Au restaurant, un homme intelligent ne devrait commander qu’un vin qui plaît aux femmes…
J’arrive au Château Thieuley, dans le Bordelais, tout juste après le départ d’un groupe de touristes japonais. Viticultrices de la troisième génération, Sylvie et Marie Courselle sont en train de ramasser les verres et d’admirer les friandises et le papier à lettres qu’on leur a offerts.
Je maudis en silence mon manque de délicatesse : pourquoi n’ai-je pas apporté un petit cadeau…, une bague à diamant, ou les clés de ma maison, peut-être ?
Dans la vingtaine, les sœurs Courselle sont œnologues et agronomes diplômées et elles ont bossé dans des vignobles australiens, californiens et espagnols.
Cette expérience, elles en font aujourd’hui profiter le domaine familial. « Le vin fruité a la cote en ce moment. La force des bordeaux, elle, réside dans la qualité de leurs tanins lorsqu’ils vieillissent, explique Sylvie. Nous voulons bien nous adapter, mais pas question de tout changer et de perdre notre identité. »
Leur palais a sans doute été formé par leur père, Francis Courselle, professeur d’œnologie qui a rendu les château-Thieuley célèbres dans les années 1970.
Pourtant, Sylvie avance que « les femmes préfèrent les tanins doux. Lors de dégustations, mon père penche pour les vins puissants et riches alors que nous optons pour des vins moelleux, mieux structurés ».
Les bordeaux souffrent d’un problème d’identité, quoique, à goûter les rouges du Château Thieuley, aux saveurs de fruits rôtis et au bouquet de cèdre, ou ses blancs, crémeux et délicats, vous ne vous en rendriez jamais compte.
Le Bordelais produit annuellement plus du quart des vins d’appellation d’origine contrôlée de France (environ 660 millions de bouteilles) ; on y cultive la vigne depuis le i er siècle av. J.-C. La réputation des bordeaux vient de leur capacité à exprimer les particularités du terroir, soit l’environnement où pousse la vigne.
La mode actuelle, qui privilégie les vins hautement modifiés, hyper-fruités et vieillis en barriques de chêne qui tendent à gommer les spécificités du terroir, leur a nui.
Des tensions se font sentir dans la région.
En décembre de l’année passée, des vignerons ont muré l’entrée du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) pour protester contre la chute des prix.
Et la valeur des propriétés bordelaises est à son plus bas.
À la télé, on n’a vu que des hommes à la manifestation du CIVB. Le fait mérite d’être mentionné puisque, parmi les quelques châteaux qui continuent de produire un vin remarquable, un grand nombre (pour une chasse gardée masculine) sont dirigés par des femmes.
Se pourrait-il qu’elles aient le goût plus développé que les hommes ?
Je l’ai souvent entendu dire dans des dégustations.
Le chroniqueur de vin Tim Patterson, qui a abondamment écrit sur le sujet, affirme que les femmes sont surreprésentées, dans une proportion de près de deux pour un, parmi les « supergoûteurs », soit le quartile de la population qui a le plus de papilles gustatives.
Selon lui, « les femmes savent marier les mets et les vins, même quand elles n’ont pas de formation. Elles sont meilleures à discuter saveurs ».
Puisque les femmes achètent 60 % du vin consommé à la maison, un vin élaboré par des femmes et adapté au goût des femmes devrait connaître un succès commercial.
J’ai ma propre théorie sur le succès des vigneronnes bordelaises : elles sont disposées à mettre de nouvelles idées à l’essai, dans le respect de la tradition mais sans craindre le changement.
Disons-le sans détour, elles apportent aussi un sens du chic qui faisait cruellement défaut.
Je sais de quoi je parle : je suis un amoureux de longue date des bordeaux qui espère bien épouser un jour une châtelaine.
Mais toute théorie doit être validée : il me fallait donc goûter d’autres vins et rencontrer d’autres viticultrices.
À mon intention, ma guide, Pascale Verdeun, la doyenne du Château Monbrison, dans le Médoc, organise un déjeuner au Lion d’Or, l’équivalent, pour les viticulteurs médocains, du resto The Ivy pour les décideurs hollywoodiens.
Le long des murs, les présentoirs sont garnis de bouteilles exceptionnelles des châteaux voisins qui se marient avec la cuisine raffinée de Jean-Paul Barbier. Florence Raffard et Marie-Christine Cronenberger, promotrices de vin de la région, et Martine Cazeneuve, propriétaire du Château Paloumey, se joignent à nous.
Pendant le repas, je mentionne la présence grandissante des femmes à tous les échelons de l’univers viticole bordelais.
« Lors de son inscription à la Faculté d’œnologie de Bordeaux, dans les années 1970, une de mes amies s’est fait demander par le directeur si elle était là pour trouver un mari », rappelle Mme Raffard. Aujourd’hui, plus de 50 % de la clientèle étudiante de l’endroit est féminine.
« N’empêche, ajoute Mme Verdeun, les Français s’étonnent toujours qu’une femme soit maître de chai au Château d’Yquem. Les tsars et les rois, jadis seuls à boire du vin, n’auraient jamais imaginé une femme dans ce rôle. »
De même, ils n’ont jamais vu une viticultrice se régaler de ris de veau et de boudin.
L’effet, séduisant, donne l’impression qu’elles sont capables de tout.
Je me rend ensuite au Château Paloumey, où Mme Cazeneuve me parle avec enthousiasme des « Médocaines », le regroupement de formatrices en mets et vins dont elle fait partie (avec Armelle Falcy-Cruse, du Château du Taillan, Florence Lafragette, du Château Loudenne, et Marie-Laure Lurton, du Château La Tour de Bessan).
Celles-ci organisent des séminaires et des visites à l’automne, pendant les vendanges, et au printemps, pendant la floraison.
(Je prends note : revenir à Bordeaux au printemps, saison des amours.)
Le lendemain, après un autre déjeuner gargantuesque à La Ferme auberge Gauvry, Mme Verdeun prend le volant tandis que je me laisse aller à une rêverie induite par un excès de gras de canard, de clafoutis et de vin ainsi que par la proximité de ces châtelaines.
Je me réveille dans le vignoble de 90 ha qui entoure le prestigieux Château Lynch-Bages, près duquel s’élève le Cordeillan Bages, un hôtel de 25 chambres aménagé dans une ancienne chartreuse du XVIIième.
Là, je fais la connaissance de Sylvie Cazes-Regimbeau, qui dirige l’hôtel, le château et le vignoble avec son frère Jean-Michel Cazes.
Autre occasion de passer à table, cette fois au restaurant de l’hôtel (deux étoiles au Michelin).
Les mets créatifs de Thierry Marx, « saucisson virtuel » et craquants au lard avec potiron au gingembre et huître tempura, ont vite fait de ranimer mon appétit.
Pour accompagner le veau caramélisé avec noisettes épicées, pommes de terre nouvelles et écume de bière, nous buvons un château-lynch-bages 2002, puissant et quasi opaque, aux saveurs de cassis et de cuir.
Mme Cazes-Regimbeau me parle de quelques autres projets sur lesquels elle travaille.
« Nous rénovons le hameau de Bages », laisse- t-elle tomber, sur le ton de celle qui repeindrait sa cuisine. De plus (pour meubler ses temps libres ?), elle organise une exposition annuelle d’œuvres d’art dans la vieille cave du château et parcourt le monde pour faire la promotion des vins de la famille.
Je quitte le Château Lynch-Bages pour le Château Peyfaures. Bien que ce domaine donne sur les vignobles de Saint-Émilion, d’où proviennent quelques grands crus, il n’en a pas encore acquis la renommée.
Nicole Godeau entend bien corriger la situation.
Elle m’invite dans son château du XIXe, aménagé avec un souci de confort typiquement français ; artefacts japonais et africains y côtoient un trophée de golf en plastique à l’effigie d’un diable de Tasmanie.
La lourde table à dîner est chargée de grappes de raisin provenant de la rangée de vignes la plus près de la cuisine, de fromages divers, de tout petits petits-fours et de délicieuses bouchées.
Dans la cuisine, des amies de Mme Godeau préparent des pots de confiture de coings, de pommes et de poires, « avec un soupçon d’eau de rose, comme au Maroc », explique-t-elle.
« Martha Stewart peut aller se rhabiller », disent mes notes.
Après avoir dirigé une pharmacie pendant de nombreuses années, la chimiste Nicole Godeau a obtenu un diplôme universitaire d’aptitude à la dégustation des vins et a décidé de transformer ses 17 hectares.
« Nous avons commencé par émonder les vignes, puis nous sommes passés aux techniques de cave », dit-elle pour résumer son projet de réduire la production et d’accroître la qualité.
Elle m’offre de goûter à un château-peyfaures 2003 et à la cuvée L’Alpha du Château Peyfaures 2002, deux vins remarqués.
Le millésime 2002 est particulièrement élégant et moderne avec ses saveurs d’amandes mielleuses et de prune et ses tanins moelleux et chaleureux.
Elle me fait ensuite visiter sa nouvelle cave, conçue par Guy Tropes, et m’offre une bouteille de sa bien nommée cuvée Dame de cœur 2003, tout en attirant mon attention sur cette citation imparable du réputé fabricant de vin Miguel Torres : « Au restaurant, un homme intelligent ne devrait commander qu’un vin qui plaît aux femmes. »
Où loger :
-Séjournez à La Maison Bord’eaux, hôtel convivial au cœur de Bordeaux, et faites un saut au bar à vins, qui offre des cours de familiarisation viticole afin de préparer les palais novices à l’art de la dégustation.
113, rue Albert Barraud, Bordeaux, 33-5-56-44-00-45, www.lamaisonbord-eaux.com
–Le Château de Sanse , tout près des vignobles les plus réputés de la région, est le point de départ idéal si vous prévoyez partir sur la route des vins.
Sainte-Radegonde, 33-5-57-56-41-10, www.chateaudesanse.com
-Afin de profiter de tous les plaisirs du vin, séjournez aux Sources de Caudalie, qui proposent dans un cadre champêtre plusieurs soins de vinothérapie, tel un enveloppement au merlot ou une saucette dans un bain barrique à la vigne rouge.
Chemin de Smith Haut-Lafitte, Martillac, 33-5-57-83-83-83, www.sources-caudalie.com
Où se restaurer :
-À l’hôtel restaurant Hauterive Saint-James, le chef Michel Portos travaille de pair avec le sommelier Richard Bernard pour que leur Menu Découverte réalise un accord parfait entre les mets et les vins.
3, pl. Camille Hostein, Bouliac, 33-5-57-97-06-00, www.saintjames-bouliac.com
-Délectez-vous au Lion d’Or , le repaire des viticulteurs bordelais, ou faites bonne chère à la Ferme auberge Gauvry, mais gare aux excès de vin et de fois gras!
–Le Lion d’Or Place de la République, Arcins, 33-5-56-58-96-79
–Ferme auberge Gauvry 1, lieudit Gauvry, Rimons, 33-5-56-71-83-96
Quoi faire :
-Que vous soyez un néophyte ou un œnologue accompli, le meilleur moyen de parfaire votre culture viticole est de participer à l’un des nombreux stages que dispense l’École du Vin du CIVB. 33-5-56-00-22-66, www.ecole.vins-bordeaux.fr
-Pour apprécier toute la saveur que recèle Bordeaux, rien ne vaut une petite dégustation dans l’une des caves viticoles de la région. Voici les adresses d’un syndicat et de quelques châteaux où vous pourrez juger par vous-même l’arôme et la saveur des différents cépages :
–Château Loudenne Saint-Yzans-de-Médoc, 33-5-56-77-17-97, www.lafragette.com
–Château Paloumey 50, rue du Pouge de Beau, Ludon-Médoc, 33-5-57-88-00-66, www.chateaupaloumey.com
–Château Peyfaures Genissac, 33-5-57-55-06-77, www.chateau-peyfaures.com
–Château Thieuley La Sauve, 33-5-56-23-00-01
–Maison des Bordeaux et Bordeaux Supérieur 33-5-57-97-19-20, www.maisondesbordeaux.com
Documentation :
-Pour découvrir ce que cette région a de mieux à offrir, consultez le site du CIVB, qui donne une foule de renseignements sur les vins, des suggestions de restos et d’activités touristiques, mais aussi quelques itinéraires pour ceux qui désireraient emprunter la route des vins. www.vins-bordeaux.fr