Pendant longtemps, croiser un regard, effleurer une main, fut prohibé… puis le flirt s’est débarrassé peu à peu des codes et des interdits que lui imposaient la loi, la morale et la religion, il a gagné sa liberté et s’est mué en pré-révolution sexuelle : flirter en public, c’est politique !
Au début était le sexe… puis vint la politique… où plutôt “le” politique, cette force multiple qui prétend structurer la vie en commun : omnipotence des puissants, influence des religions et des superstitions, pressions du groupe, organisation patriarcale ou matriarcale, démocraties légiférantes, normes techniques…
Au début était le sexe… puis cette nature fut domestiquée… enfin presque… car au tout début, avant même le début que fut le sexe, était le flirt, n’en déplaise aux zélateurs du “tirer à vue”, il y eut forcément à l’origine de cet autre big-bang, un temps voué au rapprochement et à l’observation des êtres… c’est la valse des planètes, la roue du paon, la danse des manchots, le tête-à-queue des canidés, le “Que vous êtes belle ce soir, Gwendoline”.
Rappelez-vous : dans le jardin d’Eden, tout n’était que beauté et harmonie… vint alors le serpent… rien de bien méchant, me direz-vous, dans ces effleurements, ces nez-à-nez et ces lèvres en approche spatiale ?
Pas pour tout le monde… car la parade des amoureux a très tôt généré une série de règles et de codes prompts à faire passer sentiment de liberté et effervescence des sens par le chas de la loi des hommes : L’amour… “l’infini mis à la portée des caniches”, écrivait Céline dans “Voyage au bout de la nuit”… c’est pourquoi, qu’on l’appelle séduction, drague ou désir de plaire.
L’intérêt que se portent les futurs amants est longtemps resté tapi dans une sorte de semi-obscurité, un coin brumeux, jusqu’au moment ou la société a fini par l’accepter, au vingtième siècle, après avoir vu ses codes et ses interdits méchamment chamboulés.
Depuis des siècles, le christianisme a inculqué dans les esprits la hantise, le mépris de la chair, faible et périssable… mais ce dégoût du corps et de la sexualité n’a sans doute jamais été aussi prononcé qu’en cette première moitié du dix-neuvième siècle… le point de départ d’une révolution qui portera sur le droit à faire la démonstration publique de ses sentiments, à flirter finalement au su et au vu de tous…. finies les oies blanches élevées dans le poulailler familial et derrière les grilles des couvents avec le souci de coller au désir de pureté originelle de ces messieurs… mais avant, un long chemin restait à parcourir.
Tout ce qui touche au sexe avant le mariage fut jusqu’au vingtième siècle occulté par la famille et l’Eglise… on ne transigeait pas avec la virginité et la pureté morale des demoiselles… et les garçons étaient priés (sic !) d’y regarder à deux fois : la syphilis n’avait-elle pas rongé jusqu’à l’os ce débauché de Maupassant ?
Les interdits, les tabous et l’hypocrisie ambiante sont toujours actuellement un carcan dont il est périlleux de se débarrasser; le flirt a marqué la transition entre la fin de l’ère puritaine et la révolution sexuelle.. environ cent ans.
Il était apparu dans les milieux bourgeois et aristocratiques vers le milieu du dix-neuvième siècle, la forme anglaise “flirtation” restait alors marginale.
Il faudra attendre quelques décennies avant que le mot se francise en flirt, flirter, flirteur, flirteuse… timidement puis plus hardiment, la flirteuse va découvrir dès la Belle Epoque sa sensualité étapes par étapes, osant les effleurements équivoques, puis les baisers, les caresses plus ou moins intimes, parfois même elle va encore aller plus loin, et jouer avec le feu, danser sur le volcan de la sexualité… avec son partenaire masculin, elle va établir une autre équation amoureuse, plus équilibrée, plus conflictuelle aussi, parfois… mai 1968 et la pilule contraceptive ne sont pas encore là, mais la révolution gronde.
Comme souvent, ce vent du changement est arrivé d’Amérique où le mot “flirter” ne vient pas de “conter fleurette” comme on le croit habituellement, mais des pratiques qui y ont cours alors que la révolution industrielle modifie profondément le paysage de la société.
Dans “De la démocratie en Amérique” (1835-1840), l’historien français Alexis de Tocqueville scrutait au plus près ses contemporaines d’outre-Atlantique : Il ne fallait presque jamais s’attendre à rencontrer chez la jeune fille d’Amérique cette candeur virginale au milieu des naissants désirs, non plus que ces grâces naïves qui accompagnaient chez l’Européenne le passage de l’enfance à la jeunesse… et pourtant, des deux côtés de l’océan, on poursuivait les mêmes objectifs : préserver la vertu des jeunes filles, à cette différence que pour puritains qu’ils soient, les Anglo-Saxons croyaient et croient toujours dans les vertus pédagogiques du flirt comme lieu de maîtrise des pulsions, le préfèrant au maintien dans l’ignorance qui prévaut en nos contrées.
La Révolution industrielle va favoriser les idylles transeuropéennes et modifier le visage sentimental de la société, le flirt oscillant entre nouvelle éducation sentimentale des jeunes filles et jeu de séduction des hommes et des femmes marié(e)s, chacun/chacunne prétendant au rêve…, avec ses limites : s’agissant du mariage, les tribunaux et le qu’en-dira-t-on se sont montré beaucoup plus indulgents vis-à-vis du mari adultère qu’envers la femme qui avait fauté… ce n’est d’ailleurs que très récemment (2007) que l’idée de faute disparaîtra de la procédure de divorce.
Il y a loin de la coupe aux lèvres…., tendance à la Belle Epoque chez les plus hardis, le flirt restait au contraire considéré comme le comble de la perversion chez les bourgeois les plus conservateurs… le jugement allait au-delà de la morale, la virginité et la pudeur que l’on attendait des jeunes filles étaient pour les pères-la-vertu un symbole de pouvoir ainsi qu’un signe de reconnaissance et d’exclusion.
Le flirt a fait tomber le mur des convenances qui séparait les comportements bourgeois et populaires, considérés comme vulgaires et amoraux… pour l’Eglise, il était (et est toujour) la négation de l’amour chrétien… face à l’Eternel il est périssable, éphémère… il n’est que la satisfaction égoïste de la vanité ou du calcul.
Pour les moralistes les plus sévères, la conquête amoureuse était le mensonge absolu, la stratégie du diable qui consistait à inspirer aux autres de l’amour sans en ressentir soi-même : “comme l’onanisme”, prêchaient à l’unisson médecins et ecclésiastiques : “le flirt conduit à l’amour malade. La voilà bien la France des embrassades, une société de désœuvrés, de détraqués et de vicieux de toute espèce. Il est même des flirteuses qui transforment des flirteurs en esclaves de leurs sens, lesquels en arrivent parfois à se venger”…
Puis vint la Première Guerre mondiale qui sépara les hommes des femmes… le thé-tango devint le thé-tricot.. on ne badinait pas avec la mort qui règnait dans les tranchées… les couvre-feux atteignaient aussi ceux de l’amour… mais heureusement, la morale et le bon sens politique veillaient !
La relation privilégiée qui liait le soldat valide à sa marraine de guerre et le poilu agonisant à son infirmière fut institutionnalisée…, mieux : célébrée.
Si le mot flirt n’était bien sûr pas brandi, il s’agissait pourtant bien d’un jeu de séduction, fût-il morbide, mis au service de la patrie… avec la fin des hostilités en 1918, la France et la Belgique retrouvèrent le goût du plaisir en dépit des grands cimetières qui s’étiraient de l’Yser à la Meuse… c’était le temps où Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway installés à Paris contribuèrent à la libération des mœurs. c’était le temps des garçonnes, filles dépravées issues de la bourgeoisie qui voulaient mener une vie de garçon et relèguaient la demi-vierge de la Belle Epoque au placard des passions inassouvies… elles dévoraient la vie à pleines dents, s’amourachaient de bien des hommes et parfois de femmes… elles étaient volontiers scandaleuses, forcément en porte-à-faux avec les usages et l’opinion.
Le flirt n’était plus une affaire de jeux de regards et de mots : il utilisait les mains et la bouche… du flirt léger, on passait au flirt poussé, on se touchait comme en ces tangos lascifs devenus mode… en flirtant, jeunes et moins jeunes gens rêvaient le plus souvent du “grand amour”, ce thème éternel… longtemps brimé par la société et ses usages, le flirt réussit à ouvrir la cage aux oiseaux… c’est ainsi que dans les années 30, il va être progressivement dédramatisé, la critique des moralistes ne faisant plus l’unanimité comme à la Belle Epoque.
Les parents tremblaient toujours à la pensée que leur fille perde son pucelage, mais ils commençaient aussi à la considérer comme un être responsable, maître d’elle-même.
Quel rôle aura cette licence nouvelle lorsqu’une décennie plus tard, dans les années ’40, nombre de jeunes femmes s’amouracheront des beaux soldats ?
Ce n’est qu’une question parmi tant d’autres dans le cheminement qui mène à la libération sexuelle… du simple échange de regard au collé serré des surprises-parties, pour en arriver au grand corps-à-corps décomplexé, il a fallu passer par le flirt et la fin des convenances, mais il faudra attendre la fin des années 60 et la pilule pour répondre en toute franchise à cette question, la vie de débauche que menaient les garçonnes ne concernait qu’une minorité.
C’est là que tout a (officiellement) commencé, que chacun a choisi de se battre pour accéder au plaisir !
“Le baiser d’une femme, c’est la poignée de main du boxeur avant le combat”…, c’est de Marcel Achard… il avait oublié qu’il faut être deux sur un ring !