Dans le cours de mes “affaires“, je rencontre des gens de toutes sortes…, les plus riches s’avérant en réalité, bien souvent, aussi pauvres d’esprits que les plus misérables et éhontées crapules qui se croient tout permis… les exemples foisonnent et je serais bien en peine de vous en conter toutes les histoires.
Que ce soit le fumeux Rocky à Monaco (maintenant interdit de séjour) ou divers héritiers milliardaires qui m’ont approchés (l’inverse est vrai) pour assouvir leurs fantasmes (automobiles…, je précise)…, aucun ne surpasse Edouard Stern que j’ai connu lors d’un périple en Clénet au lac de Lugano…
Sa fin d’histoire est d’autant plus intéressante à conter, qu’elle mélange tous les genres, particulièrement le sado-masochisme qui fait le bonheur de quelques-uns et unes…
Le mystère Edouard Stern… #1
Edouard Stern aurait-il été victime d’un crime passionnel ?
Riche héritier et financier frondeur, Edouard Stern a été tué en 2005 par sa maîtresse, Cécile Brossard.
Un rapport transmis par le psychiatre Jacques Gasser va dans le sens d’un meurtre par passion : “Cécile Brossard n’a jamais perdu la faculté d’apprécier le caractère illicite de ses actes, sa faculté de se déterminer était au maximum légèrement diminuée“…
La nuance est importante, car, en droit suisse, le ou la coupable d’un crime passionnel n’est passible que d’une peine de 10 ans de réclusion, contre la perpétuité pour un assassinat.
Avant de se faire un avis définitif, le psychiatre a travaillé une centaine d’heures sur le dossier (cinq fois plus que de coutume), dont neuf heures passées à interroger la meurtrière.
Cécile Brossard est décidément un cas à part, puisqu’elle s’évertue à porter des vêtements ayant appartenu à son défunt amant et à affirmer : “Je ne suis pas vivante et il n’est pas mort“…
70 personnes, parmi lesquelles l’écrivain Pascal Bruckner (qui aurait eu une brève relation avec la prévenue), ont été entendus durant l’enquête.
Comment en est-on arrivé là ?
Le 1er mars 2005, des collaborateurs du financier français Edouard Stern trouvent le cadavre de leur patron dans la chambre à coucher de son appartement genevois de la rue Adrien-Lachenal, gisant dans une mare de sang.
Vêtu de la tête aux pieds d’une combinaison en latex couleur chair, il a reçu deux balles dans la tête et une troisième en pleine poitrine.
Le meurtre de l’un des hommes les plus riches d’Europe a fait frémir les milieux de la finance mondiale.
Edouard Stern était le fringuant héritier d’une dynastie de banquiers remontant au 19e siècle, c’était aussi un homme d’affaires habile, dont le caractère impitoyable lui avait valu de nombreux ennemis au fil des années.
La police suisse a rapidement éclairci une partie du mystère : “Cécile Brossard, la maîtresse sado-maso de la victime, une femme de 36 ans, a avoué son assassinat“.
Toutefois, les enquêteurs affirmaient alors ne pas avoir une idée claire de son mobile…
A côté de l’agitation qui régnait dans sa vie privée et qu’il est même parvenu à dissimuler aux membres les plus proches de sa famille, le banquier quinquagénaire était obsédé par une bataille juridique.
Avant sa mort, il avait dû faire face aux assauts d’importants hommes d’affaires français à propos de son investissement raté dans l’entreprise chimique Rhodia.
Hanté par la conviction que sa vie était en danger, il portait une arme, racontent ses avocats et associés, il pensait qu’on le suivait.
Un de ses avocats a rapporté que, dans les derniers mois de sa vie, Edouard Stern l’appelait jusqu’à six fois par jour pour lui parler de l’affaire Rhodia.
Plusieurs amis ont affirmé qu’il détestait perdre de l’argent, aussi modique que fût la somme.
Un jour, il aurait payé un conseiller fiscal en francs français après avoir reçu une facture libellée en francs suisses, empochant au passage la différence sur le taux de change.
Il avait aussi un caractère redoutable : “Lorsque les choses ne se déroulaient pas exactement comme il le souhaitait, il était capable d’une extraordinaire violence verbale“, précisa Jean Peyrelevade, un des plus importants banquiers français, qui avait travaillé avec Edouard Stern à la fin des années 1980.
Selon certains de ses proches, il pouvait aussi être incroyablement charmant.
Ils affirment qu’il était particulièrement généreux à l’égard de ses enfants et amis proches.
Edouard Stern est né dans l’un des plus vieux clans de banquiers juifs d’Europe.
Les racines de la banque familiale remontent à l’Allemagne du début du 19e siècle.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la grand-mère d’Edouard Stern fuit Paris avec ses enfants et travaille comme vendeuse chez Bergdorf Goodman à New York.
Après la guerre, elle retourne en France avec ses trois fils.
L’un d’eux est Antoine Stern.
Après une enfance privilégiée dans la haute société parisienne, Edouard décroche son diplôme dans une école de commerce et travaille dès 1976 dans la Banque Stern.
Il a alors 22 ans.
Un an plus tard, la banque connaît un sérieux problème et il décide d’en prendre la direction.
Avec l’aide de ses deux oncles et de sa grand-mère, qui disposent ensemble d’une majorité de contrôle, il orchestre un coup de force contre son père et le met à la porte.
Les deux hommes ne se parleront plus pendant 15 ans, jusqu’à ce qu’Edouard rende visite à son père sur son lit de mort.
En 1984, il vend la banque à un investisseur libanais pour 300 millions de francs français (46 millions d’euros), tout en conservant des droits sur son nom.
La même année, il épouse Béatrice David-Weill, fille de Michel David-Weill, le patriarche et actionnaire majoritaire de la vénérable banque d’investissement Lazard.
Il crée rapidement une nouvelle banque d’affaires, elle aussi baptisée Banque Stern et se lance agressivement dans les secteurs de l’investissement et du conseil en transactions financières, concurrençant ainsi ouvertement la banque Lazard.
Il fait des vagues à Paris en montant des offres publiques d’achat (OPA) contre des entreprises françaises, violant ainsi les règles tacites du capitalisme hexagonal.
A cette époque, les reprises hostiles étaient inconnues en France, particulièrement de la part de banques de sang bleu…
Dans l’une de ses manœuvres, Edouard Stern tente de mettre la main sur le groupe Rivaud, conglomérat propriétaire de plantations en Asie et en Afrique.
Ce dernier est à l’époque contrôlé par deux comtes français.
Bien que l’OPA échoue, elle rapporte à la nouvelle Banque Stern 150 millions de francs français (23 millions d’euros).
L’institution trouve son rythme de croisière à la fin des années 1980 et Edouard décide de la vendre à la Société des banques suisses (qui fait actuellement partie d’UBS) plutôt que de continuer à développer ses activités.
Le prix de vente : 1,7 milliard de francs français (260 millions d’euros), le propulse parmi les hommes les plus riches de France.
“Je pensais que nous étions en passe de devenir une grande banque d’investissement“, relatait voici trois ans Jean Peyrelevade, qui a dirigé la Banque Stern de 1986 jusqu’à sa vente, “mais cela ne correspondait pas au tempérament d’Edouard. Il était pressé“…
Edouard profite de cette nouvelle manne : il organise des safaris de chasse en Afrique et collectionne de l’art contemporain plus qu’onéreux.
D’un tempérament insatiable, il recherche toutefois d’autres grands projets bancaires.
En 1992, il accepte la proposition de son beau-père de travailler pour Lazard.
Le jeune banquier versatile entre rapidement en conflit avec Michel David-Weill et la vieille garde de la banque.
A l’époque, beaucoup de gens estiment qu’il succédera à son beau-père, bien que, dans les conversations entre les deux hommes, le calendrier de cette passation de pouvoir reste vague.
Impatient, Edouard tente de s’emparer de la direction de la banque : Michel David-Weill repousse l’assaut.
A la même époque environ, son mariage avec Béatrice, une historienne de l’art avec laquelle il a eu trois enfants, part à vau-l’eau.
Ils divorcent en 1998 mais dissimulent ce fait à Michel David-Weill pendant quelque temps encore.
En 1997, Edouard Stern quitte la banque Lazard pour créer un fonds d’investissement.
Sa relation avec Michel David-Weill est restée suffisamment cordiale pour qu’une société holding de Lazard y investisse 233 millions d’euros, somme que double Edouard Stern qui déménage à Genève, capitale de la gestion de fonds, afin d’y lancer Investment Real Returns (IRR).
Une raison motive ce déménagement : le banquier veut repartir à zéro, loin du monde étouffant de la société française.
Il se rend souvent à ses réunions avec ses avocats, non rasé et portant des vêtements de loisirs et des baskets.
Dans les milieux d’affaires français, la plupart des gens portent un costume-cravate…
Il se lance alors dans l’un de ses rares mauvais investissements, une opération qui le rongera jusqu’à la fin de sa vie.
Au cours de l’été et de l’automne 1999, deux de ses sociétés d’investissement acquièrent 2,5 % des actions en circulation de Rhodia, entreprise chimique issue de la firme pharmaceutique française Rhône-Poulenc.
Somme en jeu : 68 millions d’euros.
Deux ans plus tard, il rencontre Cécile Brossard, artiste de 14 ans sa cadette, lors d’un dîner organisé par un ami commun.
Elle aime sculpter, peindre et écrire de la poésie.
Ils deviennent amants, aux dires de Pascal Maurer, l’avocat de Cécile Brossard.
Edouard Stern l’emmène régulièrement à bord de son jet Gulfstream vers des destinations exotiques, notamment ses safaris.
Pascal Maurer ajoute que le duo fréquentait aussi des night-clubs sadomasochistes.
Entre-temps, l’action Rhodia dévisse : de 21 euros au moment de l’investissement, elle tombe à 8 ou 10 euros en 2002.
Durant l’été, Edouard Stern demande à faire partie du conseil d’administration de l’entreprise et essaie de rallier les actionnaires mécontents en vue d’obtenir la démission du CEO, Jean-Pierre Tirouflet.
Lors de l’assemblée des actionnaires d’avril 2003, Jean-Pierre Tirouflet survit à la motion visant à le démettre de ses fonctions et Edouard Stern est éjecté du conseil d’administration par les actionnaires qui refusent d’avaliser sa nomination.
Malgré tout, la performance de Rhodia empire et Jean-Pierre Tirouflet finit par perdre son emploi un peu plus tard, mais cela n’apaise pas la colère d’Edouard Stern.
Les actions de Rhodia tombent finalement en dessous de 1 euro mi-2004, coûtant au banquier et à son fonds 60 millions d’euros, comme l’a révélé le procès intenté aux Etats-Unis.
Partiellement à cause de ces pertes, la société holding de Lazard, Eurazeo, se montre mécontente de la performance du fonds de Stern et s’en plaint au banquier.
Selon des initiés, Eurazeo voulait retirer son argent d’IRR.
Edouard Stern est de plus en plus convaincu, selon des avocats et associés, que Jean-Pierre Tirouflet et le conseil d’administration de Rhodia l’ont trompé quant aux finances de la société.
A l’époque, le conseil d’administration de Rhodia compte des hommes d’affaires français aux carnets d’adresses bien remplis.
Parmi eux, Thierry Breton, redresseur de France Télécom (notamment) et aujourd’hui ex-ministre des Finances français, a dirigé le comité d’audit de Rhodia d’avril 1998 à septembre 2002, tandis que Jean-René Fourtou, désormais président du conseil de surveillance de Vivendi, est le patron de Rhône-Poulenc lorsque celui-ci constitue Rhodia.
En mai 2003, Edouard Stern dépose contre Rhodia et ses directeurs en France une plainte qui déclenche une enquête criminelle.
La Commission des opérations de Bourse (COB) ouvre elle aussi une enquête en juin 2003.
L’année suivante, Stern lance deux autres actions en justice contre les directeurs de Rhodia à Paris et New York.
Dans ces trois procédures, il argue que les anciens conseil d’administration et direction de Rhodia ont dissimulé aux investisseurs des informations matérielles en rapport avec l’acquisition, par Rhodia, de l’entreprise chimique britannique Albright & Wilson en 2000.
Selon le banquier, ils auraient également présenté de façon fallacieuse l’étendue des dettes héritées de Rhône-Poulenc.
Le procès Rhodia énerve Edouard Stern.
Il affirme à ses avocats recevoir des menaces de mort, et se convainc progressivement d’être placé sous surveillance.
Il porte même un revolver.
Dans ses conversations avec ses avocats, il n’est toutefois pas très explicite quant à la nature de ses soupçons.
“C’était un grand investisseur dans de nombreuses sociétés, il gérait énormément d’argent et était préoccupé comme tout le monde l’aurait été à sa place“, estimait Xavier de Sarrau, un conseiller de Stern établi à Genève, peu après sa mort.
En octobre, un technicien, qui répare un téléphone défaillant appartenant à un associé du fonds IRR à New York, y découvre un mouchard.
On ne sait pas clairement qui a placé le mouchard ni qui l’IRR considère comme responsable.
Selon une personne bien au fait des événements, l’IRR avait renvoyé l’affaire au bureau du district attorney de Manhattan… le véritable danger est tapi dans la vie privée d’Edouard Stern lui-même.
“Sa relation avec Cécile Brossard devient très tendue”, souligne Pascal Maurer… selon lui, le banquier reporte à plusieurs reprises ses promesses d’épouser sa maîtresse… raison invoquée : il n’est pas encore divorcé, alors que son divorce a été finalisé depuis longtemps déjà.
Lorsque Cécile Brossard tente de mettre fin à cette relation, Edouard Stern lui envoie des lettres d’amour l’implorant de revenir… alors elle continue de vivre en France, près de Paris.
“Quand elle vient en Suisse, elle séjourne chez un ancien petit ami à Montreux, près de Genève, mais détient une clé de l’appartement de Stern”, précise Me Maurer… précisant qu’Edouard Stern garde sa relation avec Cécile Brossard confidentielle : “Certains de ses associés les plus proches connaissent bien son existence mais ne l’ont jamais rencontrée”.
Il transfère 1 million de dollars sur un compte bancaire ouvert au nom de Cécile Brossard chez Credit Suisse, selon une personne proche de la famille Stern, cette somme est un acompte pour huit tableaux de Chagall que Cécile Brossard a promis de livrer… ce même témoin ajoute que cette dernière n’a pas fourni les tableaux et que le banquier a gelé l’argent.
Cécile Brossard est-elle réellement capable de jouer les intermédiaires pour une telle transaction ?
Nul ne le sait.
Son avocat conteste le fait que les fonds aient été destinés à payer des tableaux.
Cécile Brossard a considéré l’argent comme un don, une preuve d’amour destinée à lui procurer une indépendance financière.
“Je ne comprends pas pourquoi il l’a repris“, déclare-t-elle à son avocat.
Les deux amants se disputent pendant des semaines à propos de l’argent.
Aux dires de Pascal Maurer, dans l’après-midi du 28 février, Edouard Stern demande à sa maîtresse de venir à son appartement.
De 19 h à 20 h, le banquier organise une téléconférence avec ses avocats et un confrère investisseur pour discuter des procès Rhodia.
Lorsque Karim Beylouni, l’avocat parisien d’Edouard Stern, l’appelle vers 21 h, il n’obtient pas de réponse.
Dans la soirée, Cécile Brossard arrive à l’appartement.
Cécile connaît bien l’endroit: elle a même participé à la décoration, très contemporaine, à base de bois clair, de tableaux et de photographies d’artistes chinois.
Elle arrive la première, avec un quart d’heure d’avance, ouvre la porte avec son jeu de clefs… bientôt, Edouard Stern la rejoint.
Ce soir-là, comme souvent, la guérilla amoureuse se solde par un énième armistice charnel.
Le banquier, allongé sur le lit, est revêtu d’une combinaison de couleur chair en latex, matière qui permet d’estomper la marque des coups sur le corps.
Il a les mains attachées.
Cécile lui fait face, dans un ensemble noir apporté spécialement.
La suite, seule Cécile Brossard, unique témoin des derniers instants de l’homme d’affaires, peut la raconter.
“Un million, c’est cher payé pour une pute“, aurait lâché le banquier.
Ses derniers mots.
“A ce moment-là, j’ai pété un câble“, confiera la jeune femme.
Elle saisit une arme remisée dans le dressing, un pistolet 9 mm.
La première balle est mortelle : elle est tirée presque à bout portant, à 10 ou 15 centimètres de la tête.
La cagoule que porte Edouard Stern épargne à Cécile la vision du visage de son amant.
Puis trois autres détonations claquent.
Passé l’instant d’hébétement, la meurtrière se ressaisit.
Elle aurait pu donner l’alerte, mais elle opte pour une autre voie, qui la mettra en difficulté à l’heure du procès.
Elle commence par ramasser les quatre douilles dispersées sur le sol.
Elle se change et jette sa tenue dans un sac de sport.
Elle y enfourne l’arme encore chaude et les deux autres pistolets.
Elle récupère ensuite des bouteilles d’eau sur lesquelles elle a laissé quelques empreintes compromettantes.
Enfin, Cécile claque la porte et descend jusqu’au parking.
Elle prend le volant de la Mini de son conjoint, Xavier, un naturopathe suisse chez qui elle vit depuis leur mariage à Las Vegas.
Les caméras de l’immeuble enregistrent sa sortie.
Sur la bande, l’horloge indique 21 h 17.
Cécile Brossard longe le Léman pour rallier Clarens, de l’autre côté du lac, à une heure de route.
En chemin, elle passe un coup de fil à Xavier.
Les enquêteurs détermineront que, dans la foulée, son époux téléphone aux chemins de fer suisses pour lui réserver un billet sur le Montreux-Milan de 23 h 40.
En arrivant à Montreux, justement, Cécile Brossard prend le temps de jeter ses bottes et son fouet dans une poubelle.
Puis, un peu plus loin, les pistolets dans le lac.
Elle gagne ensuite le bel appartement de Clarens.
Devant Xavier, elle prétexte, semble-t-il, la nécessité de prendre de la distance après une nouvelle dispute avec Stern.
C’est également la version qu’elle donne alors à son oncle et à sa tante.
Depuis l’adolescence, elle peut compter sur ce couple d’horticulteurs qui réside à Champenoux, tranquille bourgade de Meurthe-et-Moselle.
Cécile, bouleversée, leur confie: “Je suis pas bien. On s’est engueulés, avec Edouard. Je pars en Australie“.
La tante remarque la nervosité de sa nièce, mais ne s’alarme pas outre mesure.
Elle sait les crises que connaissent les amants et aussi que Cécile a des amis viticulteurs installés près de Sydney.
La jeune femme plie quelques affaires au fond d’une valise à roulettes.
Alors qu’elle s’est débarrassée de plusieurs indices compromettants, elle emporte, curieusement sa tenue sadomasochiste dans sa fuite, comme si elle voulait garder un ultime souvenir de son amant.
La cavale s’organise tant bien que mal.
Plutôt fébrilement : arrivée à la gare dans la précipitation, Cécile Brossard se trompe de quai.
Au lieu d’embarquer dans le train pour Milan, elle saute dans le régional de 23 h 33, qui stoppe à Villeneuve sept minutes plus tard…
Terminus.
L’express, qu’elle a raté, file déjà vers l’Italie.
Or la fugitive sait qu’elle ne dispose que de quelques heures pour quitter la Suisse.
Au matin, le corps sera découvert.
Elle prend alors un taxi.
Interrogé par le magazine suisse L’Illustré, le chauffeur, Rodovan Milic, se souvient parfaitement de cette nuit si particulière.
La jeune femme blonde, cheveux tirés en arrière, implore : “Conduisez-moi à Milan“…
Pendant le trajet, Cécile Brossard tente sans succès de masquer son stress.
Elle confie qu’elle est une artiste, qu’elle vient de perdre sa mère en Italie.
Le chauffeur, lui, n’y croit qu’à moitié.
Dans le rétroviseur, il observe sa cliente.
Il remarque sa maigreur et sa pâleur.
Il imagine une dispute d’amoureux, une femme fuyant son mari.
A proximité de Milan, la passagère entrouvre la fenêtre, par laquelle elle glisse discrètement les quatre douilles de 9 mm, qui finissent le long de l’autostrada.
A 4 heures du matin, le 1er mars, l’aéroport de Milan est encore fermé.
Dans la lumière des phares, Cécile Brossard se jette contre la baie vitrée, pestant, suppliant le chauffeur de pousser jusqu’à Rome.
Exténué, celui-ci refuse, la laisse et reprend la route de la Suisse.
Au total, sa cliente a réglé 1.200 francs suisses (environ 750 euros), en espèces.
Dès l’ouverture de l’aéroport, Cécile se rue sur le guichet d’Austrian Airlines et achète un billet pour Sydney.
Lors de l’escale à Vienne, en Autriche, vers 11 heures, elle donne les instructions nécessaires à son banquier pour obtenir la levée de séquestre du million de dollars.
Elle est dans les airs lorsqu’à Genève, le 1er mars, en début d’après-midi, le corps d’Edouard Stern est retrouvé par ses collègues.
Une scène glaçante…
A Sydney, la fugitive ne se rend même pas en ville.
Elle s’accorde quelques heures de repos dans une chambre d’un hôtel proche de l’aéroport, dont elle ne sort quasiment pas.
Là, dans l’après-midi du 2 mars, elle reçoit sur son téléphone portable un appel de la productrice Fabienne Servan-Schreiber, la demi-sœur d’Edouard Stern.
Celle-ci connaît Cécile depuis quelques mois : Edouard a tenu à la lui présenter.
Elle-même effondrée, Fabienne Servan-Schreiber cherche les mots pour atténuer le choc de la nouvelle : “Il est arrivé quelque chose de grave à Edouard“.
“Quoi? Un accident de voiture?“… réplique Cécile, déjà installée dans son mensonge.
A l’annonce du drame, la jeune femme réalise que son retour est inévitable.
Elle multiplie les appels vers la Suisse et la France.
Elle demande ainsi à Xavier de lui acheter en urgence un billet.
Comme dans tous les moments de détresse, elle rappelle aussi son oncle et sa tante.
Epuisée, elle insiste pour qu’ils viennent la chercher à son arrivée à Zurich et qu’ils la conduisent à Clarens.
Juste avant son départ, le 3 mars, elle leur expédie un étrange colis.
A l’intérieur, le tee-shirt, les bas noirs, les bretelles et les jambières en cuir qu’elle portait le soir du meurtre.
Lors de l’escale à l’aéroport de Singapour, elle aperçoit un exemplaire du Figaro, qui titre en Une : “Mort suspecte d’Edouard Stern”.
Sur la photo, le banquier semble la défier du regard.
La jeune femme craque.
Devant cette soudaine crise de nerfs, le personnel doit faire appel à un médecin.
Le 4 mars, au petit matin, l’oncle et la tante sont là pour l’arrivée de l’avion.
Dans la voiture, Cécile Brossard parle, à mots voilés, d’une dernière “soirée particulière” avec Edouard Stern.
Dans la précipitation, elle oublie la montre de son amant à l’intérieur du véhicule.
Ils avaient échangé leurs montres, comme des adolescents, en signe d’amour.
La jeune femme se rend immédiatement dans le bureau du juge d’instruction, Michel-Alexandre Graber, un magistrat aussi réservé que pugnace.
Les policiers suisses, qui la cuisinent pendant plusieurs heures, doutent de sa sincérité.
Mais, plutôt que de l’interpeller immédiatement, ils choisissent de la placer sous surveillance pour repérer d’éventuels complices.
Le 15 mars, la Française est arrêtée à Clarens.
Lors du second interrogatoire, elle craque: sa version est prise en défaut par les relevés téléphoniques.
La lettre dans laquelle Edouard Stern lui promet le mariage est saisie.
La jeune femme demande une faveur : qu’on lui en laisse une copie.
Elle conduit ensuite les enquêteurs à l’endroit exact où elle a jeté les armes.
Quelques jours plus tard, Me Gérard Michel, avocat de l’oncle et de la tante de la meurtrière présumée, se trouve à Paris, sur le plateau de l’émission Sans aucun doute, lorsqu’il reçoit un appel sur son portable.
Le juge Graber voudrait obtenir de ses clients une mystérieuse enveloppe que Cécile leur aurait confiée plusieurs mois auparavant.
Pour l’occasion, le magistrat helvète autorise la suspecte à s’entretenir au téléphone avec ses parents.
C’est elle qui leur demande d’apporter ce document à Genève.
Le couple s’est donc récemment rendu en Suisse pour le restituer.Aujourd’hui que la thèse d’une manipulation semble écartée, reste à expliquer le mobile de l’affaire Stern…
S’agit-il de l’acte d’une femme fragile victime d’un amant pervers qui se joue d’elle ?
Ou, au contraire, faut-il voir le geste d’une maîtresse calculatrice qui tue par dépit, lorsque la fortune promise lui échappe ?
“Les faits sont têtus. La chronologie apparaît particulièrement accablante“, estime Me Marc Bonnant, avocat de la partie civile, “dès qu’elle a obtenu son million, Cécile Brossard quitte Edouard Stern, il se sent trahi et se ravise, il veut bloquer le compte. Le 26 février, elle l’apprend. Le 28, elle l’abat. Ce qui les liait, était-ce de l’amour ? Etait-ce de la dépendance ? Elle le quittait souvent, ce qui le plongeait dans un profond désarroi. Selon moi, il dépendait d’elle“, poursuit le pénaliste.
La défense évoque une tout autre dramaturgie et dresse, à l’inverse, le portrait d’une femme sous influence.
“Ma cliente n’a rien d’une tueuse froide et insensible“, insiste Me Bruno de Preux, “pendant des années, elle a été victime de harcèlement moral de la part de Stern. Elle a tué l’homme qu’elle aimait, l’amour de sa vie. Elle est d’ailleurs aujourd’hui tellement effondrée qu’elle doit bénéficier d’un suivi psychologique“.
Les deux camps ne s’accordent que sur un point : la cause du drame réside dans le choc de la rencontre de deux êtres excessifs.
Lors du procès, les jurés suisses devront définir la nature des relations de l’artiste et du banquier. Pour décider, il leur faudra sonder les cœurs et les âmes.
Aujourd’hui, ce sont les experts psychiatres qui vont examiner la personnalité de Cécile Brossard.
Ils devront aussi, fatalement, évoquer celle, fascinante et multiple, d’Edouard Stern.
La Confédération helvétique n’est pas la seule à s’inquiéter des révélations possibles de l’enquête sur le meurtre d’Edouard Stern…
A Paris, dès l’après-midi du 1er mars et les jours suivants, souffle un vent de panique.
Alors président de l’UMP, Nicolas Sarkozy appelle directement le juge Graber et le procureur Zappelli, à plusieurs reprises, pour tenter d’en savoir plus.
Tous les deux de la même génération, Stern et Sarkozy se connaissaient bien.
Ils étaient même devenus amis.
Le président de l’UMP n’a pas oublié que fin 1999, ils étaient l’un comme l’autre au creux de la vague : Sarkozy était rejeté par toute la classe politique, après son échec aux élections européennes dont il conduisait la liste, le 13 juin précédent ; et Stern venait de se faire chasser de la banque Lazard par son propre beau-père !
Au cours d’un dîner qui les réunissait, au milieu d’autres convives, au domicile de Lindsay Owen-Jones, patron de L’Oréal, celui-ci les avait interpellés pour leur remonter le moral : “Vous êtes tous les deux des types de grande valeur, vous avez un vrai potentiel, je suis absolument sûr que vous reviendrez sur le devant de la scène. Et que vous serez alors beaucoup plus forts. Vous serez les leaders de la politique et des affaires de demain“.…
https://youtu.be/xq8K0vOAypg
La prédiction était juste pour Sarkozy, mais pas pour Stern, qui n’est jamais revenu sous les feux de la rampe, sauf pour le pire.
Nommé depuis moins d’une semaine à la tête du ministère des Finances en remplacement d’Hervé Gaymard, Thierry Breton active de son côté tous ses réseaux pour tenter de savoir si ce meurtre peut avoir un rapport avec la plainte déposée par Stern contre lui, alors qu’il était administrateur de la société Rhodia.
A gauche aussi, plusieurs leaders, parmi lesquels Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn, qui ont fréquenté le banquier, cherchent par tous les moyens à savoir ce qu’il en est. Pourquoi Edouard Stem a-t-il éprouvé le besoin de se faire enterrer selon les rites juifs, alors qu’il était catholique, tout comme la plupart des membres de sa famille, de ses amis et de ses proches ?
Et qu’il était totalement inconnu de la communauté juive de Genève ?
Aux yeux de certains, cette démarche était motivée par la volonté, consciente ou non, de renouer les fils, rompus pendant quinze ans, avec un père absent, méprisé, longtemps détesté, mais qui n’avait, lui, jamais renié sa religion.
Pour d’autres, plus sévères, ce retour aux traditions juives était tout simplement, de la part d’Edouard Stem, un pied de nez de plus adressé à un milieu très particulier, le sien, celui des grands bourgeois, juifs convertis de longue date, baptisés et pratiquants.
Des familles converties par souci d’intégration, au siècle dernier ou à l’aube de celui-ci, avant même la montée du nazisme, dont certaines ont francisé leur nom, moins pour ne pas apparaître juives que pour ne pas passer pour des Allemands !
Les enfants ont entendu, la foule a écouté, certains ont prié pour l’âme tourmentée d’Edouard Stern, puis tout le monde s’est dispersé.
Sauf le noyau dur des proches, qui s’est retrouvé dans le Marais, pour boire un pot chez Henri Weber, député socialiste européen… et Fabienne Servan-Schreiber, la demi-sœur de Stern.
Toute la famille Stern est réunie : sa femme et ses enfants, ses oncles et ses cousins mais aussi ses anciens beaux-parents, Michel David-Weill et son épouse.
Il y a bien entendu Charles Heilbronn, Charles-Henri Filippi et Hubert Védrine.
Ils sont rejoints par Nicolas et Cécilia Sarkozy, qui n’ont pu se libérer pour aller à la synagogue, mais tiennent, par leur présence, à témoigner de leur sympathie pour le défunt.
Ce qui ne manque pas de panache, car le président de l’UMP, en apparence, a plus à perdre qu’à gagner à se montrer ici, en pareille compagnie.
Mais Nicolas Sarkozy fait partie de ces rares hommes politiques qui assument leurs amitiés, surtout en pareilles circonstances.
Il s’est mis entièrement à la disposition de Béatrice, pour l’aider à surmonter les obstacles et à faciliter les douloureuses formalités.
Les vraies obsèques d’Edouard Stem ont lieu trois jours plus tard, le jeudi 10 mars, à 11 heures du matin, dans le cimetière juif de Verrier, près de Genève, comme il l’avait stipulé dans son testament.
Cette fois-ci, aucune annonce dans les journaux, ni en France ni en Suisse.
La cérémonie se déroule dans une stricte intimité, en présence de sa femme, de ses trois enfants, de ses sœurs et d’amis, ainsi que de plusieurs représentants de la communauté israélite de Genève.
Soit, tout de même, une soixantaine de personnes.
A midi passé, une forte voix claire s’élève dans l’oratoire du cimetière, qui évoque un homme au caractère ombrageux, frénétique et anticonventionnel.
Kristen Van Riel opine du chef : anticonventionnel, son ami Stem l’était assurément.
Reste à comprendre comment ce beau et richissime fils de famille, qui pouvait conquérir ou acheter… tous les cœurs ou tous les corps, a-t-il pu entrer dans une relation si fusionnelle et si douloureuse avec une femme ni très jeune ni très jolie, même si elle a, comme on dit, du chien, issue d’un milieu modeste, n’ayant pas fait d’études.
En posant cette question à l’une de leurs amies communes, j’ai été sidéré d’entendre la réponse, proférée tout naturellement, comme s’il s’agissait d’une évidence : “Leur histoire commune, c’était la maltraitance. Enfants, ils avaient été l’un et l’autre maltraités, au moins moralement. Ils en parlaient ensemble, dans leur intimité. Ils en souffraient ensemble“.
En apparence, Christiane Stern adore son seul fils.
Ses enfants n’offrent d’intérêt en réalité que par rapport à elle.
Elle est comme beaucoup de grandes bourgeoises des années cinquante : mondaine, elle a délégué l’éducation d’Edouard à sa nurse, Lisbeth, mi-Allemande, mi-Polonaise, tandis qu’elle organise des dîners parisiens très courus et se perd dans les turbulences d’une vie superficielle.
Lisbeth (Lili), a été sa propre nurse, lorsque son père était ambassadeur à Varsovie.
Elle s’occupe maintenant des enfants.
Elle fait partie de la famille.
C’est elle qui réveille Edouard, l’habille, le nourrit, c’est elle qui joue avec lui et qui le câline.
Tandis que sa mère n’est jamais si fière de lui que quand elle montre l’enfant à ses amies…
Avec son père, les relations d’Edouard sont pires encore.
Antoine Stem est un personnage étrange.
Etouffé par sa femme et ravi de l’être.
Elle est extravertie pour deux.
Lui ne porte intérêt qu’à la chasse, à ses voitures et à ses maîtresses.
Il gère la banque Stern en dilettante.
Quand Edouard est bébé, il ne s’y intéresse pas, comme beaucoup d ‘hommes, particulièrement à cette époque. Mais lorsqu’il est enfant puis garçonnet, il reste vis-à-vis de lui tout aussi distant.
Entre les affaires et les parties de chasse, Antoine parlait plus à ses labradors qu’à son fils.
Il était capable de faire le trajet Paris-Dinard dans sa Jaguar, avec Edouard à ses côtés (à l’époque, il n’y avait pas de ceintures de sécurité et les enfants n’étaient pas relégués à l’arrière lorsque la place avant était libre), sans lui dire trois mots.
En raison de sa froideur naturelle ? De sa timidité ? De son caractère taciturne ?
Ou pour d’autres raisons, plus personnelles ?
Antoine Stern, de l’avis général, est surtout stupide, plus stupide encore que Maurice Stern, son propre père, fier de son “milieu“, fermé au monde et aux autres, inapte à aimer et même à communiquer.
La seule personne brillante de la famille est la mère d’Antoine et la grand-mère d’Edouard: Alice Stern.
Que s’est-il passé pour que le richissime divorcé, qui laissait parfois entendre à ses proches qu’il avait des maîtresses un peu partout dans le monde, entre dans une relation aussi fusionnelle, aussi sombre et aussi exclusive avec Cécile Brossard, sa dominatrice ?
On peut supposer qu’elle a réveillé le masochisme qui était en lui depuis toujours et qu’il avait enfoui, en le sublimant par une forme de puissance et de violence qu’il a exprimées aussi bien dans le cadre de sa vie privée que dans le business.
Car, depuis Sade et Sacher Masoch, chacun sait que domination et soumission sont le recto et le verso de la même pièce.
Or, depuis son éviction de Lazard, depuis son divorce et la mort de l’enfant de Julia qu’il n’a jamais reconnu, Edouard le conquérant était entré dans une logique d’échec, qu’il n’a bien entendu jamais admise ni même assumée consciemment.
Après avoir pris la banque familiale entre vingt-deux et vingt-cinq ans, après être devenu, à moins de trente ans, l’un des hommes les plus riches de France, après avoir été le dauphin choisi pour présider la banque Lazard, il n’était pas parvenu à en être le patron.
Il n’était d’ailleurs plus patron de rien, il n’était pas banquier, il n’était pas reconnu, il était craint et méprisé, il n’était pas lui-même un artiste.
Comment ne pas avoir le sentiment d’avoir gaspillé des qualités exceptionnelles?
Même sa capacité à faire de l’argent, qui ne légitime pas une vie, avait disparu.
Il y avait aussi sa bisexualité, dont personne ne sait comment il la vivait, dans son conscient et dans son subconscient.
De là pourrait venir son goût malsain pour les armes, pour la chasse, en réalité de vraies tueries d’animaux de toutes sortes.
Et cette volonté de faire partager sa passion pour les armes à toutes ses maîtresses, depuis sa jeunesse, n’ a-t-elle pas un rapport avec son incapacité à se comporter en homme avec elles ?
C’est en tout cas ce qu’affirme une amie commune à Cécile et à lui : “Il n’arrivait jamais à adopter avec ses maîtresses une relation phallique. Et soudain, avec Cécile, la femme est devenue le phallus. Elle le complétait. La perdre, c’était se castrer. Ils étaient devenus fusionnels”. »
Analyse superficielle, peut-être, mais qui en vaut bien d’autres…
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