Ils ont pas dû finir de la monter : ya pas la chaîne sur la roue arrière.
Oh ! le tableau de bord est sur le réservoir.
Ca fait très vieille voiture américaine.
Ca doit pas coûter très cher… ah, si, quand même.
La vache !
C’est même carrément cher.
Oubliant toute prudence, Eric Bittenbois sort son téléphone de sa poche et fait une rapide conversion.
Gloups !
15.000 Euros.
Pour ça !
Concessionnator ronge son frein.
Si je me lève, il va filer.
Faut que je le laisse venir.
Aïe aïe aïe.
Touche pas à ça non plus, tu vas me saloper les chromes !
Et c’est encore moi qui vais passer 2 heures à les astiquer. Allez !
Il faut se décider.
Eric Bittenbois s’approche du bureau.
Concessionnator a sorti son sourire engageant n° 4.
– Bonjour !
– Bonjour. Je voudrais m’acheter une moto.
– Ah, très bien. On va voir ce que l’on peut faire. Qu’allez-vous faire comme trajet ? Surtout de la ville ? Surtout de la route ?
– Ben… un peu des deux. Un truc pas trop cher pour aller faire des ballades le week-end, et puis pour rouler en ville.
– Je vois. On a tout à fait ce qu’il vous faut. Tenez, venez avec moi, je vais vous montrer.Concessionnator l’entraîne vers le fond du magasin.
Le plus loin possible de la sortie.- Voilà. C’est une Gadarétro. C’est très confortable, elle a une bonne autonomie, c’est vraiment la référence côté trail routier. On peut aller dans les chemins avec, et sur l’autoroute, c’est royal.- C’est pas un peu gros ?- C’est le carénage qui fait ça. Elle est très légère. Tenez, passez-moi votre casque et montez dessus, vous allez voir.Eric Bittenbois enjambe avec difficulté la selle.
Son talon frotte sur la selle passager.Et allez donc !
Encore une trace sur la selle !
Toi, mon gaillard, tu vas cracher un max, c’est moi qui te le dis. Amédée relève péniblement la moto de sa latérale.- C’est pas un peu lourd ? – C’est une question d’habitude. Quand elle roule, c’est un vrai vélo. En ville, on se faufile sans problème entre les voitures. Et il y a le freinage couplé, dessus. Côté sécurité, c’est mieux que l’ABS. Ça freine très très bien, mais surtout ça reste dosable. Pas brutal comme sur d’autres motos.- Et ça coûte combien ?- Pas très cher pour ce que c’est. N’oubliez pas que c’est LA référence en trail routier, toute la presse le dit. Et la qualité, ça se paye. Ca fait 15 ans que j’en vend, jamais eu un pépin dessus. Le moteur est en béton. De l’essence, de l’huile de temps en temps, et c’est parti pour 200.000 kilomètres. J’en ai eu une, c’est pour vous dire : j’ai fait 150.000 kilomètres avant de faire quoi que ce soit dessus.- Oui, mais ça coûte combien ?Concessionnator jette un rapide coup d’oeil aux alentours, et baisse d’un ton, en se rapprochant de l’oreille d’Amédée :- Celle-là, c’est ma dernière. Je veux bien vous faire une prix. C’est la version ABS, normalement on la vend 13.500 euros. Comme c’est votre première moto, je veux bien vous la faire à 11.760 euros. Mais c’est le maximum. Je peux pas descendre en-dessous.11.000 euros !
Amédée en reste sans voix.
Lui qui partait plutôt sur un budget de 3.000…
Vite, trouver un argument.- Ouais, mais j’aime pas trop la couleur.- Pourtant, c’est dans ce coloris-là qu’elle se vend le mieux. A la lumière du jour, les couleurs changent. Là, sous les néons, son bleu tire sur le rouge. Mais au soleil, elle est vraiment grise.- Ya moyen de l’essayer ?- Ah non, je vous dis, c’est ma dernière. Mais vous pouvez acheter les yeux fermés. Ya pas mieux comme trail pour se balader en ville.- Et vous avez quoi d’autres, sinon ?- J’ai cet autre modèle, un truc exeptionnel, déjà collector alors qu’elle n’est pas encore en rue. C’est une Dacoit V-Krom. C’est complètement différent comme machine. Venez voir que je vous montre.Il empoigne Eric Bittenbois par le coude, et le tire un peu plus loin dans les profondeurs de son antre.- Tenez, montez dessus.
Et tâche de pas m’esquinter la selle une fois de plus.
J’en ai marre d’essayer de les faire passer en garantie. Perché sur le nouveau bolide, il n’en mène pas plus large.- Alors ça, c’est LA référence future en matière de moto, avec elle vous serez en avance de 10 ans sur tout le monde. Légère, maniable, ça consomme rien, et l’entretien est très facile. On est bien protégé, et on peut même mettre un sac à dos sans être déséquilibré.- Et par rapport à l’autre ?- Rien à voir. C’est encore plus fiable. J’en ai eu une, j’ai fait 150.000 kilomètres sans rien toucher dans le moteur. De l’essence, une petite révision de temps en temps, et c’est parti pour 200.000 kilomètres. Ce moteur-là, c’est du béton. Il vient de sortir, un bi-bloc quadruple arbres bi cylindre décomposés avec un deux eu un, les chemises sont en céramique et le bloc est en aluminium extrudé avec du manganèse et du cobalt enrichit au tungstène, c’est avant-gardiste…
Complètement dépassé par les événements, Eric Bittenbois opine du chef, les sourcils froncés.
Il s’efforce de prendre un air entendu, pour masquer son ignorance crasse.
Vite, poser une question intelligente !- Et ça, c’est le carburateur ? demande-t-il en pointant du doigt le klaxon.- Exactement ! Vous voyez, pour les réglages, c’est on ne peut plus facile.
Avec un zozo comme ça, je vais pouvoir facturer 3 heures de main d’oeuvre pour une tension de chaîne.
On devrait en avoir plus, des comme lui.
J’en ai ma claque des crevards qui comprennent pas qu’on peut passer 5 heures à chercher une saloperie de fil électrique coupé sur leurs brêlons graissés au Kärcher. – C’est tout de même un peu lourd, je trouve. Enfin, par rapport à la moto-école.- Mais là vous êtes à l’arrêt. Même une 125, c’est lourd à l’arrêt. Faut tester en roulant. Une Dacoit V-Krom, c’est un vrai vélo. 300 kilos à peine. Ca se manie d’un doigt. Par rapport à votre moto-école, vous allez voir la différence. Toutes leurs motos sont massacrées, et elles ne tiennent pas la route.- Et par rapport à la Gadarétro ?- Rien à voir. Vraiment. La Gadarétro, c’est un âne mort, à côté. C’est pataud, pas à l’aise en ville, c’est beaucoup trop haut. La Dacoit V-Krom, c’est vraiment ce qu’il vous faut si vous faites beaucoup d’embouteillages.- Elle coûte combien, celle-là ?- Ah, là, vous allez faire une affaire. Elle est en promotion. 19.999 euros. Mais faut vous dépêcher : c’est la dernière que j’ai avant trois mois, et j’ai plusieurs clients dessus. En occasion elle ne fait que monter, des clients qui l’ont achetée l’année passée la revendent plus du double aujourd’hui…- Mais… et l’autre, là-bas ?- Celle-là ? Elle est vendue. Mais j’ai oublié de mettre le panneau dessus.Eric Bittenbois se tâte.
Puisqu’il le dit, c’est que ça doit être vraiment bien. – Et pour les révisions ?- Pas de soucis à se faire de ce côté là. Elle passe en révision tous les 5.000 kilomètres, et ça ne coûte presque rien. Un train de pneus dure au moins 10.000, et vous ne changez le kit-chaîne qu’une révision sur deux. C’est vraiment très économique, comme machine. Et ça consomme rien. On fait facilement 450 kilomètres avec un plein.
Du coin de l’oeil, Concessionnator surveille sa montre. Midi moins le quart.
Va falloir qu’il se décide, ce rigolo. J’ai pas que ça à foutre.
Ce midi, c’est encore sandwich crudité-poulet sauce comptabilité en retard.
Si tu pouvais m’en débarrasser, de c’te daube, ça m’arrangerait pour boucler mon quota : en jaune, c’est une misère à vendre.
C’est que j’ai pas l’intention de m’asseoir sur mes 10.000 euros d’avoir sur facture, moi.
J’ai des mecs à faire bouffer.
Alors t’es gentil, tu sors ton chéquier, et tu te casses. – Et on peut l’essayer ?
Commence à m’énerver, lui, avec ses essais.
Tu veux pas non plus le numéro de téléphone de ma femme, tant que t’y es ?
Ya deux salopards qui m’ont bousillé une CBTRX 1000 la semaine dernière, je vais encore en être de ma poche, alors tu la met en veilleuse, avec tes essais.
Chuis pas mère Theresa, et ici c’est pas un centre de réinsertion sociale. – Ah, ça va être difficile. C’est mon dernier exemplaire. Faudrait que je fasse une demande, et ça prend du temps, en général, il faut un à deux mois avant d’avoir une machine en prêt. Et faut laisser un chèque de caution. Tout ça, c’est des tracas. Mais c’est le genre de machine que vous pouvez acheter les yeux fermés. C’est LA référence, je vous assure. J’ai jamais eu de retours, que des clients absolument enchantés. Et j’en vend depuis 15 ans. Tenez, vous seriez passé ya une demi-heure, vous auriez pu en parler avec un de mes clients : c’est la cinquième qu’il achète, et il ne changerait pour rien au monde. Regardez dans la presse moto : tous sont unanimes : ya pas mieux, comme moto. C’est léger, maniable, le moteur est en béton, ça consomme rien, c’est vraiment idéal pour se balader en ville.
Eric Bittenbois a reposé la moto sur sa latérale.
Et si ? – Vous disiez qu’elle est en promotion ?- Oui, et la promo s’arrête cette semaine. Il ne m’en reste qu’une, et c’est celle-là. J’ai au moins deux clients intéressés, donc il faut vous décider rapidement. Après, je ne peux pas garantir les délais de livraison, ils parlent de trois mois, mais ça peut être plus.- Si je vous l’achète maintenant, vous pouvez faire un geste commercial ?
Ben voyons.
Et rogner sur la misère qui me sert de marge ?
T’as rêvé, toi. – On va voir ce que je peux faire. Vous venez avec moi ?Le reprenant par le coude, Concessionnator le traîne vers son bureau.
Il installe Eric Bittenbois sur une inconfortable petite chaise sans rembourrage, et s’installe dans son fauteuil surélevé.- Alors, voyons voir.Il fait semblant de pianoter sur sa calculatrice, et note quelques chiffres sur son sous-main.
Pendant ce temps-là, il réfléchit.
Pas question de laisser le moindre pourcent à ce blanc-bec.
J’ai les traites sur la baraque, et je tiens à mon bonus.
T’as ptete une bonne tête, mais c’est pas ça qui va me faire changer d’avis.
Il finit par inscrire un chiffre sur la calculatrice, et se penche en avant. Il fait glisser la calculatrice vers Eric Bittenbois, avec un air de conspirateur.
A nouveau, il baisse la voix.- Elle est en promo, comme je vous disais. Mais je peux encore vous la baisser à 19.899 euros si vous la prenez à crédit. Et je peux vous faire 12% sur tout l’équipement, sauf les antivols, les pare-carters, les bulles, la bagagerie, les pots, les casques et les vêtements. C’est d’accord ?Eric Bittenbois a cessé de réfléchir depuis trois minutes.
Il ne voit plus qu’une seule chose : la tête que vont faire ses potes quand il va se pointer au bureau lundi avec cette moto.
Sylvie, la petite secrétaire du 3e, ne pourra plus lui refuser cette invitation à dîner.- D’accord.- Bien. Vous avez pris une bonne décision. Pendant que je m’occupe de la paperasse, vous allez me faire un chèque de 5.000 euros, et on va prendre un crédit sur 60 mois pour le solde. C’est la procédure habituelle, ne vous inquiétez pas.Concessionnator décroche son téléphone et fait quelques pas pour être loin des oreilles d’Eric Bittenbois.- Ouais, c’est moi. La Dacoit, tu peux me la préparer en urgence ? Ouais. Ouais. Laisse tomber ça, ça peut attendre. J’men fous qu’il poireaute depuis une heure dans l’atelier. Tu rappliques ici fissa et tu t’occupes de c’te meule. Faut qu’elle ait dégagé à midi. Magne !Il raccroche et commence à pianoter sur son Minitel.
Eric Bittenbois signe le contrat de vente- Ah oui, j’ai laissé le montant final en blanc, comme ça on appliquera la remise sur tout ce que vous allez acheter. Ca serait dommage de passer à côté de ces 12% de réduction, non ? Pendant que l’organisme valide votre demande de crédit, on va passer aux accessoires. C’est votre casque-là ? C’est pas très prudent de rouler avec ce genre de casque. Il vous faut un intégral. Venez avec moi.Il fonce au sous-sol.
Fouillis de cartons.
Piles de pneus.
Quelques blousons poussiéreux accrochés à des cintres.- Alors. Sur une machine comme ça, il vous faut un vrai casque. Tenez, essayez celui-là.Il lui tend un RX7-XX Replica modèle 2001.
Eric Bittenbois l’enfile.- J’ai la tête qui ballotte un peu dedans. – Vaut mieux le prendre une taille au-dessus, au début. Pour vous habituer. Et l’hiver, il faut de la place pour enfiler une cagoule. C’est un casque très aéré, idéal pour la ville. D’ailleurs, je ne vends que ça.
Tu vas me débarrasser de cette horreur, j’en peux plus de voir ce casque prendre la poussière sur l’étagère.
A sortir des nouveaux modèles tous les 6 mois, c’est toujours la galère pour écouler les vieux stocks. – Et il coûte combien ?- Laissez pour l’instant, on va tout voir, et ensuite on appliquera la remise. Alors. Il vous faut un blouson renforcé. C’est inévitable. Avec des coques. J’ai justement là un blouson assorti aux couleurs de la moto. C’est très chic.Eric Bittenbois l’enfile.
C’est un Dainese de la grande époque, jaune qui pète sur fond rouge flashy.- Il est pas un peu grand ?- Il vaut mieux le prendre grand, pour pas que vous soyez gêné l’hiver quand vous mettez un pull dessous.- Mais j’ai déjà un pull !- Oui, mais moi je parle d’un vrai pull, un qui soit vraiment adapté à la moto. Les gants, maintenant. Le must, c’est du renforcé carbone-kevlar. Ils sont légers, souples, étanches, chauds mais aérés. C’est vraiment LA référence du gant toutes saisons. Hiver comme été, ya rien de mieux. Ah ! Et puis les bottes. J’ai ça qui est très bien. Bonne protection, à nouveau carbone-kevlar, aérées, étanches, pour circuler en ville, c’est l’idéal. Tous mes clients m’en demandent.Coiffé de son casque, Eric Bittenbois l’entend à peine.
– Vous les avez en 43 ? Je les trouve un peu petites.- C’est normal que ça serre un peu au début, elles vont se faire. C’est du cuir, elles vont s’assouplir. Allez, venez avec moi, on va remonter, voir si votre moto est prête et si le contrat a été accepté.Le casque toujours sur la tête, encombré par son blouson, ses gants et ses bottes, il manque de se casser la figure dans l’escalier.
Quel empoté, celui-là !
Vas pas te casser la binette ici, tu serais chiche d’être cap’ de me faire un procès.
Allez !
Magne !
J’ai les crocs ! – Aaah ! Voilà. Votre moto est prête. Alors… voyons… le contrat… les clefs…- Et l’assurance ?- C’est compris dans le prix. Une assurance tous risques. C’est un forfait très avantageux. Tous mes clients la prennent. C’est vraiment une bonne assurance. Ils sont très sympas et ont l’habitude de travailler avec des motards. Très compétents.- Ah, d’accord. Je savais pas que ça marchait ainsi.- Oh, c’est la procédure habituelle.Concessionnator ressort sa calculatrice.
Pianote un peu.
A combien je lui fais, le blouson ?
Je vais lui faire une ristourne dessus, comme ça il ne râlera pas trop quand il va voir que la doublure intérieure est déchirée. – Je vais vous faire une prix spécial sur le blouson. Et ça nous fait donc… 1.460 euros. Vous réglez par carte bleue ?- Heu…- Parfait. C’est vraiment du très bon matériel. J’ai jamais eu aucun retour. Avec ça, vous être équipés pour au moins 3 ans. Sauf le casque, qu’il faut changer tous les 2 ans. C’est la loi.Dans un semi-brouillard, il tape son code. Accord refusé.- Ah ? Un autre chèque, alors ?- Je ne comprend pas, je n’ai pourtant pas fait de dépenses ces derniers temps.- Pas grave, pas grave. Faites-moi un 2e chèque, et je l’encaisserai seulement dans quelques jours.
D’autant que ça va me permettre de facturer en accessoires sur juillet, ça sera toujours ça de pris. Maintenant que j’ai mon quota, je peux mettre la pédale douce jusqu’à la fin du mois.
Je veux bien me crever le cul, mais ya des limites !
Putain de métier ! – Bien, il ne me reste plus qu’à vous remercier. Voilà les clefs, et bonne route. Vous m’excusez, j’ai d’autres choses à faire.- Heu… mais… vous ne me montrez pas comment marche la moto ?- On t’a rien appris, au permis ? Toutes les motos, ça marche pareil. Sinon, pour la faire démarrer, faut tirer le levier d’embrayage pour que le démarreur tourne. Salut !Eric Bittenbois enfile son nouvel équipement.
Evidemment, il n’a pas de sac.
Impossible de caser ses chaussures et son vieux blouson.- Heu… vous auriez pas un sac pour que je mette mes affaires ?Concessionator relève la tête;- Va aux accessoires, ils vont t’en filer un.Muni de son sac, Eric Bittenbois sort de la concession.
Sa Dacoit est garée entre épi, entre une épave de FJ 1200 et une ER-5 fracassée.
Il accroche tant bien que mal le sac à la poignée passager, en faisant un noeud.
Il démarre la moto.
Elle cale.
Il réessaye.
Elle finit par tourner en hoquetant.Le grand moment est arrivé.
Il a enfin sa moto !
Il règle les rétros.
Allume les phares.
Passe la première.
Et cale.
Il redémarre.
Embraye.
Avance un peu.
Coup de klaxon de la voiture qui déboule.
Paniqué, il freine.
Et recale.
Nouveau coup de démarreur.
Les pieds au sol, il pédale pour sortir.
Premier coup de gaz.
Houlà !
Ca pousse fort !
Feu rouge.
Il freine.
Clignotant à droite.
Feu vert.
Il démarre et tourne.
Un piéton s’engage sur le passage clouté.
Eric Bittenbois pile.
La roue avant bloque net.
RHAABLANG !
La Dacoit finit par terre.Encore 59 mois, 29 jours, 23 heures et 52 minutes à payer le crédit…