Imaginons l’image sous les traits d’un phalène.
Il y a des gens très sérieux qui pensent n’avoir rien à en apprendre et qui, par conséquent, ne voudront jamais perdre leur temps à regarder passer un papillon.
Ceci dans la mesure, justement, où le papillon ne fait que passer et relève de l’accident plus que de la substance.
Beaucoup de gens croient que ce qui ne dure pas est moins vrai que ce qui dure ou que ce qui est dur.
C’est si friable, un papillon, cela dure si peu.
Et puis c’est joli, c’est esthétique.
Mais esthétique n’est pas toujours un compliment dans la bouche des professionnels de la vérité, en particulier de la vérité historique, politique ou religieuse.
Esthétique, c’est un peu comme une cerise sur le gâteau du réel ; ce serait donc décoratif et inessentiel.
Alors, on dira que le papillon est fort peu de chose, ce qui est vrai.
Pire, qu’il détourne notre vue de l’essentiel : si sa forme même est aussi fascinante, n’est-ce pas le signe qu’il porte avec lui les puissances du faux ?
Il serait donc préférable de le laisser passer et de passer à autre chose de plus sérieux.
Or, il y a aussi des gens plus propices à regarder, à observer, voire à contempler.
Ils attribuent aux formes une puissance de vérité.
Ils pensent que le mouvement est plus réel que l’immobilité, la transformation des choses plus riche d’ensei-gnements, peut-être, que les choses elles-mêmes.
Ces gens se demandent si l’accident ne manifesterait pas la vérité avec autant de justesse, l’un n’allant pas sans l’autre, à leurs yeux…, que la substance elle-même.
Alors, ils acceptent de prendre… et non de perdre, le temps de regarder un papillon qui passe, je veux dire une image que l’on surprend à la cimaise d’un musée ou parmi les pages d’un album de photographies.
Ils vont quelquefois dans l’atelier ou le laboratoire, ils suivent la fabrique de l’image, ils observent la chrysalide, ils attendent, yeux grands ouverts, les latences de la forme longtemps prisonnière.
Ils surprennent, quelquefois, un moment de la gestation, ils voient quelque chose se former : émotion de découvrir cela.
Puis, l’image devient mature, comme le papillon devient imago… et prend son envol.
Autre émotion.
Mais le paradoxe est déjà là.
Car c’est au moment où on peut enfin voir le phalène pour ce qu’il offre de beautés, de formes, de couleurs, qu’il se met à battre des ailes : on ne le voit donc plus que de façon saccadée.
Puis il s’envole pour de bon, c’est-à-dire qu’il s’en va.
On le perd donc de vue : aggravation du paradoxe.
Sa splendeur colorée devient un pauvre point noir, minuscule dans l’air.
Puis, on ne voit plus rien, ou plutôt : on ne voit plus que l’air.
Autre genre d’émotion.
On veut le suivre, pour le regarder.
On se met soi-même en mouvement : émotion.
À ce moment-là, si on est chasseur-né, ou fétichiste, ou angoissé de devoir le perdre, on voudra, aussi vite que possible l’attraper, on court, on vise, on lance le filet : on l’attrape.
Autre genre d’émotion : on étouffe cette merveille dans un bocal avec de l’éther, on rentre chez soi, on épingle le phalène, délicatement, sur une planchette de liège, on le met sous vitre, on voit parfaitement, désormais, la réticulation des formes, l’organisation des symétries, le contraste des couleurs : nouvelle émotion.
Mais on s’aperçoit, bientôt ou dans très longtemps, malgré la joie du trophée, malgré la fraîcheur, toujours vive, des couleurs, qu’à cette image il manque tout de même l’essentiel : sa vie, ses mouvements, ses battements, ses parcours imprévisibles et, même l’air qui donnait un milieu à tout cela.
L’émotion tombe, ou peut-être change.
On se rattrape avec l’érudition, on collectionne, on achète d’autres épingles et d’autres planchettes de liège, on vit dans une odeur d’éther, on classe, on devient expert.
On possède des phalènes.
On peut en devenir fou.
Si l’on n’est pas chasseur-né et qu’on ne songe pas encore à devenir un expert ou à posséder quoi que ce soit, on voudra, plus modestement, suivre les papillons du regard.
On se met donc en mouvement : émotion.
On court, sans filet, toute la journée, derrière…
On admire en chaque phalène cela même qui échappe, le battement des ailes, les motifs impossibles à fixer, qui vont et viennent, qui apparaissent et disparaissent au gré d’un parcours imprévisible.
Émotions singulières.
Mais tombe le jour, le phalène est de plus en plus difficile à discerner, son image disparaît.
Émotion.
On attend.
Rien.
On regagne sa demeure, on allume une bougie sur la table et, tout àcoup, le papillon reparaît.
Émotion.
On est presque heureux.
Mais on comprend bientôt que le phalène ne nous aimait pas, ne nous suivait pas, ne tourne pas autour de nous, sans doute nous ignore tout à fait.
C’est la flamme qu’il désire.
C’est vers la flamme qu’il va et vient, qu’il s’approche, qu’il s’éloigne, qu’il s’approche d’un peu plus près.
Émotion profonde.
Bientôt, d’un coup, il s’enflamme.
Il y a sur la table un minuscule flocon de cendre…
Le phalène était un transsexuel…