Je suis un pion blanc dans un jeu d’échecs grandeur nature…
Accroupi près d’un conteneur à l’entrée d’une ruelle, en face d’un immeuble squatté par des junkies, je suis un pion blanc dans un jeu d’échecs grandeur nature.
L’échiquier, c’est le centre-ville de Providence, au Rhode Island.
Oui, le centre-ville !
J’attends que mon cellulaire sonne : quelqu’un, dans une galerie d’art des environs, va me dire vers quelle case je devrai me diriger.
Le temps passe. Le téléphone ne sonne pas.
Depuis qu’Hippodamos de Milet a dessiné Rhodes sur le modèle d’un théâtre, nous avons la vague impression que les villes peuvent constituer des scènes, où l’essentiel reste toutefois invisible.
« Chaque ville a un sexe et un âge qui n’ont rien à voir avec sa démographie », a écrit John Berger.
Une ville possède nécessairement un solide alter ego, si ce n’est une âme.
Toute l’énergie qui s’y déploie, 24 heures par jour, année après année (la rumeur incessante de la circulation, les incidents éphémères qui s’y produisent, les légendes urbaines qui font boule de neige), doit bien aller quelque part.
Si nous restons assez longtemps à une intersection, si nous parcourons une ville selon des itinéraires inaccoutumés, avec assez de concentration et d’ouverture d’esprit, si la méthode est suffisamment parfaite, des indices de l’alchimie secrète et de l’âme de cette ville nous seront inévitablement révélés.
En théorie, du moins.
Laquelle a un nom : psychogéographie.
Plusieurs d’entre nous ont peur.
Nous avons peur d’avoir irréparablement abîmé le monde, matériellement et spirituellement, même si, à l’échelle « locale », la mienne, celle du pion posté près d’un conteneur, tout ne semble pas perdu.
Un artiste du nom de David Mandl, pièce qu’on vient « d’éliminer » sur l’échiquier de Providence, donne cet exemple : « Quand on se promène à New York avec un appareil photo autour du cou, si on ne photographie pas la statue de la Liberté, on est automatiquement suspect. »
Du type nerveux et tout de noir vêtu, Mandl est sans cesse à l’affût du moindre détail. C’est l’un des cofondateurs de Glowlab, un collectif de Brooklyn qui organise, depuis trois ans, des activités comme ce jeu d’échecs où je suis un pion.
Glowlab organise chaque année le Psy-Geo-Conflux, une sorte de festival urbain auquel participent des groupes d’universitaires, d’activistes, d’aventuriers, d’architectes et d’artistes comme les LA Urban Rangers ou l’Institute for Infinitely Small Things.
Ces gens croient aux randonnées cyclistes non planifiées, créent des brigades de planteurs de tournesols, organisent des visites muettes d’« espaces invisibles ».
Il suffit de composer leur numéro sans frais pour obtenir un itinéraire de randonnée adapté à notre personnalité.
Ils ont transformé les réseaux sans fil qui quadrillent les villes (téléphonie mobile, Wi-Fi) en des millions de cases personnalisées.
Avec eux, Manhattan devient périodiquement un labyrinthe où des citoyens fantômes donnent la chasse à un Pacman humain (tous les détails sur www.pacmanhattan.com ).
Les cartes géographiques ne suffisent plus (ou alors elles sont trop contraignantes).
Pour aller du point A au point B, il ne suffit plus de jouer à pile ou face ou de choisir un algorithme aléatoire, gauche, gauche, droite, gauche, gauche, droite.
Nous serions censés faire appel à une force supérieure pour nous guider dans la découverte de l’âme d’une ville. Pour les psychogéographes, la ville est l’ultime terra incognita.
Résultat : une nouvelle forme de loisirs est née, le « tourisme expérimental ».
Et les multinationales ont vite récupéré l’idée.
Les publicités de Nike, par exemple, mettent en vedette certains participants particulièrement athlétiques du mouvement, qui, tels des héros de bédé, sautent d’un building à un autre, selon une méthode appelée parkour (qui donnera également lieu à un nouveau jeu vidéo pour PlayStation, Free Running).
C’est pour cela que, dans la pub de Nike, la vedette des Flames de Calgary Jarome Iginla évite des rondelles de hockey dans les rues et ruelles d’une ville devenue son immense terrain de jeu personnel.
Le message : ne tenons pas la ville pour acquise, essayons de la voir autrement.
En matière de comportement urbain obsessionnel, le situationnisme fait figure de mouvement phare.
Pendant l’âge d’or du mouvement, de la fin des années 1950 à la fin des années 1960, les situationnistes aimaient dériver dans Paris en utilisant le plan de Londres, par exemple.
Leurs cartes urbaines indiquaient la couleur émotionnelle des quartiers (quartiers joyeux, tragique, sinistre).
À défaut d’autres termes, la psychogéographie désigne l’ensemble disparate des tactiques qui visent à révéler l’âme des villes partout dans le monde et tout au long de l’histoire.
Les situationnistes adoraient la psychogéographie.
C’était au départ une critique de l’urbanisme conçue par Paul-Henri Chombart de Lauwe, qui établit un graphique des déplacements d’un écolier pendant un an.
Le parcours formait un triangle routinier : maison, leçons de piano, école.
L’idée de reprogrammer ce type de routine a culminé et coïncidé avec les événements de mai 1968 :
« Sous les pavés, la plage ! » scandait-on.
Bref, allons voir derrière les apparences, au propre comme au figuré.
Puis, en 1972, le mouvement situationniste s’est dissous, et la psychogéographie est disparue.
Tant pis pour les apparences.
« Comme par enchantement, l’idée a refait surface », explique Mandl.
Et les vagabondages presque secrets, souvent à la limite de la légalité, des pionniers sont devenus, grâce aux blogues et aux anneaux de sites interconnectés, des activités de plus en plus populaires.
Pourquoi maintenant ?
Voici quelques hypothèses.
1. Les technologies de la communication connaissent une progression plus rapide que l’utilisation qu’on en fait ;
2. Nous tentons sans cesse de concilier notre univers virtuel en expansion avec la réalité matérielle des villes, où nous vivons plus nombreux que jamais ;
3. Grâce à des émissions télé comme Jackass, la performance, en tant qu’art, pénètre de plus en plus la culture de masse ;
4. Une émission comme The Amazing Race a transformé les courses au trésor en véritables téléromans ;
5. Les catastrophes naturelles nous amènent à réaliser l’urgence de vivre notre rapport à la ville (pendant qu’elle existe encore).
Résultat : la psychogéographie est aujourd’hui ancrée plus profondément dans la psyché qu’elle ne l’était dans les années 1960.
« Entre les situationnistes d’hier et ce que nous faisons aujourd’hui grâce aux nouvelles technologies, on doit montrer et maintenir un lien », explique Christina Ray, cofondatrice de Glowlab.
Il faut en fait remonter bien avant les années 1950, au-delà de Burton, de Livingston ou même d’Homère.
« Il y a quelque chose de magnifique en soi dans l’existence d’un gratte-ciel qui ne demande qu’à être exploré », m’a raconté un participant du Conflux spécialisé dans l’« infiltration » d’édifices.
« Le passage qui permet de contourner l’Afrique a déjà été découvert. On cherche quelque chose de plus subtil, de plus esthétique, de plus artistique. À moins d’être poète, il n’est pas facile de décrire ce qu’on découvre la première fois qu’on se tient sur le toit de Grand Central Station ou au sommet de Manhattan Bridge. On accède à une connaissance nouvelle des choses. »
Quand on est un pion blanc coincé sur la case F7 au centre-ville de Providence, l’inconnu qui s’approche dans la rue est possiblement une tour ou un cavalier qui vient nous occire.
Dans un moment de vertige, le caractère prédateur des échecs et de l’expérience urbaine, la vie qui grouille dans les coins obscurs se révèlent clairement.
Le seul fait d’être là, dans cette ruelle, suffit à créer une expérience intellectuelle. Le type de connaissance qui en résulte est à ce point non quantifiable que la méthode prend le pas sur ce qu’elle permet de découvrir.
Si nous ne réussissons pas à entrer en contact avec la ville où nous vivons autant que nous nous sentons destinés à le faire, c’est simplement parce que nous ne faisons pas l’effort nécessaire.
Ou peut-être parce que les villes sont trop grandes, trop complexes, et que l’idée même de contact semble trop difficile.
Finalement, le téléphone sonne.
On m’annonce que les noirs ont gagné.
Je retourne à la galerie.
Autour de moi, un seul commentaire.
Toutes les pièces d’échecs qui vivent à Providence depuis des années sont ravies de cette matinée ordinaire passée sous un bête escalier de secours.
Elles ont découvert un coin de leur ville, un lieu jusque-là banal qui recèle désormais un secret.
Qui a un sens.
Voilà la raison d’être de la psychogéographie et de ses techniques exploratoires.
Il ne s’agit pas de se rendre du point A au point B, mais de réactiver la synapse qui relie la ville et les citadins.
Car, si le moindre recoin délabré d’une ville apparemment en décrépitude vaut la peine d’être découvert, le monde qui nous entoure peut encore être sauvé lui aussi.