Venise, c’est carnaval…
Me rappelant les plaisirs que j’eus à Venise, je me les renouvelle et je ris des peines que j’ai endurées, et que je ne sens plus.
Membre de l’univers, je parle à l’air… et je me figure de rendre compte de ma gestion…, avant de disparaître !
Venise souffre d’une maladie dont il est impossible de guérir, aimait à répéter son ancien maire, le philosophe Massimo Cacciari : la vieillesse.
Il ne faisait pas référence aux presque 1.600 ans de la cité lacustre, au fil desquels se sont accumulées des richesses inouïes, se sont épanouis des artistes subjugués par la beauté, la lumière et l’esprit du lieu…, il visait la population de la ville, descendue sous le seuil symbolique des 55.000 habitants (ils étaient encore 100.000 il y a quarante ans et près de 200.000 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale).
Près de la moitié des Vénitiens ont plus de 60 ans et à peine 9.000 moins de 18 ans.
Chaque année, la ville perd 1.000 âmes et, avec elles, un peu de la sienne…, à l’inverse, en vingt-cinq ans le nombre de visiteurs a quadruplé, pour friser aujourd’hui les 30 millions de personnes par an…, le carnaval de février étant évidemment un temps fort de l’année touristique.
Venise vit aujourd’hui de la rente laissée par son fastueux passé : quelque 1,5 milliard d’euros annuels dépensés par les passagers, plus avides de selfies que d’histoire, déversés par les avions low-cost et les navires de croisières géants…
Venise sacrifie ainsi “à l’américaine’ son avenir, en transformant les commerces de proximité en magasins de pacotilles made in China et en succombant aux charmes sonnants et trébuchants de la spéculation immobilière.
On ne compte plus les appartements vides qui servent de résidences secondaires, voire tertiaires, ni les logements transformés en chambres d’hôtes.
Car les touristes sont partout dans la ville…, on les dénombre à l’ouïe, le sens le plus développé dans une ville unique, dans laquelle on espère redécouvrir le bruit de ses propres pas, où on rêve que le vacarme de la circulation automobile est remplacé par le ressac des eaux de la lagune et le vrombissement des vaporettos…
Venise c’est fini…, si les autochtones sont dans la retenue, que ce soit pour leurs confidences d’amoureux ou leurs conversations d’amis en forme de conspirations…, les touristes, eux, transforment les rues commerçantes en Babel bruyante, très loin de l’idée qu’on peut se faire d’une Sérénissime.
Sur ce point, le “Venise” de Las Végas fait mieux…
Ils déchirent le silence des ruelles désertes du crissement de leurs valises à roulettes, les touristes !
“Venise se noie, c’est peut-être la plus belle chose qui pouvait lui arriver” déclarait Paul Morand.
Thomas Mann y a fait périr Gustav von Aschenbach…, car “Venise est un très bon endroit pour mourir”, observait Michel Tournier.
Mais tout le monde ne partage pas cette passion pour le morbide…, une génération entière est en train de se mobiliser pour donner à la cité un nouvel élan, se donner les moyens d’y vivre pleinement.
La valise à roulettes, véritable chiffon rouge pour les locaux, est précisément le symbole que s’étaient choisi, en novembre dernier, des centaines de Vénitiens pour alerter sur l’exode des habitants (une manifestation intitulée Venexodus).
“Le moment des analyses et des lamentations est terminé, c’est le moment d’agir”, s’exclamait ce jour-là Marco, un jeune Vénitien, valise à la main…
Puisqu’ils se sentent envahis, ces révoltés organisent la résistance, notamment par le biais d’associations…
L’une d’elle, Generazione 90, fédère depuis l’an dernier des militants nés dans les années 80 et 90, qui s’estiment être la dernière génération qui a connu la vraie ville de Venise, lorsque vivre, trouver une maison et un travail, marcher dans la rue et faire ses courses, n’étaient pas des activités de superhéros mais des choses normales !
Ces trentenaires ne veulent plus vivre dans un grand parc d’attractions, ils veulent stopper l’hémorragie des résidents et imaginer la Venise du futur !
À force de se démener, ces Vénitiens motivés ont poussé leurs édiles à l’action.
En janvier, le maire Luigi Brugnaro a remis à la directrice générale de l’Unesco un rapport de 70 pages sur les grands axes stratégiques de la ville…, il faut dire que, l’été dernier, Irina Bokova avait menacé d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en péril…
Inenvisageable !
Reste à savoir si Brugnaro veut véritablement agir sur le point qui préoccupe le plus l’Unesco : les navires de croisière.
Les “grandi navi”…, les photos de ces géants des mers, qui manœuvrent à un jet de pierre de palais fabuleux soudainement nanifiés, marquent les esprits, ces monstres représentent clairement une menace pour Venise : risques d’accidents, mouvements de vase, rejets de déchets, ondes et vibrations qui attaquent la pierre et les pilotis…
On estime qu’en 2016 ils ont déversé quelque 1,6 million de personnes dans la cité lacustre…, c’est un peu moins que pic de 1,8 million de passagers atteint en 2013, car les croisiéristes ont décidé de limiter la taille des paquebots à 96.000 tonnes…, mais au rythme de 600 bateaux par an, le problème perdure.
La municipalité envisage dès-lors la création d’un terminal ‘offshore’ où les géants des mers accosteraient pour confier leurs passagers à des embarcations plus modestes…
On est loin ou, en romans à la gloire de Venise, “rastignacs”, “don juans” et “casanovas”, peuplaient l’imaginaire : l’antonomase n’est qu’un hommage équivoque de la postérité…
Rastignac est un personnage, don Juan un mythe…, Casanova, par-dessus tout est un écrivain : “De Venise, j’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’olla-podrida, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave”…
Pas de cerises ni de laitages frais au menu, donc, mais des associations d’idées qui ne sont pas des plus délicates…
Et l’on attend avec sérénité le lecteur vertueux qui dénoncera le rapprochement de la femme, du gibier, de la morue et des fromages.
Né dans la ville des masques, il décrit le carnaval du monde…, la grande pantomime des honnêtes gens… et des autres : “Me rappelant les plaisirs que j’eus à Venise, je me les renouvelle et je ris des peines que j’ai endurées, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure de rendre compte de ma gestion, avant de disparaître”…
En 1798, Venise perd cette indépendance dont elle jouissait depuis 800 ans…, Casanova était mort un an auparavant, cloué dans un château au fin fond de la Bohême.