Il m’arrive assez souvent de déambuler nuitamment, seul, dans une ville fantôme aux rues désertes, où le calme et la désolation sont propices à la méditation, mais aussi à des rencontres insolites…
Je me souviens ainsi avoir croisé une jeune femme extrêmement classieuse en demi tenue de soirée (elle ne portait que le haut).
Ses yeux étaient entourés de légers hématomes, son nez laissait échapper une longue traînée de sang encore frais qui dégoulinait des narines tout au long de sa bouche, jusqu’au menton d’où quelques gouttes s’en étaient allées atterrir dans le creux de ses seins, son regard était clair, mais empli d’une profonde détresse.
Avec un air extrêmement digne et protocolaire, mais qui ne dissimulait guère l’importance cruciale que cela revêtait, elle me demanda :
Elle ne m’a pas fait l’effet d’une femme ivre ou droguée, je l’ai plutôt perçue comme un être vacillant, au bord du gouffre, dont la vie toute entière, en cette nuit de printemps, venait de s’effondrer au cours d’un mystérieux drame dont je ne saurais jamais rien.
– Excusez-moi de vous demander cela, mais est-ce que vous ne voudriez pas passer la nuit chez moi, je n’habite pas très loin. Ma proposition n’a rien de malhonnête, c’est juste que je ne me sens pas le courage de dormir seule chez moi cette nuit.
Elle avait l’air sincère, mais je ne pouvais répondre favorablement à sa demande.
– J’allais moi-même rentrer me coucher…, lui répondis-je…, et vous pouvez comprendre que mon sommeil relève d’une certaine intimité que je n’ai pas envie de partager.
Elle accusa le coup de mon refus, mais fut heureuse, je crois, de la courtoisie de ma réponse, car elle me répondit avec la même politesse.
– Evidemment, évidemment. Toutes mes excuses. Je vous souhaite donc une bonne nuit, et… soyez heureux.
Puis elle s’en alla sans se retourner.
Que lui était-il arrivé ?
Qu’est-elle devenue par la suite ?
Mes rencontres nocturnes sont souvent les résultantes d’ébauches de drames qui me laissent toujours un peu sur ma faim, mais c’est là le charme de toutes mes errances.
Elles ne sont pas toujours aussi chic, aussi prometteuses de romanesques, mais au contact de ces âmes perdues privées de leur sommeil ou de leurs repères, je tire parfois d’assez édifiantes leçons de vie.
C’est ainsi qu’un autre soir, j’ai fait d’étranges rencontres en un lieu que je garde secret, où étaient réunies une vingtaine de femmes, toutes nues.
J’étais alors une ombre noire aux abords de cette fête, à me demander si j’avais affaire à une fête de voisines farfelues ou à l’opération marketing d’une secte de masseuses.
Je pris sur moi de m’adresser à une en particulier :
– Excusez-moi de vous poser la question, mais qu’est-ce qui se passe ici exactement ?
Celle-ci me répondit bien volontiers.
– Vous n’avez jamais entendu parler de notre réunion ?…, me demanda-t-elle à son tour, sincèrement surprise et peinée, un peu comme si je n’avais jamais entendu parler de Rihanna ou de Madona.
– Non, confessai-je sans honte démesurée.
– Vous êtes Quelqu’un ? », demanda-t-elle encore.
– Euh… Oui.
– Et vous n’avez jamais entendu parler de notre réunion ?
– Franchement, non.
J’eus la sensation que cette jeune femme accordait à l’évènement une importance quelque peu exagérée, ou tout du moins essayait de m’en convaincre.
– Et bien, c’est une réunion spontanée d’amies qui veulent être nues pour un soir et on fait connaissance comme cela.
– Ah bon ? Et ça a lieu tous les ans ici ?
– Ah non, ça change à chaque fois. En fait, on ne connaît le lieu qu’au dernier moment.
– Mais qui vous en avertit puisque c’est une réunion spontanée ? Il y a une entité organisatrice ? Ou un forum Internet ?
Je la sens gênée par ma question. Elle cherche ses mots un instant puis finit par dire :
– En fait, ça fonctionne par parrainages.
– Ah d’accord…, convins-je prudemment, comprenant enfin le caractère élitiste de cet évènement si spontané.
– Mais vous êtes liées à une organisation ? »
Elle se détend et sourit, avec une assurance qui lui faisait un peu défaut jusque là :
– Ah non pas du tout, nous sommes juste des femmes qui aimons cette idée, et ce une fois par an. Nous aimerions en faire une tradition. C’est l’occasion de rencontrer des gens issus de tous horizons, de toutes classes sociales. C’est très très romantique.
– Bien sûr…, affirmais-je diplomatiquement, étant personnellement assez peu sensible au romantisme pour touristes en bateau-mouche…, Et bien merci, beaucoup, bonne fin de soirée.
En état de liquéfaction interne, en cause de ces nudités offertes, j’ai pénétré…, je me suis enfonçé au cœur de cette réunion, histoire de vérifier par moi même la réalité de ce qu’on venait de m’apprendre.
– Il y a quelque chose qui me gêne…, marmonnais-je discrètement…., Je ne crois pas à cette histoire de réunion spontanée. Quelque chose me dit que tout cela sert à brouiller je ne sais quelles pistes. Ma main à couper que toutes ces femmes ont bien plus de choses en commun que leur nudité.
Et d’un pas tranquille, en observateur, par ailleurs désoeuvré, mon ombre noire, puisque le hasard fit que j’étais habillé en noir, s’est immiscée dans leur intimité.
Les femmes étaient pour la plupart jeunes et jolies, toutes semblaient prendre cependant très à cœur leur rôle…et à peine mes pas m’emmenaient-ils tout près d’une beauté vaporeuse que ces semblables se sont rapprochées ostensiblement jusqu’à m’entourer de leurs silhouettes oscillantes.
L’âge moyen oscillait entre 20 et 45 ans, et le jeu implicite de séduction que sous-entendait toute cette mascarade, était pimenté par des conversations salaces.
Les voitures garées sur le côté opposé, pour la plupart des grosses cylindrées… Jaguar… Mercedes… Lamborghini… BMW… Ferrari…, m’ont fait penser que je me trouvais en compagnie d’un monde qui n’avait pas de problèmes.
De fait, il m’apparaissait de plus en plus clair que la majeure partie des femmes ici présentes appartenait à la grande bourgeoisie et peut-être même à l’aristocratie.
Je compris aussi que cette nudité uniformisée faisait office non pas de cache-misère, mais de cache-luxe, l’élégance apparente de leur maintien cherchant à voiler hypocritement une élégance voyante de femmes nanties, qui peuvent ainsi se réunir publiquement sans se sentir obligées d’afficher des signes extérieurs de richesse qui pourraient attirer au mieux des railleries, au pire des convoitises.
Ce jeu de dupe me fut confirmé quelques minutes plus tard, alors que je surprenais posé sur moi le regard brûlant d’un jeune femme coiffée comme en 1930.
Son regard m’a alors abandonné pour se braquer brusquement à terre, tandis que son visage pâlissait brusquement.
Vaincue d’avance, secrètement terrifiée que j’étais un méchant voyou prêts à la violer, elle n’osa plus relever les yeux…
Ce qu’elle me raconta n’était pas fondamentalement différent de ce que m’avait dit ma première interlocutrice.
Mais elle ajouta néanmoins deux éléments assez importants.
Voici ce qu’elle m’apprit : Les invitations fonctionnent effectivement par parrainage, elles sont aussi centralisées par un site Internet, sur lequel il faut s’inscrire, en précisant bien toutes ses coordonnées. Suite à cette inscription, on se retrouve sur une liste d’attente indéterminée, où l’on a quelque petite chance d’être sélectionnée s’il n’y a pas trop de parrainées qui attendent devant (et qui passent en priorité). Tout cela est très hiérarchisé d’ailleurs. Il y a les Parrainées qui étaient là l’année dernière : elles sont les premières recrutées. Puis les nouvelles parrainées : elles vont attendre un peu, mais obtiendront gain de cause. Enfin, les nouvelles inscrites qui ne connaissent personne : celles-là sont clairement au fond du panier, les humbles des humbles, qui devront longuement montrer patte blanche afin qu’on les tolère. On en recrute quelques unes au dernier moment, suivant la motivation et les quelques renseignements pris sur elles, concernant leurs fortunes personnelles ou leurs réseaux mondains. Evidemment, parrainée ou pas, n’est pas gratuit. Mais lorsqu’il s’agit d’avoir le montant exact, chacune se tait…
Mon interlocutrice paraîssait ennuyée.
Elle savait en effet beaucoup de choses, mais pas le tarif…
Oui, mais alors, comment en savait-elle autant sur cet évènement ?
– J’ai été invitée…, laissa-t-elle, un peu ennuyée, en m’adressant un regard de détresse.
Quel étrange ramassis de névrosées…, me dis-je alors en moi-même…
Finalement, la jeune femme, comprenant tardivement qu’elle en avait dit un peu trop, me proposa brusquement un massage sexuel, que je déclinai poliment, à sa grande surprise.
Je prîs congé de la belle blonde.
Alors que je poursuivais mon chemin, je me suis demandé : Elle avait l’air méga-bonne ! Pourquoi n’ai-je pas voulu me faire masser ? Avais-je eu peur de bander ? »
– Non, me suis-je répondu avec un sourire… : j’avais peur de ne pas pouvoir débander après, nuance.
Devant mes yeux médusés, je vis alors une bonne douzaine d’individus totalement nus, certains en érection, suivre aveuglément une femme brandissant un panneau sur lequel était écrit : “Fellations Gratuites”.
Plus loin, d’autres guides tenaient à bout de bras d’autres panneaux avec des mentions différentes… et se faisaient suivre par un rang d’autres gentleman nus et dociles, apparemment fort contents de se voir ainsi pilotés.
Curieu, j’ai suivi le mouvement, et ai découvert alors, un spectacle qui m’avait été jusque là dissimulé par les arbres : cinq énormes autocars étaient garés là… et les guides se dirigaient chacune vers un de ces énormes monstres automobiles, aussi énormes que ceux utilisés par les groupes de rock quand ils font des tournées internationales.
Avec là aussi une obéissance servile qui mettait mal à l’aise, chaque bonhomme se laissait manipuler.
Je me suis avancé vers la colonne humaine, puis après avoir choisi une victime, un homme entre deux âges, je me suis interposé et demandé :
– Excusez-moi, je peux vous poser une question ?
L’homme passa son chemin, mais un demi-chauve, qui se trouvait quelques mètres derrière lui,, me demanda poliment, mais avec une étrange fermeté :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
Pris au dépourvu, me composant un visage un peu ironique, j’ai demandé :
– Je voudrais savoir si vous êtes une secte !
Il était grand, assez athlétique, son visage était plutôt dur, mais son expression demeurait paisible.
Son regard suivait la silhouette des femmes avec attention, avec une extrême fixité.
J’en déduisis également autre chose, mais que je ne formulais pas, étant encore dans le doute…
Le maître mot du concept, c’est précisément de récuser toute idée de concept : pas de symboles religieux, pas d’arrière-pensées politiques, juste l’envie, normale et tout à fait sympathique, de se mettre “à poil” au nom d’un romantisme désuet digne de “La Croisière S’amuse”, présenté au premier ou au second degré.
Pourtant, cet évènement si “spontané et naturel” ne manque pas de rituels calculés au millimètre près, joyeux mais jamais débridés, ayant pour objectif premier de donner un air de fête à cette magnifique qualité que, de tout temps, les hommes de pouvoir ont apprécié chez le peuple : l’obéissance aveugle du troupeau.
Et l’obéissance, on le sait, ça fait toujours des bons clients !
Même si le prix de la participation n’est pas publiquement communiqué, il doit probablement s’écrire avec trois chiffres et contribue à faire de cet évènement idiot, une affaire particulièrement juteuse (sic !) pour celles qui l’organisent…
Tout cela fait de cette affaire une sorte de marketing de luxe pseudo-marginal qui doit bénéficier de certaines protections.
Certes, peut-être ne faut-il voir en cet édifiant concept qu’une sorte de Rotary Club à ciel ouvert, où ne se rencontrent de façon ludique que des gens qui appartiennent de toutes manières au même milieu, et pourraient tout aussi bien se retrouver en d’autres lieux huppés mais moins vastes.
Ceci étant dit, l’énormité de l’évènement, l’hypocrisie malsaine du concept… seront rapidement des sujets d’inquiétude pour les biens pensants et les corps constitués….
Bref, c’est loin d’être aussi innocent qu’au premier abord, et au vu de ce que j’y ai vu de mes propres yeux, je déconseille à qui que ce soit de s’y risquer…
Ou alors, faites preuve de réelle originalité, apportez une ambiance pittoresque et bon enfant, qui permettra aux invitées d’emporter davantage avec elles que…(je cite) : les souvenirs indélébiles d’une soirée éphémère.
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