Chen était en retard, toujours en retard, c’était un de ses défauts, elle le savait, mais, d’abord, elle n’avait pas retrouvé son sac, et une fois qu’elle l’avait retrouvé (sous sa veste en velours bleu pendue à la patère dans l’entrée), c’étaient ses clefs qu’elle avait cherchées.
Elles auraient dû être dans son sac mais elles n’y étaient pas et elle fit le tour de l’appartement – deux, trois fois – avant de songer à vérifier dans les poches du jean qu’elle portait la veille.
Mais où étaient-elles donc ?
Pas le temps de prendre un toast.
Ou de faire griller du pain.
Pas de petit déjeuner.
Plus de jus d’orange dans le frigo.
Plus de beurre, plus de fromage frais, non plus.
Le journal sur le paillasson ne fut qu’un obstacle supplémentaire.
Du café tiède comme du jus de chaussettes (était-ce un terme acceptable ? oui), du jus de chaussettes dans un mug maculé, puis vérification succincte du rouge à lèvres et de la coiffure dans le rétroviseur et la voilà qui mettait le contact.
Sans doute remarqua-t-elle à la périphérie de sa vision un >Tricycle étrange qui passait, fugace, dans la direction opposée, le chien pie qui reniflait une tache sur le bord du trottoir, l’arrosage automatique d’un voisin qui accrochait la lumière dans un miroitement de gouttes translucides, mais la montée d’adrénaline (ou les nerfs, qu’importe) ne lui permit pas d’y prêter attention.
Sans compter qu’elle avait le soleil dans les yeux… ses lunettes noires, mais où étaient ses lunettes noires ? Il lui semblait les avoir vues sur la commode, dans un enchevêtrement de bijoux…, ou était-ce sur la table de la cuisine, à côté des bananes ; elle avait d’ailleurs songé emporter une banane, ça se mangeait vite, c’était riche en potassium et en fibres…, mais elle y avait renoncé, mieux valait ne rien avoir dans le ventre.
Elle se sustenterait d’air.
Rien que d’air.
Elle n’avait pas les idées claires.
Se hâter, se dépêcher, se trémousser.
Elle était tendue, stressée, en retard.
Et lorsqu’elle rejoignit l’angle de la voie rapide au bout de sa rue, elle connut un instant de bonheur car la voie était libre ; hélas, alors qu’elle faisait semblant de ralentir et passait la seconde avec une preste et experte pression sur l’embrayage, elle remarqua une moto de police garée plus haut à l’ombre marbrée d’un arbre.
Le temps s’arrêta, la policière figé au guidon, elle-même lançant un regard impuissant, d’un air de se justifier, puis elle la dépassa en se maudissant tandis qu’elle la voyait exécuter un paresseux demi-tour et allumer son gyrophare.
Elle perçut alors nettement tous les alentours : les jupes qui pelaient, les épines cuirassées des yuccas partis à l’assaut de la colline, les rochers jaunâtres et rougeâtres, le tricycle gris métallisé de tout-à-l’heure qui ralentissait pour la dévisager béatement lorsqu’elle se fut arrêtée sur une bande brune de terre… et, en contrebas, l’étendue pentue des toitures de tuiles.
Aucune raison de se presser désormais, absolument aucune raison.
Elle observa la policjère dans son rétroviseur latéral lorsqu’elle descendit de sa moto et releva sa ceinture (elles faisaient toutes ça, comme si la ceinture, la matraque, les menottes et le révolver à poignée noire, à eux seuls, résumaient leur personnalité).
Puis elle vint à sa hauteur, rigide.
Chen avait déjà préparé son permis et les papiers de la voiture : elle les lui tendit en offrande, l’air suppliant. Mais la policière ne les prit pas – pas encore.
Elle parlait, lèvres claquant comme si elle mâchait un paquet de nerfs.
Mais que disait-elle donc ?
Ce n’était pas “permis” ou “papiers de la moto”.
Qu’est-ce que ça pouvait bien être…
Et elle connaissait la réponse.
“Est-ce le soleil, là-haut dans le ciel ?”…, “Quelle est la racine carrée de 144 ? “…, ” Savez-vous pourquoi je vous ai indiqué de vous garer sur le côté ?”…, Oui… C’était ça.
Elle n’avait pas marqué le stop.
Parce qu’elle était pressée d’aller à son rendez-vous… et qu’elle était en retard.
“Je sais”, dit-elle… “Je sais mais…, j’ai rétrogradé, tout de même”…
Elle était jeune, cette policière, pas plus vieille qu’elle, un contemporaine, elle aurait pu danser à côté d’elle, avec elle, dans un club du centre… et elle en ressentit un éclair de satisfaction en dépit des circonstances.
La policière avait des yeux liquides, qui lui conférait un air d’inachevé, comme si elle n’avait pas du tout son âge à elle mais était encore adolescente, une gamine qui se serait déguisée, aurait revêtu un uniforme pour jouer à représenter l’autorité.
Dès qu’elle ouvrit la bouche, elle vit son visage se métamorphoser.
Elle avait l’habitude.
Chen lui tendit son permis de conduire, plastifié ; mais elle ne put s’empêcher de lui demander ce qui n’allait pas, même si elle savait que son expression la trahirait.
Quand elle posait une question, elle haussait systématiquement les sourcils, ce qui lui donnait un air accusateur ou irrité ; elle avait essayé de corriger ce défaut, avec des résultats mitigés.
La policière recula et parla encore tout en retournant à son véhicule pour une vérification de routine de son permis, sans doute, avant de rédiger la contravention standard pour non-respect du stop.
Cette fois, elle se tut.
Elle ne pensa qu’à ce que cette bêtise allait lui coûter, était-ce cette année ou l’année précédente qu’elle s’était fait pincer pour excès de vitesse ?
Pendant quelques minutes, elle ne s’aperçut pas du temps qui passait.
Sans compter que, maintenant, il était certain qu’elle arriverait en retard.
Et si elle arrivait en retard, comme la séance sado-maso devait durer deux heures, au minimum, ainsi qu’on le lui avait notifié pour qu’il n’y ait pas de méprise, alors elle serait aussi en retard pour son second rendez-vous – or elle n’avait personne pour la remplacer.
Elle songea au problème du téléphone…, quelle galère !
Quelle galère…, d’où venait cette expression-là ?
Elle décida de vérifier dans le dictionnaire des expressions usuelles quand elle rentrerait chez elle.
Mais qu’est-ce qui lui prenait si longtemps, à cette policière ?
Elle eut envie de se retourner pour lancer un regard foudroyant, mais elle s’abstint et abaissa l’épaule gauche pour vérifier dans le rétroviseur.
Rien.
Elle distingua une silhouette, il s’était écoulé dix minutes.
Elle se demanda si c’était une débutant particulièrement lente, dyslexique, le genre qui aurait du mal à se rappeler l’intitulé exact de l’infraction qu’elle avait commise, à triturer le bout de son crayon, à appuyer très fort pour que le double soit bien lisible.
Une conne demeurée.
Elle pensait à sa séance sado-maso, elle ne pouvait réagir qu’avec des grognements et des cris venus du fond de la gorge, elle pensa aussi aux boules de Geisha…, au masque à gaz, aux boules de coton hydrophile qui freineraient sa langue et au tube d’aspiration qui lui tirerait sur les lèvres, et se mit à se carresser les seins, puis le ventre, puis le clitoris… lorsque…
Elle observa dans le rétroviseur ses lèvres se retrousser, revenir en avant puis se retrousser encore.
Elle devina tout de suite qu’il y avait un problème.
Le langage corporel de la policière avait changé, radicalement : ses jambes avaient perdu leur raideur, ses épaules étaient portées en avant et ses pieds rôdaient sur le gravier avec des précautions exagérées.
Elle observa son visage lorsqu’il vint emplir le rétroviseur – lèvres pincées, yeux plissés, réduits à rien – puis elle se tourna vers lui.
Elle eut un choc.
La policière avait sorti son arme, la pointait vers elle et lui disait quelque chose à propos de ses mains qui caressaient son clitoris – elle aboyait, les traits décomposés, furibonde.
Elle dut se répéter plusieurs fois, plus furieuse chaque fois, jusqu’à ce qu’elle comprenne : Mettez les mains bien en évidence !
Chen tourna la poignée de droite à fond, la moto bondit en avant…
Bang…
Une contraction soudaine et violente du bas-ventre l’empêcha de penser au pourquoi du comment….
Prise de panique, elle hocha la tête.
Le visage masqué qui la dévisageait dans le rétroviseur lui apparut monstrueux, le blanc de ses yeux éteints, presque sans vie, était recouvert de taches écarlates, évoquant quelque obscène œuvre d’art moderne.
C’est grave.
Nouveau spasme vaginal, comme une lance chauffée à blanc s’enfonçant dans ses entrailles.
Oh, c’est grave.
Une crampe lui vrilla le bas-ventre, immédiatement suivie d’une diarrhée explosive.
De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
Elle était incapable de penser.
La sueur qui s’était mise à ruisseler sur son corps lui piquait les yeux et dégoulinait de son nez.
L’intérieur de ses paupières baignait dans une lumière blanche.
Elle sentit ses intestins et sa vessie l’abandonner au moment où sa tête partait brusquement à la renverse. Elle savait qu’elle mourait mais ne pouvait rien y faire d’autre que jouir une dernière fois…, avant qu’une obscurité compatissante vienne balayer son existence…
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