Curieux destin que ce Duel de Steven Spielberg ! Tourné pour la télévision sur un scénario de Richard Matheson (d’après l’une de ses nouvelles) – soit comme un téléfilm ! -, sa diffusion connut un tel succès que le réalisateur en assura la diffusion en salles à l’étranger en 1973, non sans en avoir rallongé la durée d’une quinzaine de minutes à l’aide de quelques scènes modifiées ou rajoutées (Cf. les Suppléments du Dvd) pour obtenir les 90 minutes souhaitables pour un long-métrage. A l’évidence, ce coup d’essai d’un débutant s’apparente à un coup de maître et Duel inspira, depuis, nombre d’épigones. On citera, brièvement, L’Enfer mécanique (1977) de Elliot Silverstein qui remplace le camion par une auto et qui oriente le thème vers le fantastique. De même pour Christine (1983) de John Carpenter [1] et The Hitcher (1986) de Robert Hamon dans lequel un auto-stoppeur invincible tyrannise un jeune conducteur. On évoquera aussi le camion fou du Jeepers creepers (2000) de Victor Salva. Plus récemment encore, Une Virée en enfer (2001) de John Dahl s’inspire plus ouvertement de l’original et offre une variation très intéressante du thème en l’actualisant.
Spielberg propose avec son film un road movie qui est un excellent thriller aux relents de western. Le choix et la mise en place de personnages fortement typés, une action réduite à l’essentiel, et l’efficacité originale de sa réalisation – surprenante pour un quasi néophyte – contribuent à donner au métrage sa crédibilité.
Deux personnages essentiels habitent le film. On ne connaîtra que très progressivement le premier, David Mann. Il est d’abord montré de longues minutes « de l’extérieur », dans son comportement, sans qu’il ne prononce le moindre mot ni que l’on ne connaisse son identité : une caméra subjective filme un conducteur quittant le centre-ville de San Diego pour une destination inconnue qui le conduit au cœur de vastes paysages arides. Le chemin de ce conducteur anonyme qui écoute la radio de bord de son véhicule croise, dès la 5ème minute du film, celui d’un autre conducteur de camion citerne semi-remorque qui suit la même direction que la sienne. En fait, il serait plus juste de préciser que le véhicule de l’un rejoint le véhicule de l’autre, tant les deux personnages ne sont pas présentés et demeurent des inconnus pour le spectateur.
Pourtant, si l’identité de l’un est progressivement dévoilée : son nom (David Mann), sa situation familiale (marié, deux enfants), sa profession (voyageur de commerce), l’autre reste anonyme et, qui plus est, invisible à l’écran (seules sont montrées ses jambes, ses bottes, le haut de son corps et sa main). Au point que ce second personnage devient, de fait, le camion-citerne au chauffeur bien réel dans le camion mais invisible pour le spectateur. Les étapes du duel, si elles se déroulent pour l’essentiel sur les routes désolées de paysages déserts, sont, fort judicieusement, enrichies par quelques séquences qui « arrêtent » le rythme de la course tout en faisant monter la tension : un premier bref arrêt à la station-service dès la 8ème mn permet de préciser l’identité de David ; un second arrêt de plus d’un quart d’heure affine son portrait psychologique et révèle un David désemparé, dépassé par ce qui lui arrive, perdant son sang-froid, au point que, du statut de victime qui est le sien pour le spectateur, il passe à celui de paranoïaque indésirable à rejeter aux yeux des clients de Check’s café en raison de sa maladresse et de son incapacité à s’expliquer. On retrouve ici le thème hitchcockien classique du l’innocent faussement perçu comme un coupable. Ce vain secours qu’il attend des autres accentuera encore son sentiment d’extrême solitude à travers deux autres épisodes : l’incident du bus scolaire au cours duquel il est moqué par les enfants et l’appel au vieux couple qu’il finit par effrayer.
Entre-temps, le duel gagne en intensité et atteint un point de non-retour. En effet, si le camion citerne se contente d’abord de le dépasser, ou de s’arrêter comme pour ne pas lâcher sa proie, il passe ensuite à l’attaque la plus directe au passage à niveau et contre la cabine téléphonique tout en jouant avec lui à la façon dont le chat fait avec la souris ou en le provoquant et le narguant sur le mode des défis que se lançaient, avant l’assaut final, les guerriers de l’Antiquité.L’imprévu n’est pas envisageable. Or, c’est très précisément l’inverse qui va se produire.
La mise à mort, aux allures de corrida par l’utilisation du faux-semblant, marque le triomphe de l’intelligence sur la force brutale qui hurle un dernier barrissement avant d’être broyée, et se conclut sur une euphorique danse du scalp Sans doute sait-il désormais que la civilisation n’est qu’un fin vernis…