19h00
Arrivé “At-Home” l’Editeur que je suisse deviendou enlève sa veste et la jette sur son lit ainsi qu’on lance une fleur dans une tombe encore entrouverte… à soixante dix printemps je vis en un lieu magnifique que je garde secret, j’ai un non-boulot marrant d’écrivain/éditeur déjanté que je cumule à mon statut de retraité… et si je déteste à peu près tout et quasi tout le monde sauf mon Cocker Blacky qui m’adore en retour… j’ai été plus humain dans le passé en ayant la faiblesse d’apprécier quelques uns, d’aimer quelques unes… et certaines choses encore actuellement : les Hot-Rod’s, les Excalibur’s, les Smart’s et la Jeep Wrangler… le Gonzo, le rosé-pamplemousse, les entrecôtes saignantes, le chocolat au lait, le Vichy-menthe… et surtout le calme, voire le silence, c’est à dire l’absence totale de bruit particulièrement les bruits de fond…
Entre deux étreintes, je lis quelques livres que j’emporte toujours avec moi dans mes voyages, livres qui depuis des années constituent une grande partie de mon existence spirituelle : le Vert-Vert et la Chartreuse, de Gresset… le Belphégor, de Machiavel… les Merveilles du Ciel et de l’enfer, de Swedenborg… le Voyage souterrain de Nicholas Klimm, par Holberg… la Chiromancie, de Robert Flud, de Jean d’Indaginé et de De La Chambre… le Voyage dans le Bleu, de Tieck… et la Cité du Soleil, de Campanella. Un de mes volumes favoris étant une petite édition in-octavo du Directorium inquisitorium, par le dominicain Eymeric De Gironne comportant des passages de Pomponius Méla, à propos des anciens Satyres africains et des Ægipans, sur lesquels je rêvasse pendant des heures, préférant néanmoins la lecture d’un in-quarto gothique excessivement rare et curieux : le manuel d’une église oubliée, les Vigiliae Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae Maguntinae… un étrange rituel contenu dans ce livre à en effet eu une influence extraordinaire sur mon psychisme !
On sonne. Les sonneries ne font pas partie de mes habitudes, je déteste être dérangé… je décroche et regarde qui est l’emmerdeur via la vidéo…
– Monsieur l’Editeur ? me demande un groom avec un casque de moto.
– En personne.
– C’est pour vous, une lettre hors-normes.
– Je vous envoie mon majordome, patientez !
Entre les barreaux du portail, une sorte de groom avec un casque de moto tel Spirou au Bol d’or, tend à mon Nestor… une enveloppe d’environ un mètre carré en trépignant d’impatience comme s’il avait envie de pisser sur place. Nestor prend l’enveloppe et lui donne une piècette sans valeur pour qu’il disparaisse, car nous n’avons pas besoin d’un groom avec un casque de moto dans notre univers. Dans l’enveloppe, je suis étonné de découvrir une invitation à participer à une partouze huppée au Château de la Messardière, qui se situe à un tir d’obusier de Saint-Tropez… mais en revanche je suis assez surpris de trouver un billet d’humeur, agrafé au carton d’invitation : “A CE SOIR VIEUX CON ! De la part d’un de tes voisins milliardaires qui t’emmerde”.
Je devine immédiatement qu’il ne peut s’agir que de cet irrascible rat qui a fait fortune dans le n’importe quoi et dont la mégère d’épouse me casse les burnes à se plaindre que je critique tout le monde dans mes articles… alors qu’elle s’est fait écrire, par un nègre blanc, un roman qui est resté figé dans l’imaginaire collectif d’une poignée d’ahuris, comme le chef-d’oeuvre du lyrisme inachevé… certains étant persuadés qu’elle avait en cette suite, découvert le sub-space et la voie lactée avec son nain-nonyme de jardin… Comme je sais que je vais mourir dans un certain nombre d’années, je tiens à profiter du temps qui passe… et, en tant que déjanté mondain, rebelle, baroudeur-mercenaire ayant connu le papier glacé et les automobiles extraordinaires, bourgeois honteux, alors que ma vie actuelle consiste à tapoter des texticules (des petits textes qui sont parfois assez longs) que je publie dans mon Web-site (que d’autres copient sans vergogne)… je pense que me rendre à cette partouze me fera le plus grand bien !
Il est des pays où l’on meurt vieux ; à Neuilly-sur-Seine, à Mantes-la-Jolie et à Monaco par exemple on naît vieux… moi je m’en moque, je suis né dans le Grand-Nord qu’est la Belgitude et suis venu m’installer à Saint-Tropez… avec Bernard Arnault et autres célébrités comme voisins. Déjà blasé avant d’avoir vécu la fin (qui approche inexorablement), je cultive aujourd’hui mes souvenirs comme d’autres leur potager ! Puisque la littérature est morte, je me contente d’écrire pour moi… que j’éructe dans les dîners mondains, en finissant les verres de mes voisines et en leur tripatouillant les seins et autres endroits plus sensibles… Il ne faut jamais désespérer…
Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-éditeur-littéraire, entre autres, je n’exerce que des métiers aux noms composés que je qualifie de passes-temps… de nos jours tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa : soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous… or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose que je déteste encore plus que le bruit, c’est bien la foule… le bonheur c’est de n’avoir aucun problème… pourtant, quelquefois, il m’arrive de sentir comme un souci dans le ventre, l’embêtant, c’est que je suis incapable de savoir lequel. C’est une ANI, une Angoisse Non Identifiée qui, de plus, me fait pleurer devant les mauvais articles, romans, films et émissions TV… sans doute me manque-t-il quelque chose pour supporter l’insupportable, mais quoi ? Cela finit toujours par se dissiper car rien ne dure ! Mais… étant invité à une partouze, je crains d’avance de devoir en plus des bruits, devoir supporter divers affreux et affreuses, gloussant des stupidités… et gesticulant de manière ridicule sur des musiques gratouillées par des incapables de lire une partition. Lorsque Johnny est mort, à ceusses qui m’en ont averti mon érection immédiate fut de répondre que je me remettais à peine de la mort de Beethoven !
Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose : la fête… le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans : le fric permet la fête qui permet le sexe… mais les boîtes de nuit ne suffisent plus, les Disk-Jokeys font danser le peuple dans les hangars, les parkings, les chantiers, les terrains vagues… ce sont eux qui ont assassiné le rock, en inventant coup sur coup le rap et la house… ils dominent les Top 50 le jour et les clubs la nuit, il devient difficile de les éviter, les disc-jockeys remixent nos existences… personne ne leur en fait grief : quitte à confier le pouvoir à quelqu’un, un disc-joc-key est au moins aussi qualifié qu’un acteur de cinéma ou un ancien avocat, après tout, pour gouverner, il suffit d’avoir une bonne oreille, un minimum de culture… et de savoir enchaîner. C’est un drôle de métier, disc-jockey, entre le prêtre et la prostituée, il faut tout donner à des gens qui ne vous rendront rien, passer des disques pour que les autres puissent danser, rigoler, draguer la jolie fille en robe moulante, puis rentrer seul chez soi avec ses disques sous le bras. Disc-jockey est un dilemme, un DJ n’existe qu’à travers les autres : il pique les musiques des autres pour faire danser d’autres autres, c’est un mélange de Robin des Bois (qui vole pour offrir) et de Cyrano (qui vit par procuration)… bref, le métier le plus important de notre temps est un métier qui rend fou… et j’ai crainte que la fête ou je suis invité soit contrôlée par un Disk-Jokey !
Un autre de mes voisins a foncé au Japon avec pour seul bagage les trois F de la réussite : Fainéantise, Frime, Festivités. Pourquoi le Japon ? Parce que, disait-il : Quitte à prendre une année sabbatique quelque part, autant se diriger vers le pays le plus riche. On rigole toujours mieux là où y’a le pognon. Évidemment, cela a tourné pour lui en vie sabbatique… en peu de temps, il est devenu la mascotte des nuits nippones, ses soirées au Juliana’s finissent, paraît-il, horriblement bien, il faut dire qu’il est tombé au bon moment : Tokyo découvrait les joies de la décadence capitaliste, les ministres y étaient de plus en plus corrompus, les étrangers de plus en plus nombreux… et la jeunesse dorée tokyoïte n’arrivait pas à dépenser tout l’argent de leurs parents. Bref, la bonne voie. Il suffit que mon voisin entre dans un resto et soudain les mecs se mettent à renifler bruyamment ou à manger des petits morceaux de buvard… quant aux filles, elles s’improvisent geishas sur son passage… j’ai des fichiers photos de mon Samsung susceptibles de le prouver… il a tiré toutes les filles, pris toutes les drogues, participé à toutes les orgies… c’est peut-être pour ça que lui et moi nous entendions si bien, dans le temps passé ou nous ne buvions que des boissons gazeuses : Coca-cola le matin, Guronsan l’après-midi, Vodka-soda le soir, on se remplissait de bulles
C’est un sampler digital mixé à une Fucking-machine, qui a fait de ce voisin là, un homme riche et célèbre… si le sampler digital permet de piquer les meilleurs passages de n’importe quel morceau de musique pour les recycler à la chaîne sur des tubes de dance, la Fucking-machine qui lui est associée permet de se faire masturber sans les mains tout en écoutant les dits passages de morceaux de musique ! Grâce à cette invention, les disc-jockeys, qui n’étaient auparavant que de vagues juke-boxes humains, sont devenus des musiciens-jouisseurs à part entière, comme si les bibliothécaires se mettaient à écrire des livres, ou les conservateurs de musée à peindre des tableaux tout en se faisant masturber… Rapidement, ses productions ont envahi le marché des boîtes de nuit mondiales, il lui suffit de puiser tout ce qui plaît dans sa discothèque, puis de le resservir à son public noctambule, il assimile les réactions et les érections, abandonne ce qui ne les fait pas danser, recopie ce qui marche, il progresse à tâtons : il n’existe pas de meilleur panel commercial qu’une piste de danse… et voilà comment on devient une star internationale. Le succès commercial ne s’est pas fait attendre.. c’est lui qui a mélangé le premier des cris d’oiseaux et des chœurs mésopotamiens durant une orgie, le disque fut numéro un dans trente pays, dont le Sri-Lanka et la CEI. Puis il a lancé la Bossa-soukouss sur une mélodie tirée des Variations Goldberg : méga-hit programmé en rotation accélérée sur MTV Europe.
Je ris encore, de cet été où il fallait danser en tirant les seins des filles, à cause du clip de la Bossa-soukouss (sponsorisé par Orangina) et ainsi de suite : sa fortune s’est bâtie très vite : Bernard Henri-Levy habillé par Jean-Paul Gauthier interprètant des chants traditionnels israéliens ? C’est lui qui l’a produit : vingt-trois semaines en tête du top albums à Jérusalem… Le concept de techno-gospel ? Encore lui… L’instrumental mixant le saxophone d’Archie Shepp et un solo de batterie de Keith Moon occupé à déféquer (mais si, vous savez, cet instrumental qui a démodé l’acidjazz) ? Encore lui. Le duo Sylvie Varlan-Johnny Rotten ? Toujours lui. En ce moment (je l’ai lu dans un article de Vanity Pair, où il s’est fait tirer le portrait par Annie Leibovitz, noyé sous un tas de bandes magnétiques), il prépare un remix d’un crash d’Airbus A320 avec la voix de Petula Clark chantant Don’t sleep in the subway, darling, ainsi qu’une version grunge des discours du maréchal Pétain… avec, en bonus, un concert unique à Wembley d’un clône de Louis Mariano accompagné par le groupe AC/DC. Il a du pain sur la planche. Son imagination ne connaît pas de limites, ni ses ventes de DVD. Il a compris son époque : il ne fabrique que des collages. Or voilà qu’en plus il organise une fête Tropézienne dans “Les Parcs”... Cela n’est pas un scoop : il se déplace dans le monde entier pour des soirées… et pas n’importe où : au Club USA (New York), au Pacha (Madrid), au Ministry of Sound (Londres), au 90° (Berlin), au Baby-O (Acapulco), au Bash (Miami), au Roxy (Amsterdam), au Mau-Mau (Buenos Aires), à l’Alien (Rome) et, bien sûr, au Space (Ibiza).. Des décors variés où gigotent sensiblement les mêmes gens, selon les saisons. Je dispose d’un réseau d’informatrices : des copines très attachées de presse et star-fuc-kers appointées.. j’ai ainsi appris qu’on n’a volontairement prévenu les invités (dont moi) que le soir même, au dernier moment, pour préserver l’effet de surprise.
Ma table basse est couverte de possibilités : une performance lors d’un vernissage à Saint-Tropez (le peintre devrait se couper les deux mains vers 21 heures)… un dîner en l’honneur du demi-frère d’un copain du bassiste de Lenny Kravitz… un bal costumé à la mairie suivi d’un concert privé, une soirée sexy à l’Opéra sur le thème Lesbiennes hérérosexuelles déguisées en drag-queens avec cuir… et une rave-party sur la parking du port… malgré cela, ce soir, il va embrasser des filles sans avoir été présenté, enculer des ahuris que je ne connasse pas ! Je saisis une chemise blanche et une cravate marine à pois blancs, je me rase puis m’asperge d’eau de toilette, hurle de douleur et sort de chez moi… II faut tout démythifier parce que tout est mythique. Les objets, les lieux, les dates, les gens sont des mythes en puissance, il suffit de leur décréter une légende. Toute personne ayant habité Paris en 1940 deviendra un personnage de Modiano. Quiconque a mis les pieds dans un bar londonien en 1965 aura couché avec Mick Jagger. Au fond, être mythique n’est pas sorcier : il faut juste attendre son tour. Carnaby Street, les Hamp-tons, Greenwich Village, le lac d’Aiguebe-lette, le faubourg Saint-Germain, Goa, Gué-thary, le Paradou, Mustique, Phuket : emmerdez-vous sur le moment, et vingt ans plus tard, vantez-vous d’y avoir été. Le temps est un sacrement. Vous vous faites chier dans la vie ? Attendez un peu de devenir un mythe.
La marche à pied me donne des idées étranges. Le plus dur, c’est d’arriver à être mythique et vivant en même temps. Mais : Un mythe vivant met-il ses mains dans ses poches ? Porte-t-il une écharpe en cachemire ? Accepte-t-il de passer une nuit dans un endroit inconnu ? Il ne faut donc pas s’inquiéter. Je resterai injoignable pendant encore six cents mètres. Autrefois, je sortais tous les soirs, pas seulement pour raisons professionnelles. Je voudrais que les ombres que aperçois derrière les fenêtres soient des silhouettes cartonnées mues par un système de courroies électriques.. Les trucages sont ailleurs, mieux planqués.
Je vois moins de monde, ces derniers temps. Je trie. On appelle ça : vieillir… Je déteste, même s’il paraît que c’est un phénomène courant. La solution de facilité. Il faut se rendre à l’évidence, il était une fois moi et le reste du monde… Je suis est d’un optimisme impardonnable… je vais va à la fête en toute impunité. Quelques pas en avant, puis je me ravise : En réalité, c’est Barthes qui a raison, je ne fais plus qu’attendre et j’en ai honte. A seize ans, je voulais conquérir le monde, être une rock-star, ou une vedette de cinéma, ou un grand écrivain, ou un président de la République, ou mourir jeune. Mais maintenant je suis déjà résigné, le rock est trop compliqué, le cinéma trop fermé, les grands écrivains trop morts, la République trop corrompue et désormais je veux mourir le plus tard possible… Dans le fond, plutôt que vivre à Saint-Tropez, n’aurais-je pas du m’installer dans un chateau de grand style, devant lequel mes admiratrices seraient venues poser presques nues avec une ombrelle… Ca fait cliché tout ça ! Non ? Pourtant la photo existe… elle est là, ici, ça m’angoisse !
20h00
Le farniente vit et se laisse vivre sous la variété de la nuit. La nuit pour moi est une longue fête solitaire. Il faut pourtant parfois supporter de vivre dangereusement. Il y a déjà foule devant l’entrée du château, un ballet de badauds, de paparazzi et de badauds-paparazzi. Des haut-parleurs immenses chantent un lied de Schubert : An die Nachtigall, mixé avec The nigh-tingale de Julee Cruise. Sans doute une première trouvaille vespérale eu égard à mes goûts, sachant que des bruits affreux, conséquences de gratouilleurs de guitares, m’aurait fait fuir… Une cuvette géante de marbre blanc est noyée dans une brume artificielle et cernée de jets de lumières, émis par des projecteurs de poursuites, qui illuminent le ciel. On dirait les cylindres lumineux de téléportation dans Star Trek, ou alors une alerte aux V2 pendant le Blitz londonien. Les curieux sont agglutinés devant la porte comme des spermatozoïdes devant un ovule.
– Vous êtes qui ?… demande le pit-bull humain qui garde l’entrée.
Comme la vraie réponse à cette question prendrait des heures, je rétorque que c’est moi… ce qu’il répète dans son talkie-walkie. Un ange passe. Chaque fois c’est pareil, on vérifie sur la guest-list ! On prend les gardiens pour des cerbères mais c’est faux : ils descendent directement du Sphinx de Thèbes. Leurs énigmes soulèvent de vrais problèmes existentiels. Finalement, le pit-bull capte un grésillement approbateur dans son oreillette. Un chambellan entrouvre avec déférence une cordelette pour me laisser passer. La foule s’écarte telle la mer Rouge devant Moïse, sauf que je suis rasé de près. Sur un mur, une inscription en mosaïque dit : Construit par les établissements Machins chose… et, juste au-dessus, un grafitti montre une femme souriante, nue, qui se fait sodomiser par un Hercule de salon… Le Maître de la soirée accueille les invité(e)s à l’entrée, derrière un portique-détecteur de métal et l’équipe de télé régionale qui installe ses projecteurs. Ses cheveux sont gominés, son smoking croisé, ses gardes du corps baraqués, son téléphone portable.
– Eééééh ! Mais c’est l’Editeur.. que j’ai connu il y a longtemps ! Ça fait combien d’années qu’on ne s’est pas vus ?
On s’embrasse chaleureusement, façon show-biz, ce qui permet de cacher une quelconque émotion… J’embrasse ensuite la baronne Truf-faldine comme du bon pain, alors qu’elle ressemble à une motte de beurre dans laquelle on aurait enfoncé une paire de lunettes à triple foyer. Des nymphomanes, il n’y a que ça ici ! Tiens, Marguerite par exemple.
– Oh my God, Marguerite, you look SO nymphomaniac !
J’écorche volontairement le prénom de Marjorie Lawrence, un mannequin célèbre des années cinquante… Je lui baise protocolairement la main avec une once de gérontophilie urbaine. La déformation des noms propres est l’un de mes sports favoris. Avec la plupart des gens, je sais me montrer sympathique comme l’encre du même nom : d’une façon provisoire… Il me faut parer au plus pressé, je me dirige vers le bar.
– Deux Lobotomies avec des glaçons, je vous prie.
J’ai pris l’habitude de commander les boissons par paires, surtout quand elles sont offertes, ça me donne une excuse pour ne pas serrer toutes les mains.
Tout en conservant le style rococo de toilettes du début du siècle, les architectes ont fait du château un délire high-tech néo-barbare… le rez-de-chaussée constitue une sorte de lunette de WC, avec une coursive circulaire et des guéridons autour… et au centre se trouve la piste de danse, où des tables sont dressées. Entre les deux, dominant la salle, la cabine transparente du disc-jockey fait songer à une bulle de savon géante, reliée au dance-floor par deux toboggans blancs. Cet endroit me donne l’impression déplaisante d’être coincé dans une gravure de Piranese.
Pour l’instant, il n’y a pas grand-monde, c’est lutôt bon signe, une soirée où il y a de la bousculade dehors et personne à l’intérieur est une soirée qui commence bien.
– C’est de l’Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu es ! Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy ! Ne te gêne pas, il paraît qu’on ne trouve plus rien d’autre de valable !
Je n’ai même pas le temps de protester qu’il m’a déjà glissé un cachet dans la poche, puis il disparaît en criant des prénoms vers l’entrée. Ce dingue est dingue.
Pourtant c’est du gâchis : En général, les gens se droguent par lâcheté. Je ne sais toujours pas où sont les autres nymphomanes. Je tripote machinalement la gélule dans la poche de ma veste : elle pourra peut-être servir. La musique associe à présent la voix de Saddam Hussein à un remix de raï synthétique. Les écrans de télé diffusent des images de la guerre en Syrie. Le maître temporaire des lieux mélange tout, c’est son métier. Finalement, c’est une façon d’être musicien sans se fatiguer à jouer d’un instrument. Créer quelque chose sans se fatiguer à avoir du talent. Un bon système.
Le château se remplit petit à petit, contrairement aux verres… accoudé au bar je regarde le défilé des invités. Un célèbre marchand d’armes entre, une superbe houri à chaque bras. Laquelle est sa femme, laquelle est sa maîtresse ? Difficile à distinguer. Les deux mulâtresses se sont fait tirer plus d’une fois.
Leurs toilettes sexy sont comme elles : empruntées.
Toutes les coteries sont représentées : d’abord de paris : la rive gauche, la rive droite, l’île du milieu, le XVI-e nord, le XVIe sud, le XVIe centre, le quai Conti, la place des Vosges, quelques rastaquouères du Ritz ou de l’avenue Junot (75018), ensuite les autres : Kensington, la piazza Navona, Riverside Drive… Chaque nouvel arrivant symbolise un univers, chacun est une munition pour plus tard, un ingrédient dans la recette diabolique des affaires. Est concentreé en un seul endroit le monde entier, la planète se résume en une nuit… et j’assiste en direct à l’accouchement de la fête. Il n’y a aucune différence entre la fête et la vie : elles naissent de la même façon, grandissent et déclinent de la même manière. Et quand ça meurt, il faut réparer les dégâts, ranger les chaises renversées et donner un coup de balai parce que ; “ah les cons, ils ont tout saccagé”. Ce genre de digression s’explique par le fait que je termine mon quatrième cocktail.
Ce gandin de Master des lieux fait presque pitié, implorant désespérément le regard des belles filles qui descendent l’escalier. Les adeptes du piercing font sonner le détecteur de métal… “Aller au bout de la nuit, sans voyager”… je note cette dernière phrase pour pouvoir l’oublier. Je me demande ce que sont devenues mes idoles de jeunesse. On a les modèles qu’une époque vous octroie. Certains ont disparu ; les autres, c’est pire : je les ai oubliés.
J’ai oublié les années quatre-vingt, cette décennie où j’avais créé Chromes&Flammes… j’entrais dans la trentaine et j’ai compris que j’étais mortel… J’ai oublié le titre du seul roman de Guillaume Serp (mort d’une overdose après sa publication)… J’ai oublié les mannequins Beth Todd, Dayle Had-don et Christie Brinkley… J’ai oublié Métal hurlant, City, Façade, Elles sont de sortie, Le Palace Magazine… J’ai oublié la liste des ex d’Hervé Guibert… J’ai oublié le Sept rue Sainte-Anne et la Piscine de la rue de Tilsitt… J’ai oublié Tainted love de Soft Cell et Devenir gris de Viagre… J’ai oublié Yves Mourousi… J’ai oublié les œuvres littéraires complètes de Richard Bohringer… J’ai oublié le mouvement Allons-z-idées… J’ai oublié les bédés de Bazooka… J’ai oublié les films de Divine… J’ai oublié les disques de Human League… J’ai oublié les deux Alain impopulaires : Savary et Devaquet. (Au fait, lequel des deux est mort ?)… J’ai oublié le ska… J’ai oublié des millions d’heures de droit administratif, de finances publiques, d’économie politique… J’ai oublié de vivre (chanson de Johnny Hallyday que j’oublie aussi peu à peu)… J’ai oublié comment s’appelait la Russie pendant les trois premiers quarts du siècle passé… J’ai oublié Yohji Yamamoto… J’ai oublié les œuvres littéraires complètes d’Hervé Claude… J’ai oublié le Twickenham… J’ai oublié le cinéma Cluny au coin du boulevard, Saint-Germain et de la rue Saint-Jacques, ainsi que le Bonaparte place Saint-Sulpice et le Studio Bertrand rue du Colonel-Bertrand… J’ai oublié l’Élysées-Matignon et le Royal Lieu… J’ai oublié TV6… Je me suis oublié… J’ai oublié de quoi est mort Bob Marley, ainsi que la marque des somnifères de Dalida… J’ai oublié Christian Nucci et Yves Chalier… J’ai oublié Darie Boutboul… J’ai oublié la Salle de bain (était-ce un film ou un livre ?)… J’ai oublié comment on faisait le Rubik’s Cube… J’ai oublié le nom du photographe portugais qui est retourné chercher ses pelloches sur le Rainbow Warrior à un mauvais moment… J’ai oublié le Sida mental… J’ai oublié Jean Lecanuet,Sigue Sigue, Sputnik et Bjôrn Borg… J’ai oublié l’Opéra Night, l’Eldorado et le Rosé Bonbon… J’ai oublié les noms des anciens otages du Liban, même Jean-Paul Kauffmann… J’ai oublié la marque de la voiture noire qui a jeté la bombe chez Tati rue de Rennes. (Mercedes ? BMW ? Porsche ? Saab Turbo ?)… J’ai oublié qu’il existait des Weston bicolores marron et noir… J’ai oublié les Treets, les Trois Mousquetaires et les Daninos… J’ai oublié le Fruité violet, à la pomme et au cassis… J’ai oublié le groupe Partenaire Particulier et Peter et Sloane… et AnnabeUe Mouloudji… et Boule de flipper de Corinne Charby !.. J’ai oublié l’Académie Diplomatique Internationale, le France-Amérique, l’American Légion, le Cercle Interallié, l’Automobile Club de France, le Pavillon d’Ermenonville, le Pavillon des Oiseaux, le Pré Catelan et la piscine du Tir aux Pigeons…
En bas, le dîner est placé… je finis par dénicher ma table… Mon nom est écrit sur un petit bristol entre ceux d’Irène de Kazatchok (diaconesse généralement échancrée) et de Loulou Zibeline (nabab tendance cool). Elles ne sont pas encore arrivées. Laquelle brancherais-je la première ? A moins qu’elles ne se décident à me rouler des pelles à tour de rôle ? Ma main droite dans le corsage de l’une, ma main gauche sous la fesse de l’autre ? Ma rêverie est interrompue par une allié précieuse : Fabienne Bradfer qui porte une sorte de combinaison en lycra, moulante et fluorescente… Son crâne est rasé de manière à ce qu’on puisse lire le mot FLY sur sa tempe peroxydée… Fabienne pourrait être le fruit de l’accouplement de Jean-Claude Van Damme avec une tortue Ninja… Elle ne s’exprime qu’en langage hypno… C’est la ludionne la plus gentille de la terre, dommage pour elle d’avoir vu le jour un siècle trop tôt.
– Yo Chesnut-Tree ! (Ça m’a l’air fresh ici !)
– Ouais Fab, d’ailleurs on est à la même table, que je lui répond.
– Bombastique ! Je sens que ça va pulvériser massif !
Sans doute n’est-il pas question de s’ennuyer… des groupes se forment, des formes se groupent.
21h00
Patience là, ce qu’il faut bien considérer comme l’élite nocturne des pays occidentaux se trouve ici. Une centaine d’indispensables inutiles. L’argent dégouline de partout. Tout individu portant moins de vingt plaques en liquide sur lui paraîtrait suspect. Pourtant personne ne s’en vante. Tous les satrapes se veulent artistes. Il faut être photographe de mode ou rédacteur en chef (même adjoint) ou producteur de télé ou en train de finir un roman ou tueur en série. Rien n’est plus louche ici que de ne pas œuvrer… J’ai subtilisé la guest-list pour mieux cerner cette population… Je suis rassuré : ce sont toujours les mêmes. Ceux qui sont placés en haut sont contents d’avoir une table. Ceux qui sont placés en bas sont contents de ne pas avoir une table en haut.
– Dites-moi, Patrice, coupe Loulou Zibeline, saviez-vous qu’Angelo Rinaldi avait parlé de vous et de votre web-site ?
– Tiens donc ?
– Mais bien sûr !…
– Ça alors ! En voilà une nouveauté ! Ça s’arrose !
Loulou Zibeline, quarante ans et quelques, journaliste à Vogue Italie, s’est spécialisée dans la thalassothérapie biarrote et les orgasmes tantriques, deux centres d’intérêt pas forcément incompatibles. Son long nez supporte de grosses lunettes rouges. Elle affiche l’air désaffecté des femmes qu’on ne drague plus très souvent.
– Madame, je suis désolé de vous le dire, mais vous êtes assise à côté d’un obsédé textuel.
– Ne soyez pas désolé. C’est une qualité qui se perd, me répond-elle en me dévisageant, mais vous m’inquiétez : tous les hommes sont des obsédés sexuels. C’est quand ils en parlent que c’est mauvais signe.
– Attention : je n’ai jamais dit que j’étais un sexuellement un bon coup. J’ai dis textuel… ! On peut être obsédé par quelque chose et le pratiquer très mal.
Je me vante toujours d’être le plus mauvais coup imaginable, qu’on m’a greffé un manchon érectile et que j’hésite à me faire enlever ma troisième couille : ça donne envie aux femmes de vérifier et, en général, les rend indulgentes.
– Tenez, vous qui avez l’air de vous y connaître, pourriez-vous me dire quelles sont les meilleures phrases d’attaque pour draguer ? Vous savez, le genre “Vous habitez chez vos parents ?”, “C’est à vous ces beaux yeux-là?” etc. Ça pourrait m’être très utile ce soir, car j’ai un peu perdu la main.
– Mon cher, la phrase d’attaque n’est pas très importante. C’est votre tronche qui séduit ou pas, point à la ligne. Mais il existe quelques questions qui piègent toutes les femmes. Par exemple : “On ne s’est pas déjà vu quelque part ?”, banale mais rassurante, ou : “Vous ne seriez pas top-model par hasard ?” car personne au monde ne vous reprochera un compliment. Quoique l’insulte ne marche pas mal non plus: “Auriez-vous l’obligeance de pousser votre énorme cul qui bloque le passage?” peut fonctionner avec quelqu’un de pas trop callipyge, bien entendu.
– Très intéressant, et que pensez-vous d’une question du type : “T’as pas la monnaie de huit cents euros ?”
– Trop absurde.
– Et de : “T’es d’accord pour penser qu’on n’a rien à faire ensemble ?”
– Trop loser.
– Et de celle-ci, ma préférée : “Prenez-vous en bouche, mademoiselle ?”
– Risquée. Neuf chances sur dix de rentrer chez vous avec un œil au beurre noir.
– Oui, mais la dixième chance vaut la peine d’essayer, non ?
– Vu sous cet angle-là, effectivement. Qui ne risque rien n’a rien.
Une armada de maîtres d’hôtel en veste blanche apportent des plateaux d’huîtres perlières. Distraction amusante : on ouvre soi-même les coquillages et chacun s’exclame à son tour.
– Moi j’ai deux perles, regardez !
– Pourquoi y’a rien dans la mienne ?
– Regardez celle-là, elle est ÉNORME, non?
– Vous devriez en faire un pendentif.
– Et vous Patrice ?
– Chérie, c’est vous qui êtes une perle ! On dirait l’Epiphanie
J’ai l’impression de tirer les rois avant de tirer les reines. Irène de Kazatchok, styliste britannique d’origine ukrainienne, papote avec Fabienne.
Née le 17 juin 1962 à Cork (Irlande), son écrivain préféré est V. S. Naipaul et elle adore le premier album des Pogues. A l’université, elle a eu une aventure homosexuelle avec Deirdre Mulroney, la capitaine de l’équipe de rugby féminin. Son frère aîné se prénomme Mark et prend du Mandrax. Elle a avorté deux fois : en 1980, puis en 1990… Dans l’avenir, toutes les conversations ressembleront à celle-là.
Nous parlerons tous un sabir différent. Alors peut-être serons-nous enfin sur la même longueur d’onde.
– La vêtement il doit reste stable sur la body because if you met les trucs comme ça qu’il tombe pas like this, c’est affreux tu ne vois pas la tissu, it’s just too grungy you know. Oh my God : look at this pearl, elle est gigan-tic ! !
– Irie dans la transe, y’a pas de séquelles miss, je suis dans le parallélogramme, véridique, do you percute l’hypnose mentale ? Je suis le vecteur espace-temps, le biochimiste mononucléaire ! We gonna do a mega-fly in thé space ! May I call U Perle Harbor ?
Irène porte un corset tressé en fil de fer barbelé par-dessus un ensemble en lingerie de vinyle… la dernière tendance… J’essaie de ne rien perdre de ce dialogue historique, mais Loulou m’en empêche.
– II paraît qu’en plus vous vous êtes lancé sur le web ? Alors là, franchement, vous me décevez.
– Vous savez, je n’ai pas beaucoup d’imagination : j’ai choisi la chronique mondaine pour copier Marcello Mastroianni dans la Dolce Vîta et la rédaction publicitaire pour imiter Kirk Douglas dans l’Arrangement.
– Et vous ne ressemblez qu’à Orson Welles, en plus moche.
– Merci du compliment.
– Mais ça ne vous fait rien de participer à la manipulation des masses ? A l’ère du vide ? A toute cette saloperie ?
Questions à choix multiples. Loulou n’a pas oublié son mois de mai 1968, celui où elle a visité le quartier Latin en Mini Cooper et découvert les jouissances à répétition au théâtre de l’Odéon. Depuis, elle regrette les spasmes révolutionnaires. Moi aussi, en un sens, je ne demande pas mieux que de tout détruire, seulement j’ignore par où commencer le travail.
– Puisque vous insistez, madame, laissez-moi vous expliquer ma théorie : je crois qu’il faut se lancer dans ce grand bordel parce que ce n’est pas en restant chez soi qu’on va changer les choses. Au lieu de pester contre les trains qui passent, je préfère détourner les avions. Voilà, fin de la théorie. De toute façon, j’arrive pile dans une zone sinistrée. J’ai l’impression d’être un investisseur qui mettrait tout son fric dans la sidérurgie.
– N’empêche, de votre part, ça m’a déçue…
– Loulou, puis-je vous faire une confidence ? Vous venez de mettre le doigt sur ma grande ambition : décevoir. Je m’efforce de décevoir le plus souvent possible. C’est la seule façon pour que les autres continuent de s’intéresser à moi. Vous vous souvenez, sur vos carnets de notes à l’école, les profs qui inscrivaient “Peut mieux faire” ?
– Oh là là !
– Eh bien c’est ma devise. Mon rêve, ce serait qu’on me dise toute ma vie : “Peut mieux faire”. Plaire aux gens, c’est vite ennuyeux. Leur déplaire sans arrêt, c’est assez désagréable. Mais les décevoir régulièrement et avec application, ça, c’est de bon aloi. La déception est un acte d’amour : elle rend fidèle.
Je comprend que je perd mon temps à babiller avec cette duègne. Je remarque, sur sa joue, une verrue qu’elle a masquée en la coloriant de noir comme une mouche… mais a-t-on déjà vu une mouche en relief ? Si oui, alors une vraie mouche… Bref, Loulou Zibeline lance un nouveau concept : le grain de mocheté… Irène allume sa cigarette à la flamme du candélabre… Je me tourne vers elle. Je la trouve encore belle mais ce n’est pas réciproque : elle s’intéresse surtout à Fabienne.
– But you must agrée, lui dit-elle, that le mode il ne l’est pas pareil dans le France qu’à l’Angleterre. Le british people il aime tous les habits qu’ils sont strange et original, very uncommon, you see, mais le française, ils searchent pas le couleur or la délire, oui ?
– OK, OK, lui rétorque Fab, c’est pas la diva techno, mais t’as quand même des bombes atomiques genre murder stylée et si tu situes bien la poupée supersonique sur le dance-hall, je vais te dire, tu la bases pas, t’es plutôt style branchement sur ses fréquences alpha et téta, capito ?
Les enceintes géantes balancent Sex Machine, cette chanson qui continuera probablement de faire danser les gens longtemps… Je goûte la soirée par une rotation à 360 degrés. Transformé en périscope, je tente de trier les boudins sexy et les canons laids. Je reconnaît Jérémy Coquette, le dealer des leaders et Donald Suldiras qui embrasse son petit ami devant sa femme. Les Hardissons sont venus avec leur bébé de trois mois (non circoncis). Ils lui font fumer un pétard pour rire. La baronne von Meinerhof, ex-dame-pipi au Sky Fantasy de Francfort, s’esclaffe en allemand. Les barmaides empressées agitent leurs shakers et leurs seins au ralenti. Les gens vont et viennent, ne tiennent pas en place. Difficile de rester assis quand on attend avidement que quelque chose se passe. Ils sont tous si beaux et si malheureux… Solange Justerini, une ancienne toxicomane devenue la vedette d’un feuilleton télévisé, étire ses longs bras comme une algue condescendante. Tous les trous s’y sont rebouchés. Sa taille de sylphide semble presque trop fine. Combien de côtes s’est-elle sciée depuis la dernière fois que j’ai couché avec elle ?
La lumière baisse d’intensité, non le brouhaha… le Maître des lieux vient de programmer un mixage d’Yma Sumac et de Kraftwerk, sur un léger fond de grillons provençaux en copulation. Ondine Quinsac, la célèbre photographe, avance nue sous une robe de tulle, le visage peint en vert ! Quelqu’un a dessiné des zébrures sur son dos avec du vernis à ongles. A moins qu’elles ne soient vraies. Je suis encerclé de surfemmes. La mode célèbre ces mannequins retouchés au scalpel. Les plus célèbres top-models posent. J’admire leurs faux seins, corrigés des variations saisonnières. J’ai déjà tâté : les seins gonflés de silicone sont durs, avec des tétons énormes. Mille fois mieux que des vrais ! Ces créatures sont des fiancées de Frankenstein modernes, des sex-symbols de synthèse, en cuissardes vernies, bracelets cloutés, colliers de chien. Quelque part en Californie, un dingue les fabrique à la chaîne dans son atelier. J’imagine l’usine ! Les toits en forme de seins, la porte vaginale, avec une nouvelle fille qui sort à chaque minute !
– Hey Patrice, t’as pas fini de mater les vamps ?
Fabienne a dû remarquer mes yeux exorbités alors que j’avale une huître cul-sec avec sa perle.
– Rappelle-toi, Fab, tu pensais que le monde t’appartenait. Tu disais : “II n’y a qu’à se baisser pour les ramasser”. Tu te souviens ? Dis, est-ce que tu te souviens du temps où tu y croyais encore ? Fab, regarde-moi dans les yeux : est-ce que tu te souviens de cette époque ?
– Keep cool, man. Là où il y a collagène, y’a pas de plaisir.
– Faux, archifaux ! Regarde-moi ces douzièmes merveilles du monde ! A bas la nature ! Ces cyberfemmes devraient te plaire, non ?
– Des poupées Klaus Barbie, c’est tout !
– Je trouve qu’on devrait développer la chirurgie esthétique pour hommes. Il n’y a pas de raison. On pourrait commencer par le lifting testiculaire pour les hommes qui portent des caleçons. C’est pas une bonne idée, ça ?
– No way ! répond Fabienne. Moi, j’ai le moulb de combat, no problemo !
– Si, si, elle a raison, il faut tout se faire refaire ! Regardez la baronne Truffal dine, là-bas ! Il y a de quoi liposucer, non ? Et vous, Irène, détesteriez-vous faire 120 centimètres de tour de poitrine ?
– What did he say ? demande Irène… alors que je m’esbaudis dans mon coin.
Dans un bouquin de basse ambition stylistique, un auteur célèbre qui gagnerait à être connu… appellerait cela : le calme avant la tempête… Des milliardaires impuissants vident des carafes de vin en attendant le déclenchement des hostilités. Des sous-fifres snobent leurs patrons. Personne ne finit son assiette. Je décide de faire passer à mes voisines mon fameux test du Triple Pourquoi. Personne n’y résiste, d’habitude. Le théorème des Trois Pourquoi est simple : la troisième fois qu’on lui demande Pourquoi ? toute personne interrogée finit toujours par penser à la mort.
– J’ai envie de reprendre du vin... dit Loulou Zibeline.
– Pourquoi ? dis-je.
– Pour me soûler.
– Pourquoi ?
– Parce que… j’ai envie de m’amuser ce soir, et que si je ne comptais que sur vos blagues, il y aurait peu de chances pour que j’y parvienne.
– Pourquoi ?
– Pourquoi je veux m’amuser ? Parce que après on meurt, voilà pourquoi !
La première candidate au test du Triple Pourquoi vient d’être reçue avec les félicitations du jury. Mais pour qu’un théorème soit scientifiquement démontré, il faut plusieurs vérifications… Je me tourne donc vers Irène de Kazatchok.
– Je bosse vachement, dit-elle.
– Pourquoi ?
– Well, pour gagner de l’argent.
– Pourquoi ?
– Get out of there ! Parce qu’il faut bien manger, that’s all !
– Pourquoi ?
– Give me a break ! Pour pas crever, my boy !
II va de soi que je jubile… mon test ne sert strictement à rien, mais il me plaît beaucoup de vérifier avec soin les théorèmes inutiles que j’invente pour tuer le temps. L’embêtant, c’est qu’avec ça j’ai agacé Irène, ce qui laisse le champ libre à Fabienne. Tant pis : les progrès de la science valent bien quelques sacrifices.
Le service ne traîne pas : on apporte déjà le plat de résistance, un carré d’agneau aux Smarties… Je me lève pour aller pisser… Juste avant de quitter la table, je me penche vers Loulou et lui glisse à l’oreille :
– Je vous assure : quand on a très envie de pisser, eh bien, c’est presque aussi agréable que de spermer. Na !
J’ai directement su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant jamais que du maquillage pour le cerveau)… je note : Le XXIème siècle sera dans les lavabos pour dames ou ne sera pas…
22h00
En revenant à ma table, je croise Clito, la petite amie du Maître des lieux, qui a du mal à descendre l’escalier. Ses jambes mesurent dix mètres, avec des tongs à talon compensé au bout. Son corps proche de la perfection est violemment comprimé dans une robe de latex.
– Mademoiselle, est-ce que je peux vous offrir une limonade ? que je lui demande en tendant mon coude pour qu’elle puisse s’y appuyer.
– Sorry ?
– Dites donc, ma fifille, que je rectifie, tu arrives très en retard, ça mérite une punition !
– Oh yes please ! qu’elle me répond en battant de ses faux cils gigantesques : I am a naughty girl !
– Ton châtiment sera de dîner à ma table. Ce verdict est sans appel !
Et c’est ainsi que j’embarque Clito en la tirant par son joli poignet nu… A peine de retour devant mon assiette d’agneau mort, je dois cependant subir une interview serrée de mon voisinage.
– Alors, m’interroge Loulou Zibeline d’un ton ironique, vous nous préparez un autre roman ?
– Oui, je ne sais pas ce qui me prend. Ce qu’on appelle la “littérature française” possède aujourd’hui autant d’importance que le théâtre Nô. Pourquoi écrire, quand la durée de vie d’un roman est inférieure à celle d’un spot de pub pour les pâtes Barilla ? En outre, regardez autour de vous : on dénombre ici autant de photographes que de stars. Eh bien, en France, c’est idem : il y a à peu près autant d’écrivains que de lecteurs.
– Alors, à quoi bon ?
– Oui, à quoi bon… Je suis un écrivain mort-né, pourri par le bonheur. Je n’intéresse que quelques internautes. Je m’en fiche : tout ce que je demande, c’est qu’on me redécouvre, à l’étranger, après ma mort. Je trouve ça chic de plaire par contumace et à titre posthume. Et puis peut-être qu’un jour, une femme comme vous s’intéressera à moi, dans une centaine d’années. “Un petit auteur oublié de la fin du siècle dernier”. J’ai déjà rédigé ma biographie. Je serai réédité. Mon public sera âgé, esthète et résolument libertaire. Alors, seulement alors, tout ce cirque n’aura pas été vain…
– Moui…, doute Loulou, c’est de la coquetterie, tout ça… Je suis sûre qu’il y a autre chose… La recherche de la beauté, par exemple. Il y a bien des choses que vous trouvez belles, non ?
– C’est vrai. Les deux plus belles choses du monde sont : les violons dans la chanson “Stand by me”, de Ben E. King, et une femme nue avec les yeux bandés.
Clito s’est assise sur mes genoux, bien que très fine, elle pèse assez lourd.
– Tu n’en as pas marre de sortir avec une star ? Tu ne préférerais pas coucher avec moi ?
– Tu parles de coucher… ?
Elle me contemple de son regard vide.
– Eh bien, puisque je suis assise sur moi… Tu bandes et ça rentre… (elle balaie l’air de sa main)…
– This guy is weird , dit Irène à Clio. L’humour ne réunit pas tous les suffrages.
– Si ça continue, il va se mettre à douter, ce qui est déconseillé quand on cherche à séduire.
Soudain me vient une idée… je glisse la main dans la poche de mon costume et retrouve la gélule d’Euphoria que le Maître des lieux m’a offert.
Discrètement, je l’ouvre et verse la poudre dans le verre d’Oxygen Vodka de Clito, pile au moment où celle-ci le saisit et l’avale complètement sans cesser de discuter avec Irène. On est en plein film ! Je me frotte les mains. Il ne reste plus qu’à attendre que la drogue fasse son effet. Vive la drague droguée ! Plus besoin de briller, de dépenser des fortunes, de dîner aux chandelles : une gélule et puis au lit ! L’air sent le parfum cher, la boisson fermentée et la sudation sociale.
S.A.R. la princesse Giuseppola di Montanero a réussi à entrer sans invitation, grâce à des amis travestis qui ont longuement détourné l’attention du portier…. Partout, des femmes hors de portée arborent des bijoux hors de prix… certaines n’en demeurent pas moins hommes. Aux toilettes, j’ai même aperçu une bosse sous la jupe d’une dame très élégante qui se poudrait le nez… intérieurement et extérieurement ! Bienvenue au XXIème siècle. Pendant ce temps, les Hardissons gavent leur bébé de foie gras… un public-relation esseulé fixe les écrans de télé (qu’y a-t-il de plus cafardeux qu’un dircom solitaire ?)… Ali de Hirschenberger, le très distingué producteur de films X, gifle affectueusement Nelly, sa femme, sybarite même tenue en laisse… le playboy Robert de Dax fait le clown, debout sur une chaise (amant de plusieurs actrices dépressives, il mourra un mois plus tard dans un accident d’autos tamponneuses)…
– Cette nuit réconcilie bruyamment les PDG destroy et les clodos en blazer. Des histoires d’amour deviennent possibles entre les nomades en villégiature et la jet-society sédentaire. Les bagarres s’arment de tendresse. On présente sans arrêt les mêmes aux mêmes sans que quiconque s’en plaigne, dit Irène.
– Nous sommes en présence d’une soirée européenne.
– Qu’y a-t-il pour le dessert ? questionne Clito. J’espère que ce ne sera pas encore un Space Cake au laxatif ! J’ai pas besoin de ça ! Sa voix a changé.
D’habitude, une poudre diluée dans un verre met une heure à atteindre le cerveau… A moins que la poudre ne soit vraiment très puissante.
– Tous ces gens sont si superficiels, se plaint-elle. Je voudrais vous raconter plein de choses, j’ai encore soif, il est tard, non ? Pourquoi Patrice ne m’a pas enculée lorsque j’étais assise sur lui ?
Clito devient très loquace et très triste… Ses yeux s’emplissent de larmes… Ce n’était pas tout à fait le but recherché.
– VOUS LES HOMMES, accuse-t-elle, vous êtes so selfish ! Rude ! Moches et connards !
– Ce n’est pas faux, dit Loulou Zibeline, à qui – semble-t-il – personne n’a demandé son avis.
Et Clito se met à sangloter sur mon épaule…, j’en profite lâchement pour lui caresser la nuque, passer sa main dans ses cheveux doux et susurrer des gentillesses à son oreille tout en sentant une érection pénétrative venir rapidement.
– Doucement, ça va, ça va…
Et c’est la victoire : d’un coup c’est rentré… à donf… La sono passe Amor, amor et je chantonne avec Clito qui dégouline de mascara sur ma veste… La victoire (en chantant). Je prend les choses avec philosophie. Clito sourit et essuie son rimmel sur ses joues ainsi que le surplus dégoulinant sur mon pantalon. La séduction chimique a ses limites mais je ne suis pas tout à fait mécontent… également d’être le catalyseur primesautier de cette réunion hétéroclite.
– MY LOOVE ! crie-t-elle.
Je garde un air innocent mais je transpire beaucoup. A table, tout le monde fait semblant de n’avoir rien vu mais Loulou rompt un silence culpabilisant.
– Franchement, Patrice, j’ai trouvé vos articles très bien écrits.
J’adore pêcher les compliments, comme disent les Anglais.
– Patrice, vous êtes top… laissez-moi venir m’asseoir sur vous… Compréhension, vérité, bassomatisme. J’aime vos mix, vous avez le sens de la réalitude.
Justement, à cet instant, la musique suspend son vol et un orchestre de vingt bonzes descend du ciel sur une passerelle suspendue… Ondine Quinsac joue des percussions au milieu des bravos.
– Bonsoir, nous sommes les Nique Ta Lope. Nous espérons que votre soirée de merde sera gâchée par notre présence et que vous crèverez dans les plus brefs délais.
Puis une avalanche de décibels électriques s’abat sur les dîneurs… A l’arrière-plan, un brelan de choristes boude des hanches. Loulou Zibeline est obligée de crier pour couvrir la musique.
– VOUS CONNAISSEZ CE GROUPE ?
– Comment ?
– JE VOUS DEMANDE SI VOUS CONNAISSEZ CE GROUPE !
– Arrête de crier dans mon oreille !
– QUOI ? QUE DITES-VOUS ?
– Je dis qu’un tas de gens ont trimé pour que ce carré d’agneau arrive jusqu’à nous. D’abord, il a fallu élever l’animal, puis le transporter à l’abattoir, le tuer d’un coup de marteau dans le cerveau. Ensuite, on l’a découpé et un boucher est venu chez le grossiste pour le choisir. Enfin, le traiteur l’a sélectionné après avoir marchandé son prix. Combien de gens ont bossé pour que je puisse grignoter cette côtelette entre mes doigts ? Cinquante ? Cent ? Qui sont tous ces gens ? Comment s’appellent-ils ? Peut-on me décliner leur identité ? Me dire où ils vivent ? Passent-ils leurs vacances dans les Alpilles ou sur la Côte d’Argent ? Je voudrais leur envoyer à chacun un mot de remerciement personnalisé.
– HEIN ? J’ENTENDS RIEN ! crie Loulou.
Je ne suis pas très avancé. Ma voisine de droite me méprise et ma voisine de gauche me colle. En plus, j’ai enculé publiquement la fiancée du maître de maison… je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi, pendant qu’il en est encore temps. A propos, Clito va mieux : elle dort profondément sous la table. Le vacarme ne semble pas la déranger outre mesure. Ni la bataille de bouffe. Le vacherin coule à flots. Le coulis vole. Le vol-au-vent plane. La crème se renverse sur les canapés. Les canapés sur les sofas. Est-ce le parmesan qui sent le vomi ou l’inverse ? Est-ce la poule qui sent l’œuf, l’œuf qui sent la poule ?
Quelques pucelles sodomites entament pudiquement les premiers strip-teases. Les Nique Ta Lope massacrent Ail you need is love en cassant des assiettes sur les micros. Les plats en sauce croisent des gâteaux secs dans le firmament… Je crois même reconnaître un crocodile Haribo qui montre les dents.
– CE FROMAGE EST BIEN FAIT ! hurle Loulou dans mon pavillon auriculaire.
– Oui, il me faudrait une corde avec un nœud comme ce fromage : bien coulant.
– QUOI ? VOUS AVEZ DIT QUELQUE CHOSE ?
Déjà la nuit inverse ses hiérarchies… Les choses importantes deviennent accessoires, les détails les plus insignifiants semblent essentiels. Par exemple, les programmes de la télé.
– Les programmes de la télé, eux au moins, on peut leur faire confiance. On ignore à quoi sert la vie, ce qu’est la mort et l’amour, si des dieux existent ou pas, mais on est sûr qu’à la TV, il y aTF1.
– FAB ! Toi ici !
Lise Toubon se jette sur Fabienne comme le comte Dracula sur un camion du Centre départemental de transfusion sanguine (non contaminé).
– Comment vas-tu… lui demande-t-elle.
– Hypnagogique, en phase d’ionisation.
Fabienne ne déteste pas les puissants… elle a récemment tagué la mairie de Saint-Tropez, sur commande. Mais elle est gênée que ça se sache. Alors, même dans un univers techno-stable, elle préférerait que Mme Toubon ne s’éternise pas. C’est sans doute la raison pour laquelle elle a recours à un vieux stratagème pour la mettre mal à l’aise : elle ne lui embrasse qu’une seule joue pour qu’elle tende l’autre dans le vide. La méthode fonctionne à merveille et bientôt Lise s’éloigne de la table, un rictus crispé sur les lèvres.
– Je ne savais pas que tu la connaissais !
– Everybody knows Lise ! affirme Irène qui ne la connaît pas. Don’t you think she looks scary without make-up ?
Cette Irène m’énerve de plus en plus. Je déteste cette manie des arrivistes qui consiste à name-dropper des prénoms de célébrités.
– Hier j’étais avec Pierre chez Yves, et, rendez-vous compte, son ordi est tombé en panne ! L’autre jour, je rencontre Caroline chez Inès et nous avons dit du mal d’Arielle…
Sous-entendu : inutile de préciser les noms de famille puisque nous sommes tous des amis intimes des personnalités en question. C’est le sommet de la plouquerie parvenue. J’ai le hoquet, je bave sur ma cravate à pois.
23h00
Dessus la table flotte une odeur de dessous de bras. Le dîner dégénère comme prévu. Douches de Champagne, seaux à glace en guise de chapeaux, broncho-pneumonie en option. On danse sur les nappes. Cette année, la nymphomanie se portera collective. Les torses seront nus, les lèvres entrouvertes, les langues pointues, les visages mouillés… Des filles attachées boivent du bourgogne aligoté. Des garçons mal élevés se mirent dans du verre dépoli. Les Hardissons vendent leur bébé aux enchères ; le maire Tuvéri branle du chef ; Tounette de la Palmira pue l’excrément… Personne ne s’ouvre encore les veines. Les liqueurs ne sont pas encore avalées que déjà les maîtres d’hôtel poussent les tables pour dégager la piste de danse.
– Tu connais, hips, la différence, hips, entre une jeune fille du XVIeme arrondissement, hips, et une jeune beur de Sarcelles ?
– Écoute, j’ai pas le temps, là, me répond le Maître des lieux, accroupi sous ses platines en train de choisir des disques.
– Eh bien, hips, c’est simple : la jeune fille du XVIeme a de vrais diamants, hips, et de faux orgasmes…, alors que la jeune beur, hips, c’est le contraire.
– Très marrant, Patrice. Excuse-moi, mais je peux pas te parler maintenant, OK ?
Une fille potable, adossée au sas du disc-jockey, intervient soudain :
– Patrice ? J’ai bien entendu Patrice ? Vous voulez dire que vous êtes LE Grand Editeur ? C’est bien vous ?
– Lui-même, hips ! A qui ai-je l’honneur ?
– Mon nom ne vous dira rien. Je lis tous vos articles ! Vous êtes mon idole !
Elle porte un tailleur coincé de femme active, genre attachée de presse. Son visage, assez carré, masculin, semble avoir été dessiné par Jean-Jacques Sempé.
Ses jambes sont restées fines malgré des années d’équitation.
– Ah bon ? Vous aimez mes bêtises ?
– J’adore ! Vous me faites mourir de rire dans GatsbyOnline, mais surtout dans SecretsInterdits !
– Mais y a-t-il un article que vous ayez préféré ?
– Eh bien… tous !
A l’évidence, cette fille est folle de moi ! En plus, elle m’a fait perdre mon hoquet, c’est déjà quelque chose.
– Mademoiselle, est-ce que je peux vous offrir une limonade ?
– Ah non ! s’énerve-t-elle. C’est moi qui vous l’offre ! Je suis attachée de presse, je ferai une note de frais !
J’avais deviné juste… je suis bel et bien en présence d’un spécimen de ce que les ethnologues appelleront plus tard la femme moderne du XXIème siècle. Je n’en revient pas que ça existe vraiment et encore moins d’en approcher une d’aussi près… Mais avant de la brutaliser et violer sur le bar, je veux tout de même vérifier un dernier truc.
– Pourquoi êtes-vous attachée de presse ?
– Oh, ce n’est qu’une première expérience professionnelle. Mais tout à fait positive.
– Oui, mais pourquoi avoir choisi les relations presse ?
– Pour le contact, principalement. On rencontre beaucoup de people, vous savez.
– Pourquoi ?
– Ben… C’est un secteur complètement porteur au niveau des débouchés communicationnels. En période de morosité, il faut savoir s’orienter dans les branches à fort potentiel de croissance. Des pans entiers de notre économie sont menacés de mort !
Ouf ! Je suis soulagé. Mon théorème reste valable, même si ce dernier cobaye a mis un certain temps pour réagir. Il faudra en tenir compte dans mes calculs : le troisième pourquoi entraîne chez les attachées de presse un temps de latence avant la réaction nécropositive.
Je prend l’attachée de presse par la taille. Elle se laisse faire. Je lui caresse le dos (elle porte un soutien-gorge à trois crochets, de bon augure). J’approche lentement mon visage du sien…, quand soudain toutes les lumières s’éteignent. Et Hop… je la viole… Elle tourne la tête et sussure ;
– Mon Dieu que se passe-t-il ? Que m’arrive-t-il ?….
Une clameur monte de la foule des invités… Ma tête transperce l’obscurité, éclairée d’un faisceau orangé. Je ressemble à une citrouille d’Halloween en smoking croisé.
– La nuit se lève, que je lâche en spermattant .
Quelques briquets s’allument et s’éteignent vite : on n’est pas chez Bruel… et puis ça brûle les doigts, ces conneries. Au bout d’une longue minute de sifflets et de hurlements un battement techno incroyablement rapide vrille les tympans et l’attachée de presse et moi ne faisons plus qu’un seul corps que des vagues d’orgasmes font onduler en rythme… je suis entré dans le vif du sujet, envoyant un max… et par hasard des fumigènes parfumés à la banane et la sonnerie d’une corne de brume emplissent soudain l’endroit de mon méfait… nous rendant sourds pendant le prochain quart d’heure. On ne devient pas le meilleur du monde par hasard. Je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur… Pas d’angoisse au moment de l’enchaînement. L’attachée de presse dessine des cercles imaginaires avec les bras.
– Qui sont tous ces gens ? Me demande t’elle…
– Un cauchemar. Des sauvages cravatés. Des dandies sales. Des aristocrates psychédéliques. Des lurons saturniens. Des noceurs divorcés. Des danseurs vénéneux. Des glandeurs besogneux. Des mendiants hautains. Des marionnettes nonchalantes. Des squatters crépusculaires. Des déserteurs belliqueux. Des cyniques optimistes. Bref, une bande d’oxymores ambulantes. Ils cumulent des oreilles décollées, des parents célèbres, des montres onéreuses. Ils vivent à fleur de peau de chagrin. Il n’y a plus de risques à craindre. Je rêve d’atteindre le style du stroboscope. De danser comme la vidéo quand on appuie sur la touche image par image. J’admire la techno pour cette seule raison : vous en connaissez beaucoup, vous, des musiques capables de faire bouger autant de monde avec si peu de notes ? Le maître des lieux ne mélange pas seulement les sons, il veut tout marier : la prière, les clips, les amis, les amies, les ennemis, les lumières et les endorphines… une Grande Ratatouille Nocturne. J’en ai le vertige.. J’ai crainte, soudain, de comprendre que je me trouve dans la nuit définitive. Que cette soirée pourrait bien être ma dernière : la Nuit de la Fête Ultime, un début d’apothéose. La multitude des corps en lévitation gracieuse ne font plus qu’un dans le tempo métronomique des boîtes à rythme. Les têtes ne portent qu’un seul corps et cette pieuvre n’émet qu’un seul cri, monstrueux de pureté. Les dévots cyclothymiques s’aiment en cadence. La house acidulée soude les somnambules. Tous les noctambules ont peur du noir. Bienvenue dans la nouvelle église païenne à laser holographique tridimensionnel ! Vous n’étiez plus sûre de rien, vous hésitiez, mais à présent vous êtes revenue du Sub-Space et vous riez aux éclats, tandis que des larmes de bonheur font dégouliner votre eye-liner car vous avez joui…
Les bras se lèvent doucement, les jambes martèlent le sol, les boucles d’oreilles s’agitent, les seins dénudés sont des hochets iridescents, la lumière noire allume le blanc des yeux, et… merde, on voit les pellicules ! Tourner la tête, à droite, à gauche, des cheveux volants, des fesses balancées, c’est le carnaval des muscadins, un jamboree bisexuel !
Désormais, la seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir sur qui je vais renverser le prochain verre. La tête me tourne. Tournicotis, Terracotta.
Mes pulsions autodestructrices me reprennent et j’en cause à l’attachée de presse qui semble heureuse de ma performance :
– On devrait toujours se tuer en public. A la rigueur, je comprends qu’un meurtre puisse être discret, mais le suicide se doit d’être exhibitionniste. Aujourd’hui, le seul suicide possible pour un Mishima moderne, c’est en direct à la télévision, de préférence pendant le prime-time. Ne pas oublier de programmer le magnétoscope. La cassette VHS servira de lettre d’adieu.
– Quelle danse choisir ? Le Tortue Twist (remuer les quatre membres, allongé par terre sur le dos) ? Vous lancer dans le Question Mambo (tourner en dessinant un point d’interrogation avec l’index droit) ? Exécuter la périlleuse Fatwa météorologique (enfoncer le pied dans la gorge de votre cavalière tout en l’énucléant en rythme, tourner à 45 degrés, répéter AYATOLLAH sept fois crescendo, rendre votre dîner sur toute personne située trop près, puis recommencer l’enchaînement ad lib ?
– Je vais opter en fin de compte pour ma danse préférée : la Tachycardie. Je veux une suave irréalité… des musiques multicolores et des alcools à talons hauts… je veux qu’on se coupe les doigts en lisant mes articles… bondir comme le vu-mètre de ma chaîne hi-fi… Je veux que tout n’aille pas trop mal, mais que tout n’aille pas trop bien non plus pour dormir les yeux ouverts, pour ne rien rater… Par-dessus tout, je veux un beignet à l’abricot, bien poisseux… et le manger assis sur du sable en regardant les vagues, n’importe où. La confiture collera aux doigts, il faudra les lécher, cette débauche de sucre sous le soleil, de quoi finir caramélisé. Un avion traversera stupidement le ciel en traînant une pub pour une crème solaire. Alors j’étalerai la confiture d’abricot sur votre visage et défierai les rayons ultra-violets en ricanant dans le vide… et vous chanterez sous la véranda… Manuel de Falla… En Alkantara.
L’attachée de presse en est toute émue et me demande :
– Y aura-t-il des bougainvilliers ?
– OK, va pour les bougainvilliers.
– Et une pluie tropicale aussi, diluvienne ?
– Bon d’accord, mais juste à la tombée du jour, pendant les cinq minutes qui suivent le rayon vert.
– Et surtout, n’oubliez pas le beignet à l’abricot.
– Zut, un beignet à l’abricot, c’est tout de même pas compliqué ! Je ne demande pas la lune !
– Alors, Patrice, on fatigue ? devine l’attachée de presse en me tendant la main pour me relever.
Ma tête tourne. La soirée commence à peine et j’ai déjà la gueule de bois.
Croiser trop de regards est anxiogène, en particulier pendant un titre de speed-core, quand la lumière rasante découpe une forêt de bras levés.
Les épaules luisantes réfléchissent les rayons laser comme autant de cataphotes miniatures. Qu’est-ce que je suis venu chercher ici : quelque chose à regarder, au milieu de ces absents qui ont toujours raison ? Chacun se débat comme il peut. Certains cherchent à engager des conversations malgré le bruit. Ils sont condamnés à se répéter souvent et à torturer des oreilles frappées d’hypoacousie..; personne n’entend crier personne et inversément… Le plus souvent, les gens échangent moins de propos que des faux numéros de téléphone, griffonnés sur le dos d’une main en espérant mieux… alors que d’autres gardent leur verre à la main en dansant et se donnent une contenance instable en le portant à leurs lèvres, contenance qu’il leur arrive de perdre quand un coup de coude malvenu éclabousse leur plastron.
Dans la mesure où l’on ne peut ni boire ni parler sur cette piste, la contemplation de ses souliers semble une occupation éthiquement supportable… N’allez pas croire que l’absurdité de la situation puisse m’échapper. Au contraire, jamais je n’ai été plus conscient de ma condition de rebelle privilégié, seul au beau milieu d’une troupe de blasés enthousiastes, sans aucune excuse valable, tandis que des millions de gens couchent dehors par moins 15 degrés sur des morceaux de carton déchirés. Je sais tout cela… et c’est aussi pourquoi je me regarde vivre, à la façon de ces gens qui, frôlant la mort, sortent de leurs corps et se voient de l’extérieur. Draguer et baiser une attachée de presse, voilà le seul idéal du moment. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. Le but de notre époque matérialiste est d’étancher les rince-doigts.
– Mon prochain livre s’intitulera “la Soif du rince-doigts”, dis-je à l’attachée de presse. Ce sera un essai sur la société post-lipovetskienne. J’en vendrai huit exemplaires !
Elle m’a sourit, découvrant de belles dents blanches et j’ai bredouillé de vagues choses : “Que peut-on offrir à une génération qui a grandi en découvrant que la pluie était du poison et que le sexe menait à la mort ?”
24h00
Il est minuit, les filles sont mi-nues, je suis minablement saoul. La furia bat son plein. L’univers remue son chaos sidéral, une mer de confettis bigarrés. Un acid-sirtaki durera une demi-heure sans lasser. J’erre du bar à la piste et retour. Les verres de Lobotomie me travaillent au corps. Je communique par télépathie avec l’infra-basse pneumatique destinée à pour hypnotiser les fêtards. Ce soir, mon voisin Maître des lieux est en passe de réaliser son chef-d’œuvre, en direct et sans filet… il mixe six platines en simultané : Zorba le Grec, Techno-transe, Friselis de violons, Flûte des Andes, Cliquetis de machines à écrire, Entretiens Duras-Godard, cris de jouissances en direct… Demain, de tout cela ne restera rien. Fabienne distribue des sifflets pour aggraver la situation. Tout s’égare en une suite de syncopes et de résurrections. La danse est un évanouissement en boucle, une philosophie frénétique, une théorie de la complexité. La danse s’appelle reviens. C’est le tour de manège de chevaux numériques sur un carrousel détraqué.
Un cercle s’est formé. On se tient par les épaules. Tout tourbillonne autour. Une seule chose est sûre : les filles ont deux seins. Je ferme les yeux pour ne plus les voir et les phosphènes diaprés décuplent mon tournis. Toutes ces filles nues ! Admirables nombrils, délicieux tendons, nez mutins, nuques fragiles…
Toute ma vie, la possibilité de sauter des jeunes flappers, l’éventualité de sodomiser ces créatures évaporées avec frange sur les yeux m’ont découragé de sauter dans le vide… en général, leur prénom se termine par un “a”. Leurs cils interminables sont recourbés comme un tremplin de saut à ski. Quand on leur demande leur âge, elles répondent “vingt ans” comme si de rien n’était. Elles doivent se douter que leur âge est ce qu’elles ont de plus sexy. Elles ont grandi trop vite, ignorent encore les codes secrets… Pour ces proies, je tord le cou à tous les principes, j’oublie le Name-Forgetting. Peut-être certaines m’effleureront de leurs lèvres en me priant de les raccompagner…
Ondine Quinsac, la célèbre photographe, s’ennuie au Champagne avec plusieurs playboys qu’elle rabroue tendrement… des demi-mondaines retapées jouent les hermaphrodites, sans doute afin de rester demi-quelque chose. Henry Chinaski met la main aux fesses de Gustav von Aschenbach qui ne proteste pas. Jean-Baptiste Grenouille respire les aisselles d’Audrey Home. Antoine Doinel boit au goulot le mescal du consul Geoffrey Firmin, délinquant sénile de sévice. Et les Hardissons jouent au rugby avec leur bébé. On s’enivre de cocktails latino-américains et de calembours germano-pratins : il faut de tout pour défaire un monde. Mais brusquement, les lumières se tamisent et un vieil air flemmarde au-dessus de cette faune interlope : Summertime, par Ella. Cela annonce le quart d’heure américain. Je profite de l’occasion pour, tel un pirate, aborder Ondine Quinsac !
– C’est le quart d’heure américain, donc je vous invite à m’inviter à danser… baiser si affinités…
La photographe est cernée de partout : par de jeunes barbons et sous ses yeux bistrés… elle le toise des pieds à la tête.
– J’accepte, à cause de “Summertime”, ma chanson préférée. Et puis… vous ressemblez un peu à Orson Welles, en plus moche.
Elle m’enlace et fredonne les paroles d’une voix rauque en me regardant droit dans les yeux.
– Oooh your daddy’s rich and your ma is good-looking / So hush Utile baby don’t y ou cry…
Elle a trente-sept ans, pas d’enfants, fait un régime depuis six mois, n’arrive pas à arrêter de fumer (d’où son accent grave), est allergique au soleil, met trop de fond de teint ainsi qu’une pommade anti-cernes inefficace. Sa stérilité la rend dépressive et sa dépression la rend attendrissante.
– Donc, je suis en train de danser un slow avec la photographe à la mode ?
– Ah non, ne me baratinez pas, vous êtes trop costaud avec vos presque deux mètres et vos cent kilos… Il faut faire un peu d’exercice et repasser me voir plus tard. D’ailleurs je sens que la mode ne doit pas être votre truc. Vous avez l’air si sain, si normal…
– Si hétéro… si banal… Non mais allez-y, continuez… !
– Vous êtes magnifique, mais horripilant. Ca vous va ?
– Non.
– Si… Voilà !… Ceci dit, vos écrits sont extraordinaires… en fermant les yeux je succombe… Ou alors je mets un masque… Tiens, on a changé de disque. Encore un slow ?
– Suis-je réinvité à danser ou plus ?
– Je suppose que je n’ai pas d’autre choix que succomber ?
– C’est exact : si vous aviez refusé, j’aurais écrit dans mes sites que vous étiez lesbienne. Les femmes de quarante ans m’excitent. Elles ont tout : l’expérience et l’enthousiasme. Mères maquerelles et pucelles effarouchées, à la fois. Elles croient que c’est une chance de devoir tout apprendre aux hommes !
– J’aimerais faire votre portrait. Je prépare en ce moment une exposition de portraits de célébrités mâles suspendues à une poulie, avec du lait concentré sur les joues et des poids attachés à leurs couilles. Vous devriez venir vous faire tirer le portrait ?
– Je pense que cette excellente initiative ne peut que m’intéresser. Mais pourquoi faites-vous ça ?
– L’expo ? Oh, c’est pour montrer le rapport étroit qu’il y a entre la photographie, la sexualité et la mort. Enfin, je résume un peu, mais c’est l’idée.
La démonstration de l’axiome des “Trois Pourquoi” ne nécessite parfois qu’un seul “Pourquoi”, quand le sujet d’expérimentation présente un visage hâve, un caractère taciturne, et une robe de tulle… Le quart d’heure américain va s’achever. Fabienne est prise en sandwich entre Irène de Kazatchok, Loulou Zibeline et Ondine… alors que Clito s’est réveillée pour inviter à danser William K Tarsis III, un héritier oisif à voix de castrat… et se rendormir sur son épaule… et Anna, une ex-amante, vient m’avertir :
– Méfie-toi d’Ondine, c’est une nympho ultraviolente !
– Je le sais, Anna, sinon pourquoi crois-tu que je l’aurais invitée à danser ?
– Ah non, je ne le permet pas… proteste la photographe. C’est moi qui vous ai invité à danser, et pas le contraire.
Anna continue de danser près de nous mais à la fin du quart d’heure américain, elle se jette sur Ondine.
– Allez, à mon tour maintenant ! Interdit de refuser !
Et la photographe garde un visage lisse, sans expression, aux yeux inhabités. Si jamais elle joue la comédie, elle mérite l’oscar de la Meilleure Indifférence.
– It was nice to meet you, que je laisse tomber en les quittant sans me retourner… Anna et Ondine m’ont sans doute déjà oublié…. Dans les fêtes, rien n’a le droit de durer plus de cinq minutes : ni les conversations, ni les êtres. Sinon, on risque pire que la mort : l’ennui.
Tout d’un coup, Clito disjoncte complètement, il doit rester un peu d’Euphoria dans ses veines. Imaginez Claire Chazal en robe de latex dans un remake de l’Exorciste et vous aurez un aperçu de la scène. On s’attroupe autour d’elle. Elle crie I love you en serrant des flûtes à Champagne jusqu’à l’explosion du cristal. Du coup, ses mains bouillonnent de sang et de bris de verre. Ses paumes sont perdues à jamais pour la chiromancie.
– ALOOONE ! SEULE ! SEUUULE !
En voyant la scène, l’attachée de presse comprend que Clito a dû surprendre ces deux-là à quatre pattes, ou quelque chose d’approchant… Elle saisit alors une bouteille de Jack Daniels et la lui vide sur les mains pour la désinfection. Les cris de Clito couvrent la sono de 10.000 watts pendant au moins douze secondes. Ses yeux sont si exorbités qu’elle ressemble à un morphing. Elle énumère une liste d’insultes anglaises à peu près exhaustive, puis sèche ses larmes. Les badauds se dispersent… et c’est ainsi que j’entraîne Clito dans mon sillage pour la deuxième fois, toujours par son joli poignet nu et ensanglanté.
Tout un programme.
– Patrice, j’ai soif, gémit l’intoxiquée, entre deux plaintes.
– Ah non ! Fini les caprices !
– Je peux boire dans ton verre ?
Pendant ce temps, Ondine Quinsac est allongée sur le bar, sa robe de tulle retroussée. Anna l’a recouverte de crème Chantilly et la pourléche avec d’autres amies serviables, ce qui retarde le service du barman. La photographe à la crème Chantilly se quelques instants plus tard, posséder collectivement. Un type devant, un autre dessous, Anna lui mordille les tétons. Cette technique porte un nom : le taylorisme. Sentant monter l’inspiration, je rédige une strophe de décasyllabes : Elle s’évertue à perdre sa vertu. Depuis le début elle est éperdue. Elle est tellement nue qu’elle en éternue. Depuis le début elle était perdue.
Récapitulons : Le bilan n’est pas reluisant. Une vieille journaliste m’a collé pendant le dîner et mon autre voisine de table sort maintenant avec Fabienne.
J’ai baisé et sodomisé une attachée de presse, mignonne, qui n’attendait que moi : elle se pavane à présent avec un gode dans le cul que manipule Anna. Quant à la quadragénaire dépressive avec qui j’ai dansé deux slows, la moitié de la party est en train de se la farcir sur le bar. Les dents de Clito grincent, une mousse blanchâtre ourle la commissure de ses lèvres. La seule nana qui reste, cette pauvre Clito, est défoncée au dernier degré. Les jambes de Clito souffrent de crampes abominables qu’elle ne sent même plus dans sa tétanie. Sa température oscille entre 36 et 43 degrés centigrades. La vérité, la voilà : la seule nana intéressante est camée jusqu’à l’os… Le corps de Clito est parcouru de sueurs algides… Les entrailles de Clito se tordent comme une chaussette essorée par la mère Denis ! L’électro-encéphalogramme de Clito s’approche du rectiligne. Le pouls de Clito cesse de battre. C’est fini : mort clinique… Elle a une expression bizarre… Il y a un mot pour ça, un mot très fin de siècle : elle a une expression torse… Avec ses mains bandées, son estomac rempli d’acide et d’alcool, elle dégage un charme faisandé. Ses longs cheveux s’étalent sur la banquette. On dirait une déesse décadente. Même son torse est tors ! J’ai pitié d’elle. Je me penche pour l’embrasser une dernière fois, mais, comme elle est allongée sur mes genoux, son corps appuie sur le mien chaque fois que je tente de me pencher sur elle. Du coup, à chaque tentative, j’expire en même temps de l’air dans les poumons de Clito, qui finit par ressusciter, à force…
SCOOP ! : Dans le centre du monde que sont Les Parcs de Saint-tropez, en 2019 après J.C. qui n’a jamais existé, peu avant une heure A.M., le célèbre éditeur de Chromes&Flammes et Webmaster de GatsbyOnline vient de sauver la vie d’une demoiselle engourdie !
01h00
Sur la piste de danse, des questions me sont posées quant à cette résurection miraculeuse qu’on prétend avoir été causé par mon pénis érigé en totem… mais très vite ça dévie de sens :
– T’aurais pas quatre millions d’Euros ?
– Tu crois que Bernard Arnault prend du Doliprane ?
– Qu’est-ce que ça fait de rouler une pelle à une polyglotte ?
– Que faites-vous pour le réveillon du 31 décembre 2020 ?
– Baiser avec vous risque-t-il d’accélérer mon accouchement ?
– Une fois qu’on rentre facilement dans un cul dilaté, est-ce l’acte ultime où y a-t-il d’autres buts dans la vie ?
– Est-il déconseillé de faire l’amour avec des fruits et légumes ?
– Peut-on encore jouer au golf lorsqu’on est en érection ?
Sans oublier la seule interrogation importante : Comment détecter quand une femme simule ?
Je me suis de nouveau accoudé au bar, le nez plongé dans un Cata-Tonic. J’ai laissé Clito cuver ses mélanges létaux sur la banquette, mais son haleine de zombie a fini par me démotiver. Alors me voici seul une fois de plus, à regarder les heures fondre. Sauf erreur, nous sommes ici en présence d’un autre mythe. Chaque lendemain de fête, je jure que je ne sortirai plus jamais. Ensuite, le soleil se couche et je ne résiste pas forcément à la tentation. A la longue, je deviens presque insensible à cet enfer. Comme me l’a prédit une ex-amante : Tu finiras ta vie tout seul sur un banc public, à insulter les passants, les jolies filles se pinceront le nez en accélérant le pas, certaines te jetteront une petite pièce…, tu l’auras bien cherché !… Mon voisin de bar (barfly en californien) se penche vers mon oreille.
Ses pupilles ressemblent à une chorégraphie de Busby Berkeley. Il sue des tempes et écarquille les yeux. Sa bouche est agitée de tics comme si quelqu’un lui écrasait les orteils et le chatouillait en même temps… Je fini par reconnaître un vendeur de voitures de collection maffieux.
– Écoute, on fait la paix, il faut que je te dise quelque chose d’hyper-important, c’est super super-vrai ce que je vais te dire, tu m’entends ? Écoute-moi bien : on vit quand on vit. Tu te rends compte ? Hein ? Tu saisis? ON VIT QUAND ON VIT! Putain !
– Dis-moi, tu es sûr que tu as complètement arrêté ?
– Alors, ça, tu me déçois de dire des trucs pareils… Moi, je te dis juste quelque chose d’ESSENTIEL (il saisit les revers de ma veste), un truc que j’ai compris à l’instant, et tu te sens obligé d’être désagréable… Évidemment que j’ai arrêté cette saloperie… (Un temps d’arrêt.) Pourquoi, t’en as ?
II s’essuie le nez avec une serviette de table dégueulasse. En fait, il étale plutôt les restes du dîner sur ses joues. D’habitude, il me déteste à cause d’un article que j’ai écrit.
– Tu fais une épistaxis.
– Hein ?
– Tu saignes du nez !
Il se gratte la narine et inspecte sa serviette de table, je profite de cette diversion pour prendre le large, à reculons. Cela dit, en y réfléchissant, je l’approuve assez. La plupart du temps, effectivement, on vit quand on vit…, je l’ai constaté à maintes reprises. Mais sur ces entrefaites surgit Solange Justerini, la vedette d’un feuilleton télévisé… et surtout une autre ex… Ce n’est qu’une grande fille toujours de bonne humeur, souriante, dans un fourreau de lamé or assorti à ses cheveux blonds… une solution de facilité.
– Alors, toujours folle de moi ?...
– Idiot ! Elle est géniale cette soirée, non ?…
– Ne détourne pas la conversation : il paraît que les ex gardent toute leur vie la nostalgie de leurs anciens petits amis. Pas envie de vérifier ces racontars ?
Solange hésite entre l’éclat de rire et la gifle… finalement elle hausse les épaules.
– Toujours aussi puéril.
– Ça marche pour toi, on dirait… Je t’ai vue en couverture de Glamour, bravo.
– Oui, ça a l’air de démarrer pas trop mal.
Elle a récupéré son sourire. Elle est si tendre. J’ai oublié ce qui clochait entre nous. Pourquoi nous sommes nous quittés ? Et puis, d’un seul coup, je me souvient de sa gentillesse affreuse. Elle était étouffante de douceur et d’attentions. Sa gentillesse me rendait méchant. Elle me donnait envie de lui faire de la peine. D’ailleurs, ça me reprenait maintenant.
– II n’est vraiment pas terrible, ton feuilleton.
– Ah bon, tu trouves ?
– Attends, ce n’est pas grave, tu as raison de le faire pour te lancer. Tous les grands acteurs ont commencé par des nullités crasses.
– Quoi ?…
– Enfin, j’exagère peut-être, d’ailleurs je ne l’ai jamais vu. Je ne fais que répéter ce que tout le monde raconte.
– Ah ?
Solange s’est effondrée. Elle vit entourée de flatteurs : dans ces cas-là, on oublie vite combien il est vexant de se voir critiqué en face par quelqu’un de proche. Elle tripote une broche en forme de cœur sur sa robe dorée.
– Tu n’aurais pas un peu grossi, par hasard ?
– Connard.
– Il est ici, ton nouveau mec ?
– Ouais, c’est le grand costaud là-bas, Robert de Dax. C’est lui qui coproduit mon feuilleton. Tu veux qu’on aille lui répéter ce que tu viens de me dire ?
– Grotesque. T’es toujours aussi sotte, ma pauvre fille. Et cesse de tripoter cette broche ridicule, tu m’agaces. Tu n’es pas très en forme physiquement. Allez, ciao.
C’en est trop : la mignonne comédienne pleurniche.
– C’est ça, va-t’en ! Casse-toi ! Ton opinion n’a jamais compté pour moi ! TU n’as jamais compté pour moi !
Elle tourne les talons… je suis hébété par ma propre goujaterie… Comment ai-je pu être aussi antipathique avec quelqu’un d’aussi inoffensif ?
Je la rattrape, la prend par la taille, lui tend son mouchoir de soie, lui demande pardon à genoux, embrasse ses bras, ses phalanges, ses ongles, regrette sincèrement d’être aussi minable, la supplie de me gifler :
– Je blaguais ! Tu es sublime ! C’est génial ce que tu fais ! Il a l’air sympa ton mec ! Et ta broche est ravissante ! Je t’en supplie, arrête de pleurer ! Fous-moi une baffe !
Mais il est trop tard. Solange le repousse et court rejoindre son producteur… Je dois accepter la dure réalité : même mes ex ne veulent plus de moi.
Un nouvel attroupement se crée. Une soirée, c’est cela : une suite de micro-événements qui promènent les invités comme des mouches zappeuses.
Cette fois, c’est Louise Ciccone qui accouche au beau milieu des danseurs. Ses amis travestis jubilent de s’improviser sages-femmes. Ils finissent par avoir raison du cordon ombilical, grâce à un tesson de bouteille providentiel. Le nouveau-né est baptisé au Champagne par Manolo de Brantos, un jeune séminariste barbu, qui s’évanouit peu après. Dans un coin, l’un des travelos sanglote d’émotion : il vient de se rendre compte qu’on ne peut pas allaiter un bébé avec des seins en silicone. Madona en sait quelque chose…
Les écrans de télé diffusent des images de la faim en Somalie et l’on danse sur Trouble, un vieux navet de Cat Stevens, dans une version garage. Je rajoute de l’orange pressée dans mon cocktail, puis décide de traverser la piste de danse allongé par terre, en dos crawlé pour réclamer du hard-rock. Mon costard a souffert dans la traversée : il est maintenant grisâtre, avec les deux poches extérieures arrachées.
– II faut réveiller ces clampins ! Je trouve les nymphomanes sacrement platoniques, ce soir.
L’attachée de presse est totalement nue dans un coin. Tout va bien pour elle qui a pourtant visiblement abusé des remontants chimiques de Clito… Sa transpiration pue la Métoxy-méthylène-dioxy-amphétamine, une odeur facile à identifier : ça sent la fraise des bois à l’ail.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Elle ? Je sais pas, demande-lui ! Et où est passée ma petite Clito ?
– Dans les bras de Morphée !
Un crépitement de flashes dans l’escalier interrompt ce dialogue crucial. C’est Jean-Georges. On ne présente plus Jean-Georges, dit le Roi de la nuit, dit l’Omniprésent, dit l’Inconnu célèbre, dit KING OF ZE NAÏTE. Il jure qu’il voulait venir sur un éléphant mais que son loueur d’animaux n’en avait plus un seul ce soir.
– Je me suis décidé à venir à 23h07, j’ai passé mon smoking vers 23h34, je suis descendu dans la rue à 23h46, j’ai plié ma Jaguar à 0h02 précises, je me suis parfumé le cou avec Semence de Roger de chez Annick Goûtue, produit de qualité, aux alentours de 0h23, j’ai apprivoisé le chameau à 0h42 mais il n’a pas voulu venir, j’ai alors fondé un parti anarchiste à 0h50 : ladies and gentlemen, mille excuses pour ce léger retard.
II salue la foule de la main. Jean-Georges soigne ses arrivées. Derrière lui, une ribambelle de fillettes prépubères jouent au cerceau. Une de ses demoiselles d’honneur s’accroupit pour faire pipi sur les marches. Par la suite, il déclenchera une bataille de lances à incendie, plusieurs fornications, des fessées, des dépucelages, des jeux aux règlements variables (la roulette russe, la roulette zaïroise, la roulette tropézienne) et fera ami-ami avec le bébé des Hardissons.
Peu après cette belle arrivée sous les acclamations, il soupèse déjà les seins de Loulou Zibeline.
– Voilà de la bonne rotondité française, une double excroissance laiteuse d’excellent aloi !
– Dear Loulou, dit Irène avec son accent britannique, permettez-moi de vous introduire John-Georges.The funniest guy I know (Notez l’emploi intentionnel du faux ami du verbe introduce) .
– C’est vrai qu’il est rigolo. Vous connaissez celle du fou qui repeint son plafond ? C’est lui qui l’a inventée.
Je fatigue de toutes ces conneries.. Fabienne me prend à part.
– T’en fais une tête… Cool, man. D’où sortent ces pixels négatifs ?
– Non, ça va, j’ai dû boire un coup de trop, c’est tout.
Fabienne m’entraîne un peu à l’écart, à l’abri des regards indiscrets. Elle sort un sachet de plastique transparent de son survêtement, contenant une poudre jaunâtre.
– Easy, boy… La situation est sous contrôle. Inhale un peu mon Spécial K : un tiers de coco, un tiers de tranquillisant pour cheval, un tiers d’avorteur pour chats. Après, restera plus qu’à danser ta vie sous les étoiles baléariques.
– Mais qu’est-ce que vous avez tous, à vouloir que je vous ressemble ? Garde ton poison pour Clito, là-bas sur sa banquette !
Elle me désigne du doigt la rescapée qui ronfle sur les coussins, nu-pieds. Ses tongs à plates-formes traînent sous la table, au milieu des verres cassés. Me croyant pris d’un accès de paranoïa aiguë, Fabienne me plante sur place, effrayée :
– Ouh là ! Je te parle prophylaxie et tu me réponds bad trip ? Branche le pilote automatique, man…
Comment lui expliquer qu’une note basse bourdonne dans ma tête, un fond sonore continu, plus qu’une migraine : un permanent bruit d’usine, et que ça ne me laisse jamais en paix, jamais, même quand je suis entouré de gens, même quand la techno est diffusée au volume maximal, toujours je continue d’entendre cette satanée machinerie faire les trois-huit.
– Comment te faire comprendre ça, Fab ?
Une fois de plus, je me réfugie au bar. Je préfère m’asseoir car, contrairement à Michel de Montaigne qui disait : Mes pensées dorment si je les assieds, moi, mes pensées peuvent dormir debout… assis, je peux en revanche tenter d’y mettre un peu d’ordre… Je regarde mes centaines de reflets dans une des boules à facettes qui montent et descendent au-dessus du bar, comme les ascenseurs extérieurs du Sofitel. Ma vie de caméléon ressemble à ce puzzle démultiplié, embrouillamini sans queue ni tête. Y a-t-il un sens là-derrière ? Suis-je même sensé de me poser la question ?
– A quoi rime toute cette blague ? On fera moins les fiers quand on sera allongé dans un coffret de sapin verni, avec un lombric en train de twister dans l’orbite de l’œil gauche… quoique.. en faisant claquer mes deux mains bien à plat sur mes genoux, j’aurai bien rigolé d’ici là !
– Vous parlez tout seul, maintenant ?…
L’attachée de presse me toise d’un sourire perfide. Elle est de retour. Elle a beau être la star de cette soirée, il faut bien qu’elle gagne sa croûte comme n’importe qui… et là, elle est coincée dans sa bulle translucide à hésiter entre des CD très à la mode.
– Vous en faites une tronche.
– Oh, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi, par pitié ! Bon, je traverse peut-être un passage à vide. Je ne peux pas être tout le temps beau et brillant et intéressant !
– Ni modeste…
Elle sourit, persuadée d’avoir balancé une pique pleine d’esprit.
– Qu’est-ce que tu bois ?
– La même chose que vous.
La photographe s’adresse au barman :
– Deux Cata-Tonic bien glacés, s’il vous plaît.
Un ange passe : normal, il est deux heures moins le quart.
J’observe chaque détail de cette jeune femme. Ses doigts fins, ses oreilles petites, ses lèvres vernies. Une femme, quoi… D’un ton très dégagé, il lui lance :
– Je crois comprendre que vous voulez coucher avec moi ce soir ?
– Pardon ?
– Je suis désolé d’être direct mais il est tard et j’essaie de gagner du temps.
– Merde, dit la jeune femme en renversant son verre sur mes cuisses dans un geste lent, assez élégant, avant de se lever.
– Qui n’essaie rien n’a rien, que je marmonne, de nouveau seul. Et de toute manière, ce costard était foutu.
Autour de moi, la partouze des âmes kaléidoscopiques est en route… je sais bien qu’une soirée sans bastons, sans drogues, sans broute-minous ni cadavres ne mériterait pas qu’on s’y attarde…. C’est que j’ai connu le vertige des grandes nuits… tout en sachant que je sais aussi que là n’est pas la solution. Boire une bouteille d’armagnac par soir n’est pas une solution. Refaire des barricades, brûler une bagnol et, bastonner des immigrés ne sont pas des solutions. Découper des femmes en morceaux pour les ranger au frigidaire n’est pas une solution. Vomir du sang au réveil sur un couvre-lit de marque Souleiado n’est pas une solution. Il n’y a pas de solution, il n’y a qu’une épaule pâle pour poser la tête et fermer les yeux, en croquant des noix de cajou, de préférence dans un grand bain chaud… advient alors l’Extrême Bizarrerie de tout…
02h00
Il est deux heures du matin, je me sent très décaféiné. La distribution de pastilles de guarana, smart-drinks et autres placebos lénifiants n’y changera rien.
Le Maître des lieux mélange “La messe pour le temps présent” avec un bourdonnement préparé à l’aide d’un rasoir électrique posé sur les cordes d’un piano (deux compositions remasterisées). Ondine rigole avec ses copines au bar et Anna leur jette :
– Vite ! Ils sont tous dehors, Jean-Georges et les autres !
Trente débris, épaves, ordures ont été déchargés nuitamment (on appelle cela : une pollution nocturne)… devant l’entrée de la boîte, Jean-Georges et une dizaine d’acolytes anonymes chantent “Touchez la chatte à la voisine”… debout sur les rutilantes voitures de sport… tant pis pour le propriétaire de la Porsche cabriolet dont la toile n’a pas résisté aux talons aiguilles. Jean-Georges crie à l’attaque… et les personnes présentes le prennent au mot. Le saccage qui suit relève donc de sa responsabilité. Les vandales en costume croisé ne font pas de quartier.
Les vitrages des voitures sont explosés et pillées. Leurs sirènes d’alarme accentuent l’encanaillement du pillage. Les chemises emballées sous plastique font d’étonnants frisbees. Les collections de cravates à pois des énergumènes s’enrichissent de quelques pièces à imbattable rapport qualité-prix. Jean-Georges confond une boîte de boutons de manchette en plaqué or avec une poignée de cotillons.
Il est certainement nettement plus constructif de déclencher à grands coups de pieds les alarmes antivol de toutes les limousines de la rue. L’un des voyous snobs parvient à pisser dans la boîte aux lettres qui se trouve devant chez Bernard Tapie. Voilà un acte vraiment anar, et en plus acrobatique. Uriner dans une boîte aux lettres est peut-être un des derniers actes vraiment révolutionnaires qu’il leur reste. Vive le hooliganisme épistolaire ! Jean-Georges a la tête perverse d’un type qui aurait longtemps pratiqué l’onanisme en lisant le Dictionnaire médical se lance dans une diatribe :
– Non mais regardez-vous, bordel ! Une bande de fils de putes inutiles, voilà ce que vous êtes ! Vous servez à rien ! Vous puez, c’est tout ! Tiens, elle, là, par exemple…
II pointe du doigt la baronne Truffaldine.
– T’as pas de glace chez toi, gueule de raie ? Qu’est-ce tu viens nous imposer ton spectacle octogénaire ? Espèce de vieille moule desséchée, à ton âge tu ne saignes plus que du nez !
La vioque lui répond :
– Oh la ferme, je peux encore te chier dessus mais t’en redemanderais, pauvre pédale impuissante ! Va te faire inoculer ! Syndrome immuno-déficient à toi tout seul ! Larve astiquée ! Sac à sperme ! Raclure de lèpre ! Plaie ambulante ! Je vais t’envoyer ma diarrhée comme shampooing !
II n’y a plus de vieillesse. Tant mieux : le déluge de la virago calme Jean-Georges.
Anna enchaîne :
– Les mecs, est-ce que vous réalisez où on est ? On est à Saint-Tropez ! Tout est possible ici ! Il n’y a qu’à dire qui vous voulez être !
Les désirs fusent.
– Moi, je voudrais être le grain de beauté de Cindy Crawford. – Moi, le balconnet de Claudia Schiffer. – Euh, je peux être la culotte de Christy Turlington ? – La cerise de Sherilyn Fenn ! – Et moi je vous emmerde car je SUIS le stérilet de Kylie Minogue, le Tampax de Vanessa Paradis, les hémorroïdes de Line Renaud, la bite d’Amanda Lear ! Je SUIS le ver de terre qui bouffe en ce moment les entrailles de Marlène Dietrich !
Anna sort un énorme morceau de shit huileux et il faut malheureusement restituer ici la contrepèterie de Jean-Georges : La nuit tous les shits sont gras.
Un peu à l’écart du groupe, Fabienne continue sa cour à Irène.
– J’ai le feeling hyper gonzo-résurrectionnel dans cette aire de motion. Tu mates l’univers en spirale ?
– You know Fab, it’s cold hère, je le glace, brrr, completely freezing.
II n’est pas impossible qu’ils soient amoureux. Plusieurs conditions paraissent réunies : premièrement, elle détourne les yeux quand elle la dévisage ; deuxièmement, elle est assise avec les pieds en dedans (c’est réversible ; elle et elle)…
– Enfile ma seconde peau quelques nanosecondes, baby doll surgelée.
Fabienne tend son imperméable transparent en plastique léopard à Irène. Tous les mecs passent leur vie à se moquer de la tendresse entre femmes, mais dès que l’un d’entre eux devient romantique, il succombe à tous les clichés les plus fleur bleue.
J’ai envie de pleurer ! J’ai beau chercher à m’évader de cette soirée : et ici, pourtant loin de l’agitation du château de la Messardière, je ne me suis jamais senti aussi prisonnier. Anna me fait de grands signes.
– Viens, le teuch en est à son troisième tour de piste !
– Merci non, je ne fume pas, ça me donne des quintes de toux.
Dans la boîte de nuit, je n’avais pas le temps d’être triste. Sur ces hauteurs, la mélancolie se fraye un chemin. Le ciel ressemble à la mer. En retournant ma tête vers le bas, j’ai l’impression que je pourrais plonger en apnée dans le firmament. Jean-Georges entame un discours-fleuve, juché sur une planche de bois à trente mètres du sol.
– Mes chers amis, la fin du monde est proche. Il n’y a aucune différence entre Patrick et Robert Sabatier. Aucune différence entre les yachtmen et les boat-people. Quant à la jet-society, elle a toujours été sans domicile fixe. La société de consommation se meurt. La société de communication aussi. Seule demeure la société de masturbation ! Aujourd’hui le monde entier se branle ! C’est le nouvel opium du peuple ! Onanistes de tous les pays, unissez-vous ! On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Bienvenue dans le monde merveilleux de la Masturbation finale ! Les sociologues appellent ça l’individualisme, moi je dis : branlette internationale !
– Mais il y a rien de mal à ça…, objecte Mike Chopin, un pignoleur mondain au chômage.
– Ah ! Un contradicteur précoce ! Il pense que la société de masturbation a de longs jours devant elle ! Détrompez-vous mes chéris. Elle vous tuera tous. Quand se branler devient un idéal, c’est que le monde court à sa perte. Car la masturbation, c’est le contraire de la vie. C’est une petite jouissance fugace, une éjaculation triste, un abandon débandant. La masturbation ne donne rien à personne, surtout pas à celui qui jouit. Elle nous tue tous à petit feu. Non, mesdames-messieurs, désolé : Merci de votre attention.
Un murmure de dégoût parcourt le groupe.
Chacun son tour, exalté par le vent des cimes et la fumée de cannabis, suggère une idéologie de secours :
– Que diriez-vous de l’atravaillisme ? Une société où il n’y aurait que des chômeurs, donc plus de jaloux.
– Mon système est bien meilleur : la société de non-consommation, où plus personne n’achèterait de produits dans les magasins. Il n’y aurait plus que du recyclage.
– J’ai beaucoup mieux : le total-redistributisme. On crée un RMI pour tout le monde, payé par la TVA de tout le monde. On pourrait aussi appeler ça le collectivisme capitaliste.
– Et l’anarcho-ploutocratie, qu’en pensez-vous ? Un monde dans lequel il n’y aura plus de Sécurité sociale, plus d’impôts, plus d’interdictions de fumer, où la drogue sera légale, et où seule la propriété privée sera protégée par une armée de vigiles…
Je respire un grand coup en contemplant tout cela avec compassion et conclut :
– Pas du tout. Vous n’y êtes pas du tout. L’avenir, c’est le Tropézisme qui n’a rien à voir avec le sens qu’on prête généralement à ce mot : mondanités, élitisme, c’est la lutte pour l’indépendance. Faisons comme les Corses, les Basques ou les Irlandais, les seuls peuples respectables d’Europe ! Créons notre OLSP, l’Organisation de Libération de Saint-Tropez. Allons-nous laisser le plus beau village de pêcheurs du monde ouvert à n’importe quel provincial ? Êtes-vous prêts à mourir pour Saint-Tropez ?
En chœur, les quelques partisans hurlent leur approbation éternelle… j’invente même des slogans, dont le plus mnémotechnique est : LVMH ! Repris à l’unisson deux cents fois, il finit par devenir crédible. Une demi-heure après, les révolutions sont reportées. Fabienne est allongée sur le dos, elle fixe le ciel couvert en se masturbant, tout comme la majorité du groupe.
– Le 24 février 1987, l’étoile Sanduleak 69-202 a explosé du côté du Grand Nuage de Magellan, à 180.000 années-lumière de la Terre. Si cette Supernova avait explosé un peu plus près, mettons à 10 années-lumière, la Terre disparaissait instantanément. Tout était brûlé, la faune, la flore, l’intégralité de toute vie. Le 24 février 1987 aurait pu être le dernier jour de cette planète. Que faisiez-vous le 24 février 1987 ?
Silence.
– Il ne resterait rien de ces petits animaux sur une petite sphère volatilisée : l’humanité, dit Anna avec une pointe d’ironie.
– Ah si ça arrivait ils feraient moins les malins, Marcel Proust, James Joyce, Louis-Ferdinand Céline… Effacés à jamais !
Quelque chose semble les souder ensemble. Autrefois ils étaient seuls à plusieurs et maintenant ils forment une vraie équipe. L’angoisse n’est pas un jeu à somme nulle. Chacun d’entre eux semble attendre que son voisin dise une chose triste et poétique ; c’est le genre de moment rare où le temps est suspendu, où l’on peut se sentir malheureux et garder néanmoins son calme. Ce n’est pas tous les jours qu’on survit à la fin du monde. Il ne se passe plus grand-chose à une heure pareille : “Dans la nuit noire de l’âme, il est toujours trois heures du matin”.
03h00
– Je suis un pacemaker en panne. Je suis une comète, lunatique, trépanée. Je suis cloaque cliquetis cachexie ataxie ataraxie boom boom ah ! L’électricité fluide réveille les hétaïres et incite aux mésalliances saka saka boom ah ah ah. Then then cockney très hydraulique sur râle délectable de droite à gauche. Pam pam siki siki pam pam. Dans le hammam fonkadafonk hip hip des lacs d’épuration de biberons de griserie coulent tout au fond métastases et gélatines cramées au vitriol dionysiaque boom tchak saka tchak. Ici, nuages soniques déjà et femelles arachnéennes aux doudounes rebondies marécageuses pam poum titididi poum pam poum. L’existence précède le piercing tougoudou plam. Sommeil de plomb fondu en intraveineuse saka saka zzzim. Le whisky te scotchera au plafond pon pon da pon pon. Le train fantôme dès que tu closes paupières trou noir précipice abyssal niagara mental éclipse totale padam padam hi ha ya. Le basculement est artériel le plongeon est neuronal le penthotal est amniotique pidim pidim padam pump et wazzam. Décollement de la rétine et du papier peint plom ssaw plom plom sssaw. Je suis platine interactive table de mixage saturée fusible disjoncté fonfonfonffon. Hibernation je me cryogénise dès que je rentre à la maison je m’enferme dans le congélateur c’est décidé je serai le premier Findus humain. La source de tous mes ennuis : Je n’est pas un Autre. Je n’est pas un Autre. Je n’est pas un Autre. Je n’est pas un Autre. Dance Dance Dance or Die.
Lorsque je me réveille, je suis allongé sur la plus jolie fille du monde… nous avons dormi contre un haut-parleur, bercés par les décibels…. une drag queen gueule : Eat my cunt ! mais seules ses hormones sont défoncées.
– On s’amuse bien, non ?
– Il est regrettable que le coma éthylique ne soit pas remboursé par la Sécurité sociale, répond la fille qui me sert de matelas.
La fête n’est pas encore terminée.
– Éléphantesque party ! Dimension éternité ! Sirènes technodéliques !
– Oui, s’écrie Anna, Il me semble que c’est une soirée à base d’abus.
On compte les survivants… Loulou Zibeline gît, évanouie, engluée dans un amas humain parmi lequel on peut distinguer le couturier Jean-Charles de Castelbajac torse nu, les frères Baer en cours d’inceste, le bébé des Hardissons et Guillaume Rappeneau torse nu du bas. Le groupe Nique Ta Lope a recommencé son bruit devant cette grappe dépenaillée. Mon matelas féminin se laisse embrasser là et là ainsi que là… J’en profite pour la pénétrer…
En finale je jouis comme un malade et spermate en tous sens en poussant des cris de bonheur… Rien n’est plus beau que de se réveiller sur une femme qui a enroulé un lacet autour de son cou minuscule, à moins qu’il ne s’agisse d’un ruban moiré… Je pensais chercher une nymphomane, en réalité j’attendais une jeune femme douce, fine, tranquille, une apparition sereine, un amour heureux… Cette femme est mon médicament… Quel beau cadeau… Les gens qui sourient trop cachent un secret : un mort sur la conscience, une banqueroute, des implants ?
– Pour le tremper dans une tasse de café.
– Pourquoi ?
– Parce que.
– Parce que quoi… Pourquoi ?
– Parce que rien. Il n’est pas très rigolo, ton jeu.
J’ai perdu… elle ne parlera pas de la mort. Elle est beaucoup trop belle pour mourir. Elle ne veut que vivre, vivre et aimer de toutes ses forces. Oui, la femme lacrymogène existe… Elle boit une Love Bomb et les larmes lui montent aux yeux en pensant au bel alcool qui coule paisiblement dans son joli œsophage, le long de son mignon tube digestif, jusqu’à son ravissant estomac. Rien au monde n’existe de plus fragile et attendrissant que cette femme pompette… Elle retire coquettement ses longs gants sous la lumière. Elle ouvre avec agilité un étui d’argent. Elle tapote sa cigarette sur le couvercle. Et la flamme fait grésiller le tabac. Et les volutes mentholées noient son visage !
Quelques Vénus hottentotes s’agitent sur une estrade ; l’une d’elles secoue trois seins…, seul celui du milieu n’est pas percé.
Sur le mur sont projetés des mots aux consonances subliminales : Cyberporn Epiphanie Lucid Dreaming Napalm Death Rosé Poussière Datura Moonflower Negativland Mona Lisa Overground Highway Babylone Gog et Magog Walhalla Falbalas…
Tout semble lubrique et bégueule à la fois. On se croirait dans un genre de bordel chaste, un couvent porno, tout est incroyablement sexe. Il règne une chaleur moite, comme à l’intérieur d’une cocotte minute. Les glaçons rapetissent à vue d’ceil dans les verres. Même les murs mouillent, dans pareille étuve.
Le sexe, c’est le suspense, c’est pour ça que les films d’Hitchcock sont si erotiques ! Cependant, Aretha Franklin réclame le Respect. On peut s’estimer content. J’ai envie de logorrhées sans ponctuation.
– A une heure pareille, vous voudriez qu’il ait les idées claires ? dit je ne sais qui !
Je réfléchis comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci : Uhtr !B !jgjikotggbàf !ngègpenkv( ntuj,kg ukngqrjgjg(rjh k,vkwiOYEASVGN) ç] è à- ;à ;, v’ »iJugjg(ijkggk (g( jgkjxe$(‘ç !4
Mes pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. Je les note car je cherche l’originalité à tout prix. Ce qui ne m’empêchera pas d’écrire le même livre que n’importe quel imbécile de mon âge.
– Dis-toi bien que les minutes les plus ennuyeuses de la vie d’un homme sont celles qui suivent l’éjaculation et précèdent l’érection suivante (le cas échéant).
– A ce point-là ?
– Tout le sel de la vie, c’est justement que nous sommes différents. Les hommes sont brouillons et les femmes sont méticuleuses…
Une minute de silence. Deux minutes sans paroles. Trois minutes de hochements de tête muets. Quatre minutes de mutisme chargé de sens et le glou-glou des verres qu’on remplit, qu’on vide et qu’on remplit et qu’on vide.
– Non seulement la chair est triste, lâche Jean-Georges, mais en plus je n’ai rien lu.
Je commence à peine d’entrevoir l’élasticité du monde sociétal pluriculturel par rapport au concept d’État-nation, quand soudain Jean-Georges commande une autre carafe de Lobotomie à la glace pilée ! Jean-Georges ne dit la vérité qu’ivre mort… Le poids de timidité et de frayeur sociale disparaît dès qu’ils a bu… Tout soudain lui paraît si facile à dire, surtout les choses graves, personnelles, douloureuses, les trucs dont il ne parle jamais à des proches, elles sortent comme ça, d’un seul coup… et c’est un épouvantable soulagement. Mais un cri interrompt les divagations. C’est un cri incroyable de douleur et de joie mêlées.
Un hurlement de bonheur et de souffrance à fond… et les quelques rescapés se lèvent pour beugler à leur tour. Ils n’ont jamais rien entendu de pareil.
Est-ce un nouveau disque ? Est-ce une bande d’archives prêtée par Amnesty International ? Le Top des prisons turques ? La Méthode Assimil de purification ethnique ? Ce Cri est câblé sur leur cortex. Sublime point culminant. Terreur et Béatitude. Un son comme celui-là donne envie de découcher. Il fait honte d’être si humain. La piste de danse sort de sa somnolence passagère pour resombrer dans l’hystérie la plus vorace. La voltige la plus huppée. La sarabande des sardanapales ! Le cri éblouit ces démons délétères, ces gentlemen même pas cambrioleurs. D’adorables bimbos, amorphes deux minutes auparavant, gigotent à présent dans cette ambiance de séropositivité civilisée. Une gogo-girl sur un podium s’enfonce dans le sexe une lampe de poche afin d’éclairer son ventre de l’intérieur. Ce cri les marque au fer rouge. Seules les fumerolles artificielles y restent indifférentes. L’ennui pointe ses bâillements désappointés.
Vient le moment de l’émollience, de la turpitude. Des couples et des foies se sont détruits paisiblement; maintenant il faut se recoiffer. A trois heures du matin ne demeurent que les losers apoplectiques et les léthargiques rigolards qui savent de toute manière qu’ils ne peuvent plus lever grand-chose. On les voit traîner les pieds, un verre à la main, ils courbent l’échine. Les clubmen tournent en rond comme des vautours en quête de jolies filles devenues laides.
Je décide d’aller faire pipi… J’ouvre la porte des toilettes pour dames et la referme aussitôt en priant. Ce que j’ai vu est tellement indescriptible qu’il vaut mieux le décrire tout de suite cette horreur indescriptible !
C’est insoutenable, mais ça me plaît de scruter la scène fixement : La photographe Ondine Quinsac est toujours vivante, crucifiée à une porte avec un masque à gaz sur la tête, le ventre couvert de fines striures boursouflées sanguinolentes, comme des épluchures d’orange. Une cigarette a été éteinte sur son nombril. Ses seins lacérés ont servi de pelotes d’épingles. Elle respire encore à travers la fermeture à glissière de sa cagoule noire. A ses pieds git l’attachée de presse, son sexe épilé est remplit d’une poignée de bougies allumées, comme dans la 148e passion meurtrière des Cent Vingt Journées de Sodome. Le supplice des invitées est surementl’œuvre d’un illettré…
Elles gémissent…, ça doit faire une drôle d’impression, une pareille douleur physique juste à côté du distributeur de préservatifs à message vocal qui dit : A-vez-vous-pen-sé-au-lu-bri-fiant-BRONX ? N’ou-bli-ez-pas-que-la-va-se-line-dis-sout-le-la-tex.
Devant la bouche d’Ondine, un micro miniaturisé sans fil est fixé à un serre-tête. Le son est diffusé en direct dans la salle. C’est son cri qui fait danser… c’est la torture sur Digital Audio Tape. Je comprends en un instant, je comprends que je n’ai rien compris depuis le début, et aussi que Dieu déteste les backrooms.
Pourtant la musique continue : Non ah non ah nooon pas ça Pee Pee Pee Pon Pon Tudi Tudi Zzza…Loulou Zibeline, rayonnante comme à son habitude, distribuait les mots d’esprit.
Effet Larsen. Toutes les aurores ne sont pas boréales. C’est à cet endroit et à cet instant précis que je prends la meilleure photo ratée et floue de ma carrière.
L’éclairage blanchit et les enceintes implosent. Les tympans, c’est déjà fait. Ce n’est plus l’heure, c’est l’après-heure.
– Mmgrrllbbmrrr je faiblis, je fréquente le déséquilibre, me voilà limace, bonjour, quel bol, il faudra que je pense à faire réviser mon cerveau et où est Clito ? Et quel sera le prochain disque ? J’ai la tête qui tourne et ce nœud dans le ventre, piting de descente, quand est-ce que l’antidépresseur fera son effet ? Il faudrait dormir un peu, oui, un mois ou deux dans un hamac, mais on est tellement seul sur cette terre, c’est effroyable… Attention, je dois penser à autre chose, respirer à fond, doucement, du calme, cette angoisse artificielle, c’est terrible, c’est simplement la drogue qui me fait croire que… Tellement seul, avec personne, PERSONNE… Tous ces gens étrangers, ils ne savent pas Qui m’aime ici ? Surtout ne pas fermer les yeux, desserrer les mâchoires, boire de l’eau, oui, un verre d’eau, vite.
Les secondes meurent sous forme de minutes, par groupes de soixante. Parfois il m’arrive de rester dix minutes entières les yeux ouverts et ça pique. Parfois il m’arrive aussi de rester dix minutes entières les yeux fermés et ça pique encore plus. Puis travelling arrière, panoramique, je traverse la piste des danseurs tétanisés, monte l’escalier en volant à dix centimètres au-dessus des marches et dans l’entrée… debout contre le mur, je rédige mon compte rendu sans reprendre ma respiration : Chers tousses. Hier soir, à Saint-Tropez, quelques privilégiés ont ressuscité d’entre les vivants. Dans un décor postmoderne très original, en forme de sanitaires géants, le roi des disc-jockeys qu’on ne présente plus, a réuni la crème de la crème pour une nuit époustouflante. Il s’est de nouveau mis en quatre pour créer l’ambiance… Vers la fin de la soirée, après un dîner somptueux, nous eûmes même droit à d’amusantes surprises : un concert du groupe qui monte, les Nique Ta Lope, suivi d’un bain moussant géant qui a, si l’on peut dire, plongé tout le monde dans l’euphorie ! En finale ce spectacle a époustouflé l’assistance dans un jeu savant BDSM de sa création, totalement trash, gore, hard, mélant les plus étranges pratiques sexuelles déviantes à la scatologie, le tout dans un déluge de sons exceptionnels…
04h00
Plus personne ne danse. Devant la porte, on trébuche sur quelques méduses à forme humanoïde. Dans l’escalier, Donald Suldiras, à le col dur taché de sang, Ali de Hirschenberger tient un chandelier et le baron von Meinerhof joue avec sa cravache. Les invités et invitées se pressent vers la sortie en fumant des joints. Des soutiens-gorge baleinés pendent au grand lustre de cristal. Les derniers rescapés entament une pénultième ronde, entonnent le refrain final, refusant l’aurore punitive, bref, retiennent la nuit pour-nous-deux-jusqu’à-la-fin-du-mon-de… Ils roulent des mécaniques, s’imaginent qu’il faut en rajouter dans le mélodrame et piétinent quelques copains.
Où sont les cocktails imbuvables… les décolletés qui se penchent au bon moment…, les musiques somnambules…, les éclairages opaques…, les crâneurs dans les frimas…, les policiers ivres… ils vont survivre.
Pour l’instant ils titubent sur le bitume… Ils vont mourir bien plus tard, sans faire d’histoires… Le monde est presque fastueux et le jour bourdonne de promesses… Bref, la Terre ne cesse pas de tourner.
Je rêve d’une soirée virtuelle… Une soirée qui n’aurait pas lieu…. Sur la porte d’entrée, on afficherait juste la liste des invités… En la consultant, les participants pourraient imaginer ce qui aurait pu se passer… Chacun inventerait sa chronique… La soirée virtuelle serait ainsi une nuit idéale, un film flou avec du bruit silencieux, personne ne risquerait rien.
Tout s’éclaire soudain, la joie est une chose assez simple… Marcher… Respirer… Dire merci, mais à qui ?
Par moments, le bonheur semble inévitable, comme rajouter de l’estragon sur des côtelettes d’agneau sauce Roquefort arrosé d’un bourgogne rouge… l’amour est une botte de radis croquée sur un banc avec du gros sel !r
Mes yeux éblouis par le ciel pâle ne reconnaissent plus rien… Les oiseaux volent, les chiens aboient… Le coma finit au grand jour… Le matin est jaune comme une omelette au fromage… Les âmes se tiennent par les couillent ou les mains ?…
Aujourd’hui est un autre jour… Demain est un bisou dans le cou… Demain est la bruine sur le front… Demain est un bas filé, une bretelle de soutif… Demain la nuit sera achevée en silence, quelqu’un m’achèvera d’un coup.
Pour la première fois de ma vie, j’accepte d’être normal… c’est la morale de cette histoire immorale… tout le reste n’est que littérature.
05h00
Le calme est oreiller, mon chez-moi est couverture, l’aube est mon lit…
En m’endormant… enfin, mon cerveau m’a soufflé le mot de la fin : Le jour se lève, moi non plus…
L’aspirateur de ma femme de chambre lusitanienne m’a servi de réveille-matin dix minutes plus tard…