C’est l’Amérique haletante…
C’est une ville qui ne se différencie aucunement des autres villes américaines de son importance… Il y a des motels entre l’aéroport et le centre ville qui rivalisent d’ingéniosité et de mauvais goût… Les constructions de certains représentent des huttes de trappeurs, pour d’autres, il s’agit de tentes d’Indiens… On trouve également des maisons arabes, des cottages anglais, voire tous les principaux personnages de l’univers Mickey, transformés en habitations… Ensuite viennent les Malls, les supermarkets… Il faut être “IN”, “Dans le coup” et je préfère ne rien ne décrire rien, car ça ne sert à rien… Je dépasse des terrains immenses de bagnoles d’occasion dont les prix sont affichés en énormes caractères sur les pare-brise… Et puis des maisons de jeux, où règne un vacarme effroyable, avec d’immenses travées d’appareils à sous, de juke-boxes, et d’engins électroniques qui permettent de disputer un match de tennis ou de foot, ou bien de piloter une formule 1 dans la Cordillère des Andes… Tout ce bordel se trouve au fond d’une fosse bordée de gratte-ciel, où le soleil n’a jamais posé ses rayons… Le sol est jonché de papiers gras, les magasins sont médiocres, les poubelles échevelées, les flics inutiles sont assis sur le bord des trottoirs, lisant des Comics et des gens de race blanche, d’autres de race noire, vont leurs petits bonshommes de chemin… C’est l’Amérique haletante, avec son fourmillement d’enseignes lumineuses, son grondement paroxysmique, où les moteurs et la musique se confondent au point que l’on ne sait plus différencier les pistons des uns et de l’autre. Je vire sec pour emprunter une rampe qui conduit au porche marmoréen de l’hôtel Babylon…. ou un portier indifférent dans son uniforme bleu à brandebourgs dorés me regarde descendre mes bagages sans lever le petit doigt, d’ailleurs il s’en cure l’oreille et c’est son droit vu que la chose en question se nomme auriculaire, ce que j’ai toujours trouvé absolument dégueulasse. Prenant son parti de l’incident, je me dirige vers l’immense estrade de la réception….dit que je suis moi…, qu’une chambre m’a été réservée…, je dis cela à un grand mec dont la tête est tellement allongée qu’on pourrait en faire deux petites avec…. et voilà que cet abruti, pas gracieux de vocation, se met à se confondre en salamalecs variés : “Bienvenue, la direction vous présente ses compliments et vous a réservé sa meilleure suite” (au prochain numéro)… Tout ça, bien dans l’obséquiosité la plus carpette. Je me sens “saigneur”, tout soudain, un personnage de marque hors classe, je me dis que si ces gens recevaient le Saint-Père, le dernier Rockefeller ou sa Grasse Majesté d’Angleterre et banlieue, ils ne se comporteraient pas avec plus d’égards. Je salue la foule, les bénis urbi et orbite, leur distribue quelques dollars en chute libre, on me laisse signer le registre des entrées comme s’il s’agissait du livre d’or de l’Arc de Triomphe, qu’à peine paraphé, on emporte mes bagages… Le cortège des porteurs se met en marche jusqu’aux ascenseurs. La Cheffe de réception m’invite à monter dans l’un des six, elle y prend place, seule avec moi, tandis que la piétaille s’engouffre dans un autre, m’annonce qu’il fait un temps splendide (ce dont j’avais cru me rendre compte dès l’atterrissage)…
La Cheffe me répète que “le Babylon” est honoré de m’accueillir, que c’est un jour “Day” pour elle et eux tous, à marquer d’une opale (seule pierre blanche digne de moi). Il me semble qu’elle mouille… d’orgueil (sic !) à m’escorter de la sorte, elle doit susciter des éjaculations précoces, ce qui est toujours déplorable pour qui est obligé d’attendre un problématique second service pour pouvoir grimper aux rideaux… Je pénètre dans un appartement que les bras m’en tombent et m’en tomberaient même si j’étais manchot depuis la seizième génération. Ah, ils font bien des choses, là-bas, ces poètes… Mon Dieu, Saigneur, comme ils savent… Comme ils prouvent… Comme ils imposent magistralement leur sens inhumé (ou inné) de la décoration…. C’est archiclasse… Une réussite aporétique… C’est comme une faramineuse branlette… et le luxe, nom de Dieu, le luxe ! J’entre en un lieu qui pourrait s’intituler “Le Palais du Tapis”, ou “Tout pour la Moquette”, tant tellement qu’en a épais, des couches superposées, des à franges, des en soie, des façons iraniens made in Chicago… que ça regrimpe contre les murs, bordel ! Toutes les couleurs répertoriées jusqu’à ce jour sont offertes en une formidable palette de laine ou de soie tressées… on en trouve sur les tables, sur le dossier des chaises… il y a aussi des lustres à faire crever de jalousie Murano… Des lampes sur pieds, des appliques, des pendeloques, tout ça que si tu oses un éternuement, ça te fait le carillon Westminster dans le Landerneau, les canapés sont grands chacun comme la place Vendôme, il y en a des ronds, des carrés, des ovoïdes et puis les tableaux que je recommande : “Venez un de ces jours avec une hache qu’on casse la croûte !”…. La cheffe de la déception me guigne du coin de l’œil, elle attend mon sursaut, ma fantastique trémolance d’époustouflement, une érection… et l’obtient… “Pourquoi ?” lui susurré-je sombrement. Elle me sourit grand comme pour m’inviter à une pipe :“For you, sir !”… Merci, merdeci, j’espère qu’elle m’enverra un jerrican d’essence et des allumettes, merci pour cette magnificence et pour cette grandiloquerie à pompons. Bravo, c’est de toute beauté, une réalisation ex-tra-or-di-nai-re. Elle m’oblige à traverser l’équivalent des steppes de l’Asie minable, pour faire coulisser, sur simple pression d’un bouton, une cloison qui sépare de la chambre… Alors là, chapeau, c’est Louis XIV pensé par un décorateur américain, les fastes de la royauté absolue, de bas en haut, d’est en ouest. Et puis, il y a aussi un trône auquel on accède par quatre marches lumineuses… Et un lit rond, sommé d’un ciel de lit, surmonté d’un aigle blanc aux yeux lumineux… Fourrure, fourrure, et re-fourrure… Ours blanc en polyester… Et des miroirs, une chiée de gigantesques miroirs…, Enfin quelque chose qui réfléchit aux USA… ! J’open la porte et que découvré-je, assise sur un trône royal Chesterfield, roulée sublime ? Une Dame chic qui me fait choc, une vraie Dame, classe, authentiquement classieuse, vivante, complète, un maquillage extra. Force m’est de préciser pour la beauté véridique de ce prodigieux récit qu’elle minaude dans une robe longue et rouge…, il ne lui manque en sautoir que le grand cordon de la Lésion d’une heure, sur quoi duquel serait marqué : “Bienvenue à l’éditeur de Chromes&Flammes”, pour lors, j’en ressens des picotements partout, jamais je n’ai bénéficié d’un tel accueil…
Que de délicatesse, quelle suprême attention Jusqu’où ont-ils poussé le raffinement ? C’est Byzance, les Mille et une Nuits ! Je lui tends galamment ma paluche pour l’aider à virevolter, elle obtempère gracieusement, sans se faire prier, qu’elle poireaute ici depuis des éternités : “Pas trop ankylosée, darlinge ?”… que je lui dit… Elle secoue la tête, puis me propose ses lèvres, poliment je lui octroie les miennes, mais molo : “Mon nom est Molly”, qu’elle m’annonce… Choc !
“Très belle initiative de vos parents, ma petite. Vous prenez un drink ?”… Elle veut bien… “Bourbon, champagne ?”… “Un bourbon-champagne” qu’elle sussure… Elle a de la santé, miss Molly, je connaissais déjà les Bourbon-l’Archambault, le bourbon-champagne, point, mais ça doit aller rapidos, la beurranche, avec une pareille potion magique. Elle est allée se placer près du feu-ouvert, dans une posture drôlement bien étudiée, les bras en arrière pour soutenir l’ensemble, de telle sorte que ce qu’elle a de plus intéressant se trouve mis en évidence…, ô combien ! “Puis-je savoir qui vous envoie ?” questionné-je en confectionnant son long drink meurtrier : Je ne sais pas. Je suis demoiselle de compagnie chez “Mamy Mouse”, on m’a demandé de venir ici”… Elle se cogne sa mixture en un frétillement de la glotte… Parée pour la manœuvre, elle me décoche ce regard fripon qu’avaient les héroïnes du muet dans les rôles d’espionnes, quand elles aguichaient le chef des sévices secrets nazis : “Et alors, pas trop fatigué par le voyage ?”… me demande cet aimable brasier en faisant sa voix pareille à quand tu parles dans le bec verseur d’un arrosoir vide…“Epuisé”…, dis-je, histoire de dissiper les espoirs fallacieux. Je vais quérir un talbin de cinq dans mon aumônière… “Tenez, baby, pour votre rouge à lèvres. Je suis ravi de vous avoir connue et j’espère faire mieux la prochaine fois”… Elle morose, la gosse, déçue en plein fond en comble, elle espérait des prouesses du valeureux frenchman… “Je dois foutre le camp ?”... grommelle-t-elle d’un ton moins bien élevé que précédemment…“Foutre le camp, surtout pas, mais vous retirer, ça oui”, rectifié-je, avec le sourire étincelant qui me contraint à porter un heaume en Plexiglas teinté lorsque je prends le mors aux dents… “Alors on m’a bourré le mou, à propos des Français, on m’assurait qu’ils étaient les champions de l’amour.J’ai toujours pris mon métier à cœur. C’est une véritable vocation, chez moi. D’ailleurs, y a l’hérédité : Maman était dans le truc, et ma grand-mère et la mère de ma grand-mère, comme ça en remontant jusqu’au Mayflower”… Oui, bon, c’est de la piaffante pouliche qui ne renâcle pas à l’ouvrage et qui préfère un coup de bite à un coup de grisou, une solide gagneuse maîtresse d’elle-même et des autres, ça surtout, l’élan, elle le possède et la manière délicate de rendre sa tulipe carnivore, drôlement captatrice, c’est un acquis professionnel, ça : l’étranglement modulateur. Je serais de mauvaise foi si je la réputais médiocre bouillaveuse, voilà une personne qui sait brosser et qui te vide les sœurs Brönté sans barguigner, ou alors très peu, mais cela écrit, et justice lui étant rendue, il ne s’agit pas de la réputer Greta Garbo du radada, Molly, ce n’est pas la Sarah Bernhardt du traversin, le guide de la tringle pour les nuls lui octroierait un 11/20 d’estime, assorti d’un commentaire de ce tonneau : “Des plats de brasserie y côtoient quelques heureuses initiatives qui, hélas, ne vont pas au bout de leurs ambitions. Service aimable mais un peu lent… le décor gagnerait à être plus discret. Ouvert jour et nuit”…
Certes, je devais, par charité, lui fournir une prestation à la hauteur de cette réputation française qui nous a fait tant de mal (car on attendait toujours de nous plus que nous pouvons fournir), mais j’ai la flemme… Manière d’agrémenter, on se finit la séance à la duc d’Aumale ; à savoir que je suisse allongé languissamment sur le dos, les mains derrière la nuque (donc, devant, en réalité) et que je me laisse chevaucher par mam’selle Molly, laquelle lui présente sa contrebasse et ses omoplates. Et hue dada, le coche et la mouche… et tandis qu’elle m’emmitoufle le Nestor de ses meules gaillardes, j’ai le regard qui furète dans la pièce…, moi, je peux très bien mener plusieurs occupations simultanées, je considère tout ce luxe clinquant pour marchands de bœufs ou de cacahuètes en gros, l’épate pour l’épate, il y a de la naïveté dans ce délire à grand spectacle, c’est sommaire, en fait, dans sa hideuse fastuosité, les Ricains, ce qui leur manque, c’est le raffinement, ils confondent Versailles avec le Casino de Paris. Mes yeux sagaces se posent alors et s’attardent sur le lustre central : une dinguerie de verre blanc censée représenter une corbeille de lys à l’envers et, comme je suis un type drôlement intelligent, je constate une légère anomalie à l’un des lys… et ça me fait sourire de pitié, vu que des machins aussi simplistes, c’est nul… La mère Molly s’emballe du fion, pique de mes deux, les mains appuyées sur mes genoux obligeamment remontés à sa portée, elle déclame la tirade du fade, peut-être pour me faire plaisir, j’en sais rien et je m’en f…, pas contrariant de lui donner la réplique sur l’air de : “T’as qu’à parler pour être servi”… Je kiffe l’opéra quand héros et héroïne se brament dans la gueule des désespérances en s’échangeant des microbes, postillons, relents d’ail ou d’échalote : “Je t’aime, ne pars pas ! Je t’aime, et je m’en vais, papa m’attend, l’amour tatan, je meurs, tu meurs, on meurt, on est mort”… Tout ça, c’est très beau, ça pourrait l’être pluche avec la charge des cuivres, la plainte des cordes d’un grand orchestre symphonique… “Partira, partira pas ? Pom pom pom pom ! En route, tagada tsoin tsoin ! Oh, ça y est, je meurs !”… Et encore un petit coup de goualante agonique : “Adieu, l’amour ! Angelure ange radieux !”… La chiasserie turlutaine, il faut écraser les tronches des mélo-mélomanes, c’est pourri ! Le grand coup de cymbale, la mille et unième nuit et dernière, ras-le-bol… ! Vlan ! Et qu’on les inhumera dans la fosse d’orchestre, gloire immortelle de nos haillons ! Finito… Bouclarès, l’Opéra… Garage, garage, vidange graissage, parking, détailing, lavage à toute heure…, cinq étages de chignoles en coquille d’escarguingue, leur vraie destinée. Flûte enchantée, mon zob ! Manon l’escroc ? Tiens, fume ! Garage, garage, tout pour l’auto ! Atelier de réparation, comptoir du pneu ! On gardera le dirluche actuel comme veilleur de nuit de Valpurgis. Smig et Smug sont sur un bateau fantôme, Smug tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ? Envol super des violons, y en a au moins combien dans cet orchestre ? Douze ? Ils s’enfoncent en moi pour m’arracher l’âme, comme une fourchette à escargots extrait le gastéropode persillé de sa coquille brûlante : “Nana nani nananère !”… Ça me plonge dedans… on n’imagine pas le combien cette musique ajoute à la volupté… Pfffffffffffff !
Entre deux étreintes, j’aime lire quelques livres que j’emporte toujours avec moi dans mes voyages, livres qui depuis des années constituent une grande partie de mon existence spirituelle : le Vert-Vert et la Chartreuse, de Gresset… le Belphégor, de Machiavel… les Merveilles du Ciel et de l’enfer, de Swedenborg… le Voyage souterrain de Nicholas Klimm, par Holberg… la Chiromancie, de Robert Flud, de Jean d’Indaginé et de De La Chambre… le Voyage dans le Bleu, de Tieck… et la Cité du Soleil, de Campanella. Un de mes volumes favoris étant une petite édition in-octavo du Directorium inquisitorium, par le dominicain Eymeric De Gironne comportant des passages de Pomponius Méla, à propos des anciens Satyres africains et des Ægipans, sur lesquels je rêvasse pendant des heures, préférant néanmoins la lecture d’un in-quarto gothique excessivement rare et curieux, le manuel d’une église oubliée, les Vigiliae Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae Maguntinae… Je songe souvent à l’étrange rituel contenu dans ce livre et à son influence probable sur mon psychisme… Et bon, voilà, merci du voyage. Je lui décerne les compliments qu’elle espère, la bisouille qui va de soi et la claque meulière idoine…, elle récupère ses loques, se saboule, part…, je l’escorte galamment aux ascenseurs : “Où puis-je te joindre, petite fleur d’extase ?”… lui demandé-je avant de la quitter. Elle sort de son sac-bandoulière une carte de visite mauve, de toute beauté, sur laquelle sont imprimés, en rose, son prénom et un numéro de bigophone. Bye baby… Fin du coït de bienvenue…