L’ataraxie (du grec ataraxia, signifiant absence de troubles) apparaît d’abord chez Démocrite et désigne la tranquillité de l’âme résultant de la modération et de l’harmonie de l’existence. L’ataraxie devient ensuite le principe du bonheur (hêdonê) dans le stoïcisme, l’épicurisme et le scepticisme. Elle provient d’un état de profonde quiétude, découlant de l’absence de tout trouble ou douleur.
Au sein de l’école sceptique, l’ataraxie est le résultat de l’epoché, la fameuse suspension de l’assentiment. Elle consiste dans le fait, grâce à l’absence de jugements dogmatiques, de ne pas connaître ses désirs et craintes. Les sceptiques pensent que la valeur de l’ataraxie réside dans son caractère de l’absence de connaissance, c’est à dire que le scepticisme prône l’idée que la connaissance n’est pas nécessaire à l’action, mais qu’au contraire, ce sont nos convictions qui nous paralysent.
Le bonheur de l’homme réside tout entier dans le plaisir, et par là il faut entendre le plaisir physique de l’estomac, la jouissance grossière du ventre. Comment expliquer que la même doctrine affirme que le sage est heureux partout ? Peut-on rencontrer deux assertions plus différentes ? Quoi qu’il arrive fût-il tourmenté et agité, fût-il accablé de douleurs et d’infirmités, se trouvât-il dans le taureau de Phalaris, le sage épicurien ne se borne pas à dire que l’on doit supporter la douleur il s’écrie : “O quam suave est ! ”
On le sait, Épicure se déclarait parfaitement heureux le dernier jour de sa vie, malgré les atroces souffrances que lui faisait endurer la maladie dont il mourut. Encore une fois, comment le maître philosophe a-t-il pu déclarer d’une part que le plaisir physique est le souverain bien, et d’autre part que le sage est heureux, même quand il souffre les plus vives douleurs ? La distinction des plaisirs du corps et des plaisirs de l’âme explique et résout cette apparente antinomie.
Voici d’abord comment le sage doit s’y prendre pour être heureux même dans la douleur. L’homme a la faculté de se souvenir et parmi les images du passé, il peut à son gré écarter celles qui lui sont pénibles et accueillir celles qui lui sont agréables. La volonté s’y applique, s’y attache de toutes ses forces, et par suite de cette concentration l’image peut devenir assez forte pour émousser les impressions sensibles de l’heure présente, c’est une véritable auto-suggestion ou même une hallucination. Dès lors on peut être heureux comme, on le veut, puisque pour l’être, il suffit de croire qu’on l’est. Et ce bonheur qui provient volontairement d’une image du passé, peut être assez fort pour écarter les sensations douloureuses.
Épicure, dit Cicéron, propose deux remèdes pour combattre le chagrin, c’est de bannir l’idée du mal et de s’attacher aux idées du bonheur, car il croit que le cœur peut obéir à la raison et la suivre où elle prétend l’amener. Or la raison nous engage à chasser les pensées chagrines, elle nous excite à porter nos regards au spectacle de tous les plaisirs qui peuvent caresser notre imagination. Du souvenir des jouissances passées et de la perspective des jouissances à venir, Épicure remplit la vie du sage. Il substitue aux chagrins qui nous affligent des idées agréables.
Le bonheur que le sage réalise à son gré, en quelque circonstance qu’il se trouve, est toujours l’image d’un bonheur passé, ce plaisir n’est que le plaisir d’un plaisir. Nous avons ici comme une substitution à trois degrés. Une douleur présente qui tourmente l’homme est remplacée par l’image d’un plaisir, et cette image n’est elle-même que le substitut d’une jouissance physique antérieurement goûtée. En fait, c’est toujours dans le plaisir physique que le sage épicurien jouit de la félicité. Par un libre jeu de son imagination, le sage opposant un plaisir à une douleur, atteint le bonheur même dans l’adversité ; par le même jeu de la fantaisie, l’homme heureux peut aussi se tourmenter avec de vaines terreurs, d’absurdes superstitions ou de ridicules inventions.
Et l’on voit comment cette ingénieuse substitution a pour raison fondamentale la distinction des plaisirs de l’âme et des plaisirs du corps ; nous nous reposons, par l’imagination et la mémoire, dans le plaisir passé ou la jouissance à venir, et ainsi, même dans les périodes troublées, revient le calme. Tout converge donc dans cette éthique à un même et unique point ; tout nous amène donc à dire comme conclusion, que le souverain plaisir ou le souverain bien est définitivement pour Épicure l’absence de peine et d’inquiétude, le repos en soi-même et la tranquillité.
Horace nous a dépeint un Épicure couronné de roses, une coupe à la main, faisant des litions à Vénus et à Bacchus; mais pour l’Épicure véritable, l’Épicure de Lucrèce, l’Épicure à jeun, la douleur était bien plus redoutable que le plaisir n’était attrayant, fuir la douleur était la grande affaire de la vie ; ne pas souffrir était le commencement de la sagesse. L’aiguillon de la douleur lui parût si terrible qu’il le redoute encore au sein de la joie, et en sent la piqûre jusque dans le plaisir: c’est que le désir, et le désir non satisfait, est une douleur. Ne point jouir pour ne point souffrir, l’ataraxie, l’apathie, telle est la fin dernière du sage épicurien.