Saint-Tropez : le consumérisme philosophique…
Saint-Tropez, d’origine était un minuscule village perdu en bord de mer, bien abrité des vents, pourvu d’un quai servant d’abris aux “pointus” (des chaloupes de pêche)… et aux petits caboteurs fuyant les douaniers de Marseille ou Toulon.
Derrière le village, aux rues resserrées et “dévalantes”, les terrains avaient un aspect provençal, certes…, mais désolé et même désolant, des garrigues d’où montaient des émanations pestilentielles par les secs étés !
L’humanité qui vivait là, dans de sordides taudis, imprégnés de l’odeur des saumures et des pourritures de poisson, était chétive et douloureuse : hommes rabougris; femmes spectrales, d’une lividité de cire.
On ne rencontrait que des dos voûtés, d’ambulants cadavres, et, sous les coiffes, dans des visages fripés, de hagardes prunelles où brillait l’éclat vitreux des fièvres.
Tandis que les hommes, dans leurs chaloupes mal gréées, couraient la mer, à la poursuite d’improbables sardines, les femmes aux plaques de peau dartreuse, cultivaient comme elles pouvaient les coteaux arides !
Il semblait qu’une fatalité irrémédiable pesait sur ce coin de terre maudit, et, par les mornes soirs, par les soirs silencieux, on croyait voir la mort passer dans l’air.
C’est à l’automne, surtout, que la fièvre ravageait cette population misérable…, les êtres se recroquevillent davantage, se décoloraient, se desséchaient, et mouraient, pareils à des plantes malades frappées par un vent mauvais.
En cette atmosphère de cimetière, en cette irrespirable nature, il n’y avait que deux hommes qui allaient plus ou moins bien : le curé et le maire.
Le curé était un homme sec et sanguin, d’une activité incessante, et qui prenait la religion et son sacerdoce au sérieux…, contrairement à la majorité de ses collègues provençaux, que l’on trouvait toujours, lorsqu’on leur rendait visite, en train de mettre du vin en bouteille ou de trousser une “pôvrette”..., il était sobre, chaste, et menait une vie d’ascète… et quel administrateur!…
Avec la complicité du maire, son ami, et en tondant chaque jour, au moyen de quêtes ingénieuses et de dîmes effroyables, sur la misère des pauvres gens du Var, il était parvenu à bâtir, sans l’aide du Départementet de l’État, une belle église, avec un portail sculpté et un clocher… et c’était un spectacle imprévu que la richesse de ce temple au milieu de la désolation indicible de ce pays…
Le curé ne s’en tenait pas là…, toutes les semaines, au prône, sans se lasser jamais, il réclamait de la ferveur de ses paroissiens, ou il arrachait à leurs craintes (car on le savait vindicatif et tout-puissant) des sacrifices nouveaux, de plus en plus lourds.
Un dimanche, il monta en chaire, brandissant la bannière de la sainte Vierge.
— Regardez cette bannière, s’écria-t-il d’une voix forte… n’est-ce pas une honte? Regardez-ça… Est-ce une bannière?… La soie en est pourrie, les franges usées et les glands dédorés… la hampe ne tient plus… Il n’y a plus trace, nulle part, de broderies… Et quant à l’image de la sainte Vierge… bernique!… Ah! ça vous est égal, à vous, pendant que vous vous gobergez dans l’abondance et dans le luxe, ça vous est égal, misérables pécheurs, que la sainte Mère de Dieu, le jour des processions et des grandes fêtes paroissiales, se promène, au milieu de vous, vêtue de sales guenilles et le derrière à l’air!… Eh bien, il faut que ça finisse…La Vierge en a assez de votre coupable indifférence et de vos ignobles péchés… Elle veut une bannière neuve, vous entendez… une bannière éclatante… tout ce qui se fait de mieux… une bannière d’au moins deux cents francs… Écoutez-moi bien… et retenez mes paroles, si vous ne voulez pas que les plus affreux malheurs fondent sur vous, sur vos champs… sur vos barques… si vous ne voulez pas être changés en raies… en crapauds… en piternes… en chiens de mer… Écoutez-moi…
Et, durant plus d’un quart d’heure, il distribua ainsi à chacun sa part contributive, soit en argent, soit en denrées, sacs de pomme de terre ou de grain, mêlant les ordres les plus formels aux invectives les plus outrageantes…
Le miracle qui s’ensuivit est devenu légende !
Cette petite commune de près de deux mille ans d’histoire qui était un village vivant modestement de la pêche, de la cueillette et de l’élevage, et ou tout le monde était heureux d’être pauvre, s’est soudain peuplée d’immigrés italiens attirés par l’usine de torpilles, sise à l’entrée du bourg, qui fournissait la Marine nationale en munitions.
Ces familles, pour la plupart communistes, étaient loin de soupçonner ce qui attendait leur descendance : le scandale mondial, la pire des décadences, la vulgarité dans tous ses états, un capitalisme outré, en somme…
Le charmant port de pêche a malheureusement mal tourné, certains et surtout certaines murmurent qu’il serait devenu fou… et c’est vrai qu’il ne dort plus de la nuit…, que l’on ne s’y habille plus qu’en Dior ou en Prada…, qu’on y prend un plaisir obscène à inonder les corps nus des plus grands crus de champagne…, que sur les yachts qui croisent dans ses eaux, forcément les plus beaux, les plus gros…, on y snife des rails de coke interminables.
Mais que diable est-il arrivé à Saint-Tropez ?
Tout avait pourtant bien commencé…, quand les Parisiens ont eu vent du village, quand on leur a vanté la beauté de la lumière et du paysage, ce sont les Signac, les Picasso et les Eluard qui ont voulu voir ça de leurs yeux d’artistes.
Les pauvres et austères villageois leur ont spontanément ouvert les portes de leurs maisons de pêcheur, étroites et en hauteur, avec une chaleur inouïe.
Idem quand Daniel Gélin, Françoise Sagan, Juliette Gréco, Bernard Frank et toute leurs bandes de hâbleurs pique-assiettes descendaient à l’hôtel de La Ponche pour venir faire la fête chez Palmyre avec les autochtones qui surnommaient leurs invités les “Saint-Germain-des-Pieds”.
Les uns découvraient le jazz de Claude Luter ; les autres, la vie de pêcheur.
Cette jet-set était cultivée, constituée d’êtres profonds capables de légèreté.
C’était le bon temps.
Puis les reins cambrés de Brigitte Bardot sont arrivés à Saint-Tropez et avec eux le début du scandale…, Eddie Barclay et ses fêtes blanches ouvrirent l’ère de la pipolisation…, il y avait de l’argent à se faire, certains villageois l’ont vite compris, qui quittèrent l’usine pour ouvrir des bars, des restaurants, des boîtes de nuit sur le port…, Saint-Tropez l’internationale se mit alors à ressembler au portrait que l’on fait d’elle aujourd’hui : un lieu de vulgarité, de shopping de luxe, d’inflation immobilière délirante…, où les pauvres regardent vivre les riches en rêvassant ; où les riches regardent vivre les pauvres en espérant que, sous les initiales “RSA”, ne se cache pas une maladie contagieuse.
A la terrasse du nougatier Sennequier, le prix de l’expresso dépasse celui, déjà exorbitant, du Café de Flore…
Où sont passés les Tropéziens, les vrais ?
De l’autre côté du fossé qui s’est fatalement creusé entre eux et la horde de “fous” qui déboule chez eux trois mois par an, ces gens qui se pavanent à poil sur la plage de Pampelonne…, Saint-Tropez ou ce qu’il en reste.
Les maisons de pêcheur ont été cédées à prix d’or aux investisseurs… et les habitants sont partis se réfugier à Cogolin.
La colline s’est peu à peu recouverte de ce que l’on appelle des “taches blanches”, ces villas avec piscine sur des terrains dont il faudrait vérifier la conformité des permis de construire…, c’est que l’enjeu est colossal !
Peu à peu, le village est passé de 7.000 à 3.500 habitants…, des classes de primaire ont été supprimées et la maternité, elle, a carrément fermé.
On trouve quelques rescapés sur la place des Lices, disputant une partie de pétanque en maudissant le temps présent.
Eugénie est la dernière petite commerçante indépendante du village, qui s’accroche à sa boutique qu’elle pourrait vendre très cher, ce qu’elle ne fera pas…, car, désormais, en chaque Tropézien d’origine se cache un résistant.
Où sont-ils ?
Pour les rencontrer, il faut assister à la Bravade, le défilé annuel réservé aux natifs de Saint-Tropez…, parmi eux, quelques enfants, très peu, dont l’avenir est fatalement ailleurs.
Mais, fruit de mon opiniâtreté à tout savoir, après avoir vécu en immersion complète dans les hôtels-chics, quelques châteaux et propriétés de milliardaires, j’ai enfin rencontré un groupe de Tropéziennes célibataires qui m’ont invitées à vivre dans le cabanon de plage qu’elles maintiennent envers et contre tout et vents et marées sur la plage de Pampelonne !
J’y ai rencontré un clubman-hirsute style Boudu-Sauvé-des-Eaux, version Slave passionné d’Echecs, ce qui est en son cas est un total double-sens, car, je dois le confesser, je ne m’attendais à rien de tel !
Il prétendait occuper dans sa vie “d’avant”… une position sociale “enviante”, façon déviante, milliardaire ayant tout perdu après l’avoir gagné (le coté abscons est important) sans trop en connaître dans les temps troublés où nous vivons !
– Monsieur, mes multiples et diverses activités, comme je dirais le barreau, la littérature, la peinture, la médecine, fut une carrière décriée, parce que tous ceux qui s’y destinèrent jusqu’ici n’étaient que d’odieuses brutes, de répugnants vagabonds, des gens sans élégance et sans éducation. Or, ma carrière libérale, honorable et enviée…, ne nous payons pas de mots, monsieur et envisageons la vie telle qu’elle est : unique ! Vous avez l’esprit trop avisé, vous savez trop bien ce que cache le fallacieux décor de nos vertus et de notre honneur, pour que je sois forcé d’appuyer mon dire d’exemples probatoires et de concluantes énumérations…
– Je ne veux vous écouter parler que de ce qui concerne Saint-Tropez…
– Monsieur, actuellement je donne des leçons d’Echecs à de jolies dames célibataires ou veuves…, auparavant, les besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies, les faux poids, les coups de Bourse… les accaparements… répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse, à ma nature franche, empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules, sont typiques des hommes d’affaires qui viennent à Saint-Tropez en quète de cibles durant la période estivale… J’ai quitté le commerce pour la finance. La finance me dégoûta… Hélas! je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers et de faux métaux, à organiser de fausses mines, de faux isthmes, de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente et progressive de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus et à la légalité de combinaisons extorsives, me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon esprit scrupuleux et ennemi du mensonge…
– Je vous comprends… En mon cas, voyez-vous, cher ami, j’ai pensé au journalisme… Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, j’étais exposé quotidiennement à des contrats trop salissants. Quand je pense que les journaux et magazines aujourd’hui, ne sont fondés que par des commerçants faillis ou des financiers tarés, qui croient — et qui d’ailleurs y réussissent — éviter ainsi de finir leurs jours en prison, voire en exil… non, vraiment, je ne pus me faire à cette idée.
– Monsieur, cela vous honore, je sens en vous l’homme altruiste qui pourra apprendre de mes expériences enrichissantes…, de plus je pourrais vous apprendre les Echecs… J’en suis Maître ! Sans compter qu’il est fort pénible à des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être l’esclave de sots ignorants et grossiers dont la plupart ne savent ni lire, ni écrire, sinon leurs signatures, au bas d’ignobles quittances…
– Vous auriez du essayer la politique ?
– Monsieur, non, je pensais ensuite à devenir un homme du monde… un véritable homme du monde… J’étais joli garçon à 15 ans en 1968 sur les barricades de mai ’68, j’ai toujours de la séduction naturelle et acquise… de l’esprit… une santé de fer… infiniment d’élégance… Rien ne m’était plus facile quand j’étais milliardaire que de me faire recevoir au Cercle de la rue Royale… et d’être invité à des soirées carminales…
– Vous aviez trop de scrupules ?… Les jeux, les courses, tirer des veuves, meubler de jeunes cocottes et en démeubler de vieilles… vendre vos influences mondaines ?
– Oui, au profit d’un banquier douteux… J’ai tout perdu à la Bourse. Plus d’un milliard envolé…
– Soyez bref, c’est pour moi assez déviant et assez mal ficelé…
– Bref, oui… j’ai épuisé tout ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions sortables et de nobles carrières à un jeune homme actif, intelligent et délicat comme j’étais.
– Le but unique et unique ressort de toutes les activités humaines est d’aller dans les poches et les culottes des autres, chacun le dissimule et, par conséquent c’est plus dangereux ! Puisque l’homme ne peut pas échapper à cette loi fatale, il est beaucoup plus honorable qu’il le pratique “loyalement” et qu’il n’entoure pas son naturel désir de s’approprier le bien d’autrui d’excuses pompeuses, de qualités illusoires et de titres redondants dont la parure euphémique ne trompe plus personne…, entre une causerie au club et un flirt. Ceux qui réalisent “un bon coup”, sont accessibles à toutes les générosités !
– Enfin, monsieur, je fais loyalement, directement, ce que le monde pratique par des détours tortueux et des voies d’autant plus ignominieuses que…
– Je vous coupe, j’en sais suffisamment…
Ma conscience délivrée ne me reproche rien, car, de tous les êtres que j’ai connu, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées, et adapté hermétiquement sa nature à la signification mystérieuse de la vie…
Quand l’idée de la mort s’est, tout d’un coup, présentée à moi, j’ai, en même temps, senti toute la petitesse, toute la vanité de l’effort dans lequel, stupidement, je consumais ma vie…
Mais j’ai atermoyé… je me suis dit : “J’ai pris le mauvais chemin… il y a peut-être autre chose à faire que ce que je fais… L’art est une corruption… la littérature un mensonge… la philosophie une mystification… Je vais me rapprocher des hommes simples, des cœurs frustes et vierges… Il existe, sans doute, quelque part, dans des endroits purs, dans un village, une matière humaine d’où l’on peut faire jaillir de la beauté… Allons-y… cherchons-là !”…
Et je me suis installé à Saint-Tropez !
Eh bien, les hommes sont les mêmes partout…, ils ne diffèrent que par les gestes… et, encore, du sommet silencieux où je les vois, les gestes disparaissent…, ce n’est qu’un grouillement de troupeau qui, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, s’achemine vers la mort…
Le progrès, dit-on ?…
Mais le progrès c’est, plus rapide, plus conscient, un pas en avant vers l’inéluctable fin…, alors, je reste ici où il n’y avait auparavant quasi plus rien que des cendres, des pierres brûlées, des sèves éteintes, où tout était rentré, déjà, dans le grand silence des choses mortes !…
Je m’en suis retourné dans le cabanon de mes Tropéziennes…