Une randonnée sexy, un roadmovie fascinant dans les entrelacs d’une nature jurassique torturée. Pas grand monde à qui parler, l’i-phone souvent sans réseau, pauvre galet triste. Pour compagne, l’omniprésence de la roche, chaude, puissante, imperturbable. En selle…
Jour 1…
Contact moteur. Toujours partir avec le plein. Se diriger vers l’Est, sur Flamingo Boulevard jusqu’au croisement avec la 515. Quitter Las Vegas, vite, avant qu’elle ne nous liquide. Une petite vingtaine de miles et la 95 file, lynchéenne, tout droit dans le désert énigmatique et déjà en ébullition. La traversée de la Colorado River à Laughlin signe la fin du monde des casinos, l’entrée en Arizona. La route vers Oatman, ses ânes nonchalants, son bar tapissé de dollars, son chanteur de country lézardant. La Route 66 est quasiment la seule voie de cette bourgade folklo enserrée dans les Black Mountains. Cette sinueuse portion de route n’a pas changé depuis les années 30, quand les migrants venant de l’Est, redoutant la côte d’Oatman, faisaient remorquer leur voiture jusqu’au sommet pour 3,50$. Dégringolade vers Kingman. Quelques ruines rappellent que Jean-Claude Van Damme y a tourné des scènes d’Universal Soldier (1992) dont on ne se rappelle pas. De Kingman à Seligman, le bitume 66 est jouissif, même si le stop au Hackberry Trading Post n’a plus la saveur écolo du regretté Robert Waldmire, dessinateur génial. Il y a assez de miles jusqu’au siège de barbier d’Angel Delgadillo à Seligman pour se rappeler qu’ici se sont tournées des scènes d’Easy Rider, en 1968, il y a un siècle. Les bobines ont vieilli, mais l’expérience pionnière de la frontière, le mythe du parcours sans entraves de l’homme dans un espace vierge et libre, qui finalement se heurte à un ordre immuable où tous les individus apparaissent comme assujettis à des codes. On est à Seligman. Reste 44 miles pour méditer la phrase du jour : Quand tu arrives au sommet de la montagne, continue de grimper… et pour atteindre Williams, le camp de base du Grand Canyon.
Le Grand Show. Breakfast comme on aime au Old Smokey’s restaurant avant le contact moteur rituel avec nos Harley-Davidson, 56 miles rectilignes pour Grand Canyon (400 kilomètres de long, de 1,5 à 30 kilomètres de large, et jusqu’à 1.600 mètres de profondeur par endroit). Le plus grand canyon du monde, pour faire simple et bluffant. Essayez Grandview, Moran Point et Desert View pour saisir, avant 32 miles excitants pour Cameron et la réserve Navajo. Le Trading Post est à gauche, supermarché du souvenir, pas tous immondes, un restaurant, pas crapuleux. Après, c’est plus rudimentaire. Pas grand chose à Tuba City, et à peu près rien à Kayenta. Ce rien de civilisé, c’est ce qu’aimait Tony Hillerman. Il a peuplé ses polars navajos de fantômes et de croyances récoltées sur les 64.000km2 poussiéreux du territoire où vivent 200.000 Navajos et quelques Hopi, coincés au centre de la réserve. Les Navajos refusent les casinos et salles de jeux. L’exploitation d’uranium et le tourisme suffisent à assurer le progrès matériel, quoique l’eau soit une denrée rare pour les hogans (maisons traditionnelles) et les mobilhomes fixés, isolés, stoïques, au bord des pistes de terres rouges. Les Navajos vivent pour la plupart dans le dénuement. Le chômage est élevé, l’alcool fait des ravages. Lisez Hillerman, il dit beaucoup. Croisement et même un feu de signalisation, dans Kayenta, un mauvais café à la pompe, un stop, la vie on the road. Et la 163′.vers la gauche. 23 miles sublimes vers Monument Valley, terre sacrée du peuple navajo, mythifiée depuis que Harry Goulding la découvrit en 1923, avant le cinéma et la pub. L’histoire d’Harry ? Début des années 30, il ouvre un comptoir d’échanges au nord d’Oljato Mesa. En 39, il apprend -dieu sait comment- qu’Hollywood cherche un site pour le tournage d’un western. Harry a un déclic. Il convainc le photographe Josef Muench de lui concocter un cahier de quelques photos dramatiques de Monument Valley et de ses rochers les plus impressionnants (Muench est un immense photographe). Il emmène les photos à Hollywood pour les montrer à John Ford qui est séduit. Il décide illico d’y shooter, à 43 ans et avec 500.000$, The Stagecoach (la Chevauchée fantastique) qui lance la carrière de Marion Michael Morrison, mieux conriu sous le nom de John Wayne, jusqu’alors acteur de série B. Il y incarne-un inoubliable Ringo Kid. Ford tourne encore neuf films de légende à Monument Valley, dont l’immortel The Searchers (La prisonnière du désert). Wayne incarne un Ethan Edwards tourmenté à la recherche de sa nièce (Natalie Wood) enlevée par des indiens. Le plan final est sans doute l’un des plus émouvants du cinéma contemporain. Pour Monument Valley, l’affaire démarre. Depuis, le site est une source inépuisable de revenus pour la nation navajo avec son million de visiteurs par an. Récemment, les Navajos ont connu une nouvelle heure de gloire au cinéma avec le très guerrier Windtalkers (John Woo) qui relate un épisode méconnu de la guerre du Pacifique dans laquelle les Navajos ont servis de codeurs grâce à leur langage indéchiffrable. Trêve de cinémascope, Mexican Hat est à 25 miles. Sur cette portion, Forrest Gump a décidé un jour de s’arrêter de courir à travers les USA.
Jour 2…
Canyons Cavalcade. Contact moteur et immédiatement à gauche sur la 316 vers Goosenecks pour 3 miles. Cul-de-sac spectaculaire. Tout en bas, les méandres creusés par la San Juan River. Huit miles, la montée en gravier de Mokee Dugway, morceau de route construit en 1958 par la Texas Zinc Co pour transporter de l’uranium de la mine de ‘Happy Jack’ à Fry Canyon vers le stockage de Mexican Hat. Absolument lire ‘Le gang de la clé à mollette’ d’Edward Abbey, le maître à penser des environnementalistes américains et de Robert Redford en particulier. Les potes d’Abbey ont enterré son corps quelque part dans la zone, ouvrons donc les yeux sur les 37 miles qui mènent au Lake Powell. Les vues sont éblouissantes, même si le lac, dont le niveau est en baisse constante, est au centre d’une controverse écologique : faut-il garder l’un des plus grands lacs artificiels du monde (300 kilomètres de long, 655 km, 3.380 kilomètres de côtes) résultant d’un barrage (Glen Dam) sur le fleuve Colorado ? Construit en 1964, le ‘dam’ a noyé le prodigieux Glen Canyon et peut-être aussi le Robbers’ Roost (littéralement ‘Le Perchoir des Voleurs ‘), repaire bien réel de deux héros de la région, Butch Cassidy et le Sundance Kid. Retour au cinéma, Redford, Newman, tellement irradiants, même à bicyclette. Revoir le film de George Roy Hill. Et atteindre Moab avant la nuit, en longeant la gorge de la Colorado River pour 30 miles férocement divins entre les puissantes et lisses parois rocheuses, le calme trompeur de la rivière et l’inexprimable coucher de soleil. Rejoindre la mormone Moab, donc, ancienne cité minière (l’uranium local a servi à la bombe atomique), 5.000 âmes qui ont viré leur cuti vers le mountain biking branché et le 4×4 rehaussé. Il y a même trois bars. On médite sur L’homme est bigarré à l’intérieur; le cheval à l’extérieur, proverbe kirghize lucide.
Jour 3…
Dream Road, part one. Contact moteur tardif (rappel, Moab, trois bars). La 191 vers le Nord et le parc d’Arches. Spielberg y a tourné des scènes d’ouverture d’Indiana Jones et le Temple de Doom sous Double Arch, Plus de 200 arches naturelles, dont 90 de taille significative. On peut leur préférer la Potash Trail, dans Canyonlands, pour se pencher au bord de la falaise que ‘Thelma et Louise’ enjambent sans regrets dans la scène finale du film de Ridley Scott. La liberté, encore, en duo toujours. Y repenser et on est à Hanksville (pas vu la ville) pour un hamburger juteux. La 24 à gauche vers Capitol Reef. La première partie du tronçon, avant Sleepy Hollow Campground, est jurassique et simiesque, une enfilade de rochers noirs semblables à des têtes de singes immobiles. Capitol Reef est une barrière rocheuse (reef) de 300 m de haut qui domine la Fremont River et s’étend sur 32 kilomètres. Les couches rocheuses très colorées sont le résultat des sédiments qui se sont déposés au fond d’une ancienne mer, il y a environ 250 millions d’années. Il n’y a que 49 miles pour arriver à Torrey, mais ils sont ébouriffants. Avant d’entrer dans Torrey, le motel du soir se profile à gauche, sur un petit promontoire rocheux. Il offre une vue incandescente. Les Mormons possèdent l’Utah, allons-y pour la phrase anti-mormone du jour : C’est à la culotte de ses filles qu’on juge un pays (San-Antonio). Qu’on se le dise.
Jour 4…
Dream Road, part two. Faire le plein n’est jamais un luxe. Partir tôt est recommandé. Contact moteur à 7h30. Journée rythmée. En selle pour 40 miles. Le pilotage va trouver sa place. Attention aux cerfs et biches. Personne ne veut ramener un trophée cornu scotché sur le polyester d’un casque. Montée dans les Aspen, les fameux bouleaux aux troncs très blancs. Passage pelé à près de 3.000 mètres, parfois frais. Boulder, 12 maisons, une tarte aux pommes et un café au Trading Post, ancré dans le seul virage (90°) du patelin. 27 miles orgasmiques sur les Escalante Stairs, une zone naturelle sauvage, immense, absolument somptueuse grandiose, mêlant falaises multicolores, plateaux, mesas, points culminants et gorges dont le point commun est réjouissant: un degré d’isolement inégalé aux USA (hors Alaska). Repensez à Edward Abbey, ce gredin visionnaire. La très scénique 12 mène la cavalcade vers Bryce Canyon, où l’érosion a créé des colonnes rocheuses d’une étonnante gamme de couleurs allant de l’orange au rouge profond. La pluie a érodé les formations dentelées en forme de bougies dégoulinantes de cire (les caractéristiques hoodoos, les cheminées de fée). Marcher, oui, sur la courte mais pentue Navajo Trail est une obligation de l’esprit et un travail des mollets. Les 60 derniers miles, bucoliques, primesautiers, ingénus, jusqu’à Kanab. Manger sans hésiter au Rocking V Cafe, un retour joyeux vers une cuisine civilisée, décontractée, douce comme la tombée de cette nuit. La phrase du jour : Tu ne connais rien à rien si tu n’as jamais pris la route 2 à travers les Sandhills du Nebraska, vous diront-ils en fin de soirée… Ou la route 191 dans le Montana, la 35 dans le Wisconsin, la 90 dans l’ouest du Texas, la 28 dans la péninsule nord du Michigan, la 120 dans le Wyoming, la 62 dans l’Arkansas, la 83 dans le Kansas, la 14 en Louisiane…, je leur réponds après être convenu que la 2 dans le Nebraska est l’une de mes préférées. ‘Extrait du chapitre ‘Rouler’, dans ‘Entre Chien et Loup’, de Jim Harisson. il a oublié la 12 en Utah. Je n’ai pas osé lui dire un jour de mai sur un trottoir de St Malo, mais lui avoir indiqué la route vers Paris vaut reconnaissance.
Jour 5…
Rocks & Games. Contact moteur. On s’y habitue, bientôt, il y aura comme un manque. On voit quelques bisons au loin, depuis la 9 vers Zion National park. En 1880, un scientifique, Clarence Dutton, déclarait déjà : Rien ne peut excéder la magnifique beauté de Zion. De par ses proportions le site équivaut celui de Yosemite, mais en ce qui concerne la noblesse et la beauté des sculptures, il n’y a pas de comparaison. Il y a une éloquence dans ses formes qui émeut l’imagination par une puissance singulière et suscite une réponse rayonnante dans l’esprit. Amen et sortie du parc par Springdale, 350 âmes, et quelques spots de lunch. La 9 se tortille en passant au-delà de Grafton, village fantôme qui a vu le tournage de Butch Cassidy and the Sundance Kid. Il faut rejoindre l’autoroute, hélas, le Highway 15… 9 miles pour St George, puis un passage correct de 29 miles dans la gorge de la Virgin River en Arizona, et c’est le Nevada, un gain d’une heure, décalage oblige, et bye bye highway pour la 169 vers Lake Mead, Valley of Fire et Overton, avant un paysage désertique lunaire de 42 miles. Las Vegas est encore loin, tant mieux.
Jour 6…