J’avais oublié la plage…
L’odeur de la crème solaire qui pique les narines. Humecter ses lèvres juste pour y goûter le sel. Le vendeur à la sauvette qui crie chichis et celui qui veut vous vendre chapeaux et casquettes. L’invasion sonore de ce groupe de kékés tout juste pubères. Le sable, partout, le sable qui colle, qui glisse, qui s’immisce dans tous les recoins, jusque dans les écouteurs, dans les coutures des vêtements et du tote bag, si bien qu’on sait qu’on retrouvera des reliques de cette plage sur son lit quelques mois plus tard, mais tant pis, tant qu’on peut s’y brûler les orteils en soupirant le dos cambré que ça fait du bien d’être arrivé.
J’avais oublié la plage. Mais pas n’importe quelle plage. La plage bondée. La plage et ses juillettistes qui s’amassent, leurs serviettes collées à moins d’un mètre, l’odeur des corps qui concurrence celle de la crème solaire, vouloir voir la mer mais voir un bide à bière, et des pieds en éventail trop proches de la tête.
Tous ces corps. J’avais oublié les corps. Gros, grands, gras, gaulés, gainés. Jeunes, vieux, entre deux âges. En bandes ou à part. Blancs, noirs, bruns, écarlates. Corps suintants de sueur, monoï et eau de mer mélangés. Ils se frôlent. Slaloment. Il y a ceux qui arrêtent de respirer pour traverser la plage, ça se voit, les cotes remontent un peu, le visage crispé et pas seulement parce que le sable est chaud, pas seulement parce que la mer est froide, mais parce qu’ils sentent ou qu’ils imaginent ces centaines d’yeux braqués sur leur croupe. D’autres au contraire respirent tranquilles, acceptant la fesse molle, flasque, capitonnée, tatouée de lignes blanches ou violacées, le ventre gonflé par le sandwich au thon du midi, la sueur qui perle dans les bourrelets, les cuisses rougies à l’intérieur de trop se toucher. J’ai envie de les toucher. Je n’ai jamais trouvé de corps si beaux.
D’habitude je me dirais : «Qu’ils sont moches ils me gâchent ma mer.» Et tous autant qu’ils sont, même ces aspirants supermodels qui défilent devant nos serviettes, ventres plats, jambes à n’en plus finir, seins qui tiennent tous seuls en place, pectoraux luisants et gonflés. Car personne n’est aussi beau que la mer. Son calme impérieux quand elle emporte tout sur son passage, châteaux de sable, romans de gare et peines de cœur. Sa façon de s’imposer sans rien dire, de pousser le monde au fur et à mesure qu’elle monte, implacable, esclave et maîtresse de son cycle lunaire.
D’ailleurs je dis la mer par habitude mais là je regarde l’océan. Ma mer c’est la Méditerranée, sa marée est imperceptible, pas comme l’Atlantique. Je suis à Biarritz, à la Grande Plage, celle où l’on ne peut se baigner que sur les 20 mètres de champ de vision des maîtres-nageurs-sauveteurs vêtus de rouge et jaune. Alors les corps se collent encore plus. Leurs épaules trempées s’entrechoquent. Ils sautent en rythme dans les vagues plus hautes qu’eux, comme de grands enfants et leur immense corde à sauter, ils plongent, boivent la tasse, la morve sous le nez, riant aux éclats, les cheveux dans les yeux, ils se crachent dessus, ils ont oublié les germes, la peur, la guerre. La mer a cet effet-là aussi. Elle efface.
Entre deux vagues je me revois dans Ma chambre. C’était le premier confinement, Macron avait dit on est en guerre, et moi je gémissais : «Emmène-moi voir la mer.» A cet instant j’avais peur de tout. Peur des autres et surtout de les respirer. Mes muscles tendus au point de faire des crampes. Le sel sur mes lèvres c’était celui des larmes, qui coulaient jusqu’à l’assèchement complet du canal lacrymal. A cet instant je voulais voir la mer pour qu’elle m’engloutisse toute entière. La mer d’hiver, froide et déchaînée, comme les crises qui secouaient ma carcasse. La mer sans la plage. Vide. Sans un corps à l’horizon.
Mais aujourd’hui je ne veux qu’eux. Qu’ils se plantent devant moi avec leurs serviettes de mauvais goût et leurs nuisances sonores. Qu’ils osent respirer leur air et sentir leur odeur à moins d’un mètre. Qu’ils me touchent, même.
Vous savez ce que c’est de ne plus toucher aucun corps ? Vous savez, peut-être, car peut-être que vous aussi avez passé l’année seuls. Peut-être que vous aussi avez perdu la tête, ou bien perdu l’amour. Ecouté le silence. Serré vos mains fort l’une contre l’autre, juste pour se souvenir. Regardé la forme invisible laissée sur le lit. Touché le vide.
Aucun corps. Même quand on a le droit de sortir, même quand on lève la restriction kilométrique. On reste à un mètre. On salue de loin. On n’ose plus s’approcher, on sourit gênés. La distance infiltrée partout. Et quand on se touche, est-ce qu’on se touche vraiment ? Contact hésitant. Trop rapide. Coupable, presque. Et seulement superficiel. Plus personne ne se touche au cœur.
Eux, pourtant, ils m’émeuvent. Les corps de la Grande Plage et leur chair parfaitement disgracieuse. Le mouvement lent et désordonné de cette masse d’individus que rien ne rassemble à part peut-être cramer sous le même soleil. Et peut-être, d’ailleurs, que c’est le soleil qui me tape sur la tête, mais dans mes yeux c’est beau comme un ballet. Leurs gestes sont ralentis, miraculeusement synchrones. La partition ce n’est pas Stravinsky mais Tchikita de Jul que les kékés écoutent en boucle. Et ils bougent en cadence, inconscient de la beauté singulière du spectacle qu’ils offrent à ceux qui prennent la peine de vraiment regarder.
Les sauveteurs ont sifflé et tous s’éloignent de l’eau.
En rythme, flip, flap, font leurs cuisses. Il y a quelques faux pas, des jambes qui flanchent ; bustes propulsés en avant, genoux à terre. On voit des seins et des sillons interfessiers sortant des maillots. Des algues collées dans les cheveux, et des sachets plastiques échoués sur la rive.
Mais il y a aussi la chair de poule sur les bras mouillés, et ces gouttes salées qui brillent au soleil. Un homme qui saisit un enfant que l’eau ravale en arrière. Des mains s’attrapant pour garder l’équilibre. Des corps repus qui s’étalent sur le sable. Et leurs sourires aux lèvres.
J’avais oublié la plage et la vie qui y grouille.
Derrière, la mer est belle, puissante, immense. Je ne l’ai jamais oubliée, mais je ne la regarde plus. Je regarde les corps. Et je me dis que la mer, elle, sera encore là quand on sera morts.
Mathilda di Matteo
17 septembre 2021
2 commentaires
Mon cher Gatsby,
J’avais cliqué pour voir Blacky, et j’ai lu ce texte publié dans Libération. Sa morale ne vous ressemble pas tout à fait ; avez-vous été touché par son humanité ?
Bien cordialement,
Votre Lectorat.
Il est vrai que 95% des textes dans Gatsby sont de moi, mais celui là était touchant et approprié ca fera une notoriété à cette jeune dam qui a du style, c’est rare ! Il y a du très bon et du très mauvais dans Libé, lorsqu’ils font la morale Covid c’est vraiment très chiant de les supporter en dictateurs de la pensée unique, je préfère ceux qui sont fous et “déconnateurs”, la vie est plus un conte cauchemardesque qu’un conte de fée, et on en revient a ce texte “plage” tellement vrai… Le pire est que je n’aime pas la plage, le sable et les gens, il doit y avoir une raison qui m’a fait l’illustrer de photos de Blacky à la plage,,,
Commentaires désactivés.