Le marché de l’art, n’est qu’un marché de dupes et de putes !
Le marché de l’art paraît si déroutant pour les non-initiés que ceux-ci sont parfois susceptibles de le qualifier confusément de temple réservé aux roublards bardés de dollars. Certains vont même plus loin en jouant sur les mots en n’hésitant pas à associer l’art au lard. Le lard qui est du cochon… Et pour des empêcheurs de tourner en rond, l’art peut devenir synonyme de cochonnerie comme cela s’est vérifié avant la Seconde Guerre Mondiale lorsque les nazis classèrent comme œuvres dégénérées des milliers de tableaux expressionnistes ou abstraits ainsi que ceux produits par des artistes juifs. Aux yeux des non-initiés, le marché de l’art est un monde fascinant et aussi inquiétant à bien des égards. Beaucoup rêvent de s’y aventurer mais peu nombreux sont ceux qui franchissent le pas et ce, pour diverses raisons qui sont aussi bien liées au manque de connaissances et d’argent qu’à la crainte de partir dans l’inconnu.
On a peine à imaginer à quel point le marché de l’art est soumis à l’irrationnel et à des comportements humains qui dépassent souvent l’entendement. dans le sens ou c’est une couverture pour le blanchiment, les entourloupes, les escroqueries ! Il est donc vrai qu’il s’agit d’un monde à part avec son aristocratie, sa bourgeoisie, sa plèbe, sa pègre, ses légendes, ses coutumes, ses lois, un monde qui réserve mille et une surprises, bonnes ou mauvaises, permettant à des gens chanceux, intuitifs ou avisés de faire fortune ou provoquant la ruine de ceux qui ont pris trop leurs désirs pour des réalités.
Certains y cherchent leur Graal, d’autres s’y enivrent simplement ou deviennent de véritables intoxiqués, d’autres encore y trouvent le moyen de conforter leur position dans la société et cette situation durera tant que des œuvres d’art susciteront le rêve, la passion, l’envie de collectionner et aussi la convoitise.
On peut aimer l’art sans fréquenter ce marché mais cela risque d’entraîner une frustration aussi grande que lorsqu’on est follement épris d’une femme qu’on n’a jamais enlacée. D’ailleurs, on ne peut vraiment pas être totalement un grand connaisseur en restant en dehors du marché. Il est vrai cependant que les prix faramineux enregistrés ces dernières années dans les salles de vente ont de quoi donner le tournis. Le mieux est de faire abstraction de toutes ces valses de millions de dollars et de ces multiples affaires qui font la une des journaux et faussent les jugements des profanes car on peut toujours prendre du plaisir au contact de ce domaine si particulier. Mais les faits sont là, tenaces, déboussolants. Le 30 mars 1987, le marché de l’art a enregistré sa première grosse secousse avec la vente d’un tableau de Vincent Van Gogh, Les Tournesols, adjugé par Christie’s pour la somme record de 39,9 millions de dollars. Le monde entier a alors vacillé de surprise et les médias ne se sont pas privés de donner à cet événement un côté mythique. Le 11 novembre 1987, nouveau coup de tonnerre, Sotheby’s battant un nouveau record avec un autre Van Gogh, Les Iris, vendu 53,9 millions de dollars au magnat australien Allan Bond.
On ne savait pas encore que Sotheby’s lui avait prêté la moitié de cette somme afin qu’un enchérisseur connu serve de “moteur” à une arnaque généralisée concernant les valeurs et qu’il n’a jamais pu concrétiser cet achat après avoir fait faillite quelques mois plus tard ! Ce qui a été très soigneusement caché ! Toujours est-il qu’ainsi, à la fin de 1987, le marché de l’art est entré dans une période de folle euphorie et ces records qui ont mis la presse en émoi ont provoqué un effet d’aspiration vers le haut concernant les prix des tableaux impressionnistes, postimpressionnistes, modernes et contemporains. Ce qui était le but recherché ! Durant plus de deux années, les intervenants de ce marché ont ainsi vécu dans un climat d’extase permanent. A New-York, Londres et Paris, maintes ventes aux enchères ont laissé les spectateurs béats d’admiration avec des records établis un jour et dépassés le lendemain. Tout cela s’est déroulé souvent en dépit du bon sens car la folle envolée des prix a concerné des œuvres de peintres qui n’avaient jamais été considérés comme des grands maîtres auparavant, uniquement parce c’était qu’ainsi les plus-values étaient gigantesques… Ni le fisc ni les gabelous judiciaires n’y connaissent quoique ce soit. Ces manœuvres ont permis de faire croire que les oeuvres d’art étaient devenues miraculeusement les valeurs sûres des années à venir. Il ne fallait pourtant pas être devin pour prédire que la spéculation qui a embrasé le marché aurait tôt au tard des effets dévastateurs.
Le fonctionnement en surchauffe de la machine ne pouvait donc qu’aboutir à des avaries. Après avoir également servi de détonateur à cette explosion du marché, la presse a commencé alors à semer le doute à la veille du 15 mai 1990. Ce jour là, Christie’s a mis en vente à New York le portrait du Dr Gachet par Van Gogh alors que depuis quelques mois l’atmosphère s’était dégradée. Certains observateurs ont ainsi affiché un certain scepticisme quant au résultat de cette vente. Et pourtant, un fabuleux record mondial a de nouveau été établi avec un prix de 82,5 millions de dollars. Les naïfs ont cru rêver. Mais deux jours plus tard, on est tombé encore des nues lorsque Sotheby’s est venu taquiner ce sommet avec un montant de 78,1 millions de dollars obtenu pour Le Moulin de la Galette de Renoir. Pour ces deux tableaux, un seul acheteur : Ryoei Saito, un magnat japonais du papier. On a pensé alors que le marché de l’art était reparti pour un nouveau tour de manège fantastique mais les deux ventes new-yorkaises ont été en fait le signal de l’hallali tant de fois redouté. Ces records avaient tout faussé en réalité, faisant fantasmer le monde par leur énormité et conférant une stature magique à l’art. Le réveil risquait d’être brutal. Il l’a été mais il ne durera qu’un certain temps parce que depuis des siècles sommeillent en l’homme des instincts irrationnels qui lui font commettre bien des bévues. Mais en attendant, on peut affirmer vulgairement que le marché de l’art, après avoir eu un formidable orgasme, s’est retrouvé subitement condamné …
Condamné à l’abstinence durant un bon bout de temps… Un moindre mal à considérer les centaines de millions engrangés sur du vent… Et aussi sur une fable cousue main : Il y a bien longtemps, des hommes payaient des fortunes pour acquérir une œuvre d’art jugée exceptionnelle et cela leur était bien égal puisque à leurs yeux celle-ci n’avait en fait pas de prix. C’est ainsi que la passion, devenant déraison, a entraîné souvent les plus grands esprits ou les hommes les plus puissants du moment à se conduire de manière insensée. Et cette conduite n’a eu ni plus ni moins pour but que d’impressionner leurs semblables… La spéculation sur les œuvres d’art n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui importe, c’est de savoir que l’argent, synonyme de pouvoir, peut servir à satisfaire des envies de domination. Mais même à partir de là, il sera toujours difficile de comprendre le fonctionnement de ce marché de l’art que certains refusent toujours de considérer comme une véritable entité économique. Il serait temps de faire montre d’un peu plus de pragmatisme car du moment où des transactions se réalisent, on ne peut nier l’existence d’une forme de commerce tournant à l’escroquerie généralisée. Certes, ce marché est différent des autres parce que les achats sont liés généralement au désir et au plaisir. Il y a le désir de s’imposer vis à vis des autres et le plaisir de posséder quelque chose d’unique, de rare et de beau, il y a indéniablement un rapport viscéral personne-objet qui se manifeste dans un achat.
L’argent assure une position dans notre monde lequel est de plus en plus sous la coupe du capitalisme. Mais il ne représente qu’un tas de bouts de papier dans un coffre ou encore un certain nombre de chiffres sur un relevé de banque. L’essentiel est de le faire travailler et lorsqu’on en amasse beaucoup, on peut s’en servir à diverses fins. Le problème est que dans certains pays, notamment la France, il reste un sujet tabou une fois qu’on a dépassé les frontières de l’essentiel. Le psychanalyste Serge Videman, disparu en 1991, avait d’ailleurs estimé qu’il était urgent de se défaire du tabou de l’argent en soulignant qu’on dit souvent que l’argent est fou, qu’il pourrit tout ce qu’il touche, qu’il est une abstraction qui se plie aux désirs de ceux qui le manient, qu’il pénètre dans tous les interstices, dans tous les rouages de la machine sociale qui l’y sollicitent : Il est aussi innocent que l’eau qui suivra toutes les sinuosités du vase où elle est versée, écrivait-il. C’est par le biais de leur puissance, et surtout par celui de l’argent, que les hommes ont été attirés par l’art lequel a certainement été à leurs yeux le moyen le plus noble et le plus raffiné de conforter leur rang social. Pour atteindre le beau, on a su sans cesse reculer les limites et entretenir bien des rêves et des convoitises. A cinq mètres de distance, un énorme paquet d’argent peut se confondre avec une pile de vieux papiers.
Mais s’il sert à l’achat d’un tableau de maître ou d’une statue d’un grand sculpteur, il se transformera en chef d’œuvre qu’on ne se lassera plus de contempler sans perdre de vue qu’il suscitera en outre l’envie des autres. Les records enregistrés pèle mêle sur le marché de l’art ont ainsi attiré de nouveaux acheteurs et provoqué une énorme vague de spéculation. La dépression survenue à la fin de 1990 a eu le mérite de faire fuir les aventuriers mais ceux-ci reviendront certainement au premier signal d’une nouvelle flambée des prix. L’histoire des moutons de Panurge ne finira certainement pas de se répéter dans bien des domaines et en particulier celui du marché de l’art. Depuis, on a eu droit à quelques éclaircies comme le 11 mai 1992 lorsque Christie’s a vendu à New York la collection Douglas Cooper avec des œuvres signées de Picasso, Gris, Braque ou Léger. Avec un montant total de 21,5 millions de dollars, supérieur à la somme des estimations basses définies par les experts de la vente, on s’est remis à espérer des jours meilleurs sans pour autant croire à une reprise foudroyante car les enchères ont été marquées par l’absence des Japonais. A l’aube de l’an 2000, ces derniers sont restés toujours discrets dans les salles de ventes en raison de nombreuses faillites enregistrées au Japon et de la crise qui a affecté la Bourse de Tokyo en 1998. Sans les Japonais, qui ont été les principaux acteurs du marché entre 1987 et 1990, la relance n’a pu être qu’incertaine dans un secteur qui affole tant les médias !
Pourtant, finalement, celui-ci ne représente pas grand chose par rapport au flux quotidien d’argent sur les marchés financiers de la planète. Le marché mondial des ventes aux enchères ne représente en fait qu’un volume annuel global de quelque 50 milliards tandis que le chiffre d’affaires de tous les professionnels de l’art (galeries, antiquaires, brocanteurs) dans le monde est estimé grosso modo à environ 250 milliards par an. A titre comparatif, rappelons que ce sont près de 2000 milliards qui transitent chaque jour sur les marchés financiers… Si ce marché provoque autant d’étonnement, c’est probablement du fait de nombreuses légendes, de duels d’enchères livrés entre des hommes riches et célèbres pour des œuvres d’art qui, une fois acquises, ont été et sont pour eux autant de victoires remportées aux dépens de leurs rivaux. Malgré la crise économique qui s’est propagée à la planète après la Guerre du Golfe en 1991 et dont les effets pernicieux subsistent encore dans de nombreux pays industrialisés, le marché de l’art reste encore solide économiquement tout en enregistrant des transformations. Les maisons de vente sont devenues des multinationales à l’image de Sotheby’s ou de Christie’s laquelle a été rachetée en juillet 1998 par l’homme d’affaires français François Pinault. New-York est devenue la capitale du marché devant Londres et Paris qui a subi des bouleversements avec la suppression du monopole des commissaires-priseurs et l’autorisation donnée à ces maisons d’y organiser des ventes.
Les collectionneurs sont devenus plus exigeants quant à la qualité des pièces proposées sur le marché et les prix ont été ainsi à la hausse pour le rare et le beau tandis que les objets moins intéressants ont de plus en plus été boudés. Le marché de l’art a atteint une nouvelle dimension sur le plan économique mais il lui reste à gommer de nombreuses imperfections dans les domaines de l’expertise ou du comportement des professionnels qui devront s’adapter à de nouvelles donnes, adopter une approche plus moderne de leur métier et s’initier en particulier aux technologies de pointe comme l’Internet. Pour se démocratiser, le marché devra aussi se débarrasser de son image par trop élitiste tant il est vrai qu’il reste sous la coupe de gens puissants qui font tout pour le contrôler alors que paradoxalement l’art à un rapport direct avec l’humanité. Il est non moins vrai que la passion ne suffit pas pour acquérir des objets dignes d’intérêt mais en amenant plus de gens à fréquenter le marché celui-ci bénéficierait d’une nouvelle dynamique spectaculaire. En attendant, des millions de gens les gens vivent quotidiennement au contact de l’art sans vraiment s’en rendre compte. Faute de connaissances, ils restent en dehors du marché. Mais là, on soulève un problème concernant l’éducation puisque la plupart des pays ne font pas une part suffisante à l’histoire de l’art .
Et pourtant, l’art représente un garde-fou idéal pour éviter que le monde ne tombe sous la coupe d’une technologie envahissante qui risquera un jour ou l’autre de restreindre la liberté de penser, et par ricochet d’action, des humains. On a écrit plus d’une dizaine d’ouvrages sur le marché de l’art en 25 ans.
Certains auteurs ont traité des aspects économiques de ce marché, d’autres ont retracé la vie des grands marchands, d’autres encore n’ont vu que l’élitisme dans l’art ou ont puisé dans le réservoir sans fin des anecdotes relatives aux artistes, aux faux et aux affaires scabreuses. Alors, voici un autre livre où il ne sera pas seulement question des grandes ventes aux enchères qui enflamment la planète ou de ces galeristes ou antiquaires dont la réputation n’est plus à faire. Les ventes aux enchères ne totalisent que 16,5% du volume global du négoce de l’art. Donc, sur les 250 milliards équivalent au chiffre d’affaires des professionnels de l’art dans le monde, il convient de ne pas négliger la part représentée par ceux qui semblent n’être de prime abord que des anonymes parce qu’ils ne participent pas aux prestigieuses biennales ou aux grands salons. A ce propos, on sera bien surpris d’apprendre que le chiffre d’affaires annuel du marché aux Puces de Saint-Ouen avoisine à lui seul plus de deux milliards, soit près de 40% de celui de tous les commissaires-priseurs français réunis. Il reste donc bien des choses à raconter concernant ce marché de l’art si compartimenté, si difficile à comprendre et qui est soumis à tant d’imprévus…
Il y aura bien d’autres livres à écrire car, indépendamment de la crise économise qui s’est mise à sévir longuement après la Guerre du Golfe, notre société est entrée dans une période de mutation dont nous ne soupçonnons pas encore l’ampleur. Les goûts et les besoins changent dans de nombreux domaines et celui de la culture ne sera pas en reste. La multiplication des livres d’art, le développement de l’enseignement de l’histoire de l’art, l’implication des média et surtout la prise de conscience que la culture peut et doit servir en priorité de bouclier face à l’emprise de plus en plus forte de la technologie dans la vie quotidienne vont résulter en de profonds changements puisque le monde est appelé sans cesse à bouger. Notre monde forme d’ailleurs un tout comme les savants viennent de s’en apercevoir. Pour le sociologue Edgar Morin tel qu’il l’a écrit dans le journal Le Monde du 19 mai 1992 en évoquant la redécouverte de la Terre : La Terre, est une totalité complexe physique-biologique-anthropologique où tout est relié. Tout. Mais le lien ne s’est pas encore opéré dans la plupart des esprits car ceux-ci subissent les effets disjonctifs du cloisonnement disciplinaire et de l’émiettement des connaissances. Cette forme supérieure de crétinisation nous disloque le global et nous occulte le fondamental» . Le monde de l’art forme aussi un tout et on commence seulement à s’en rendre compte. Cet univers regroupe de nombreux domaines et concepts ainsi que des gens différents.
Il y a un marché, des musées, des conservateurs, des experts, des galeries, des antiquaires, des brocanteurs, des commissaires-priseurs, des courtiers, des restaurateurs, des amateurs, des collectionneurs, des artistes, des éditeurs, des critiques, des journalistes, des attachés de presse, des faussaires, des mythomanes, des spéculateurs, des escrocs, une mafia, des voleurs, des receleurs, des policiers, des gendarmes, un gotha, des rentiers et un tas d’autres personnages ou de services annexes. C’est donc un monde où tout est lié d’une certaine façon et qui est relié lui-même à d’autres univers. A l’ère techno-industrielle qui a conduit les hommes à la dévastation de la terre, nous avons compris qu’il fallait protéger ce qui nous était essentiel, et notamment le patrimoine artistique mondial. Edgar Morin et d’autres penseurs nous ont engagés à nous interroger sur ces dévastations mais aussi sur l’emballement généralisé qui nous emporte dans un devenir accéléré qui fait de moins en moins figure de progrès. Déjà, avec l’arrivée du XXIe siècle, nous avons commencé à comprendre qu’il allait falloir contrôler et changer l’avenir pour assurer le salut de l’humanité, une formidable révolution mentale qu’il fallait donc créer et en jauger les prémices à travers les croisades écologiques menées à travers notre planète. On n’a pas encore senti combien l’art est présent dans cette révolution et bizarrement, on a toujours sous-évalué son rôle dans l’histoire de l’homme.
Pourtant, l’art est partout. Il suffit de feuilleter n’importe quel dictionnaire illustré pour s’apercevoir que les photographies qu’il contient représentent en majorité des œuvres d’art… Certains ne veulent toujours voir que le grandiose dans l’art en oubliant ces riens qui ont permis de faire un tout. Un Van Gogh à 80 millions de dollars ne fait pas le marché de l’art. Certes, un tel prix peut lui servir de publicité tapageuse et les médias auront le chic, et aussi le tort, de se concentrer sur ce Van Gogh en ne remarquant pas que ces 80 millions de dollars ne représentent finalement qu’à peine 1/750e du chiffre d’affaires annuel global de tous les secteurs de ce marché. Il n’en reste pas moins que dans le marché de l’art, il y a comme deux écoles : Celle fréquentée par les grands est comme un collège privé où les élèves sont triés sur le volet. A eux les œuvres qui dépassent 10 millions dans les ventes, à eux les honneurs de la presse, à eux le plaisir de régenter le domaine du hors pair. L’autre école attire plus d’élèves lesquels ont finalement réussi à s’accaparer une grande part du marché mais leurs activités, plus discrètes, ne suscitent pas l’intérêt des journaux qui s’intéressent toujours aux événements spectaculaires. Il y a donc tellement de choses à évoquer au sujet du marché de l’art, et parfois même des banalités qui débouchent sur l’extraordinaire, qu’on trouvera toujours matière à écrire d’autres livres. Le monde de l’art, si fermé en apparence, est en constant bouillonnement.
D’autres records tomberont, des marchands graviront certainement encore plus les échelons de la célébrité ou dégringoleront de leur piédestal ; d’autres affaires concernant des contrefaçons éclateront après celles des faux Vermeer, des faux Dali, des faux Picasso, des faux Chirico, des faux Dufy, des faux Miro, des faux Modigliani, des faux Utrillo, des faux Chagall ou des faux Warhol. On évoquera un jour bien d’autres plagiats qui, une fois encore, feront les gros titres de la presse. Et puis, ce ne sera pas du jour au lendemain qu’on cessera de voir des cotes artificielles établies dans les ventes publiques par ces marchands qui présentent leurs artistes comme les grands de demain et profitent ainsi honteusement de la crédulité de nombreux acheteurs.
On aura encore à supporter les volontés d’hégémonie de certains clans, à souffrir de l’indécision de certains experts, à se laisser entraîner dans de nouvelles offensives lancées par des spéculateurs et à se bercer souvent d’illusions. Toutefois, une chose est sûre : rien n’arrêtera les transformations en cours lesquelles vont s’accélérer avec l’ouverture des frontières de l’Europe, avec les progrès techniques et surtout avec l’émergence de nouvelles mentalités et de nouveaux besoins. L’élite restera à sa place encore longtemps mais ceux qui la composent ne seront pas toujours les mêmes parce que, paradoxalement, il n’est pas facile de rester riche en cette fin de siècle.
Pour s’en convaincre, il suffit de penser à Alfred Taubman, lui dont la fortune a fondu de deux milliards de dollars à 600 millions de dollars en l’espace de deux ans. M. Taubman, président de Sotheby’s, a dû en outre vendre plus de huit millions d’actions de la première maison de vente du monde à la fin du mois de juin 1992 pour équilibrer les comptes de certaines de ses autres affaires. Il suffit aussi de penser à tous ces magnats japonais qui ont acheté des centaines de tableaux impressionnistes entre 1987 et 1992 avant de tomber en faillite et à tous ces golden boys de la finance qui ont spéculé à tort et à travers sur les œuvres d’art avant de s’éclipser du marché après la Guerre du Golfe. Un milliardaire vous affirmera que c’est tout un art de gagner de l’argent mais que c’est souvent vivre une véritable odyssée pour conserver sa fortune. Au niveau des marchands, le constat est curieusement le même. Nombreux ont été ceux qui se sont enrichis durant la période faste de 1987-1991 mais au printemps de 1992, ils ont été des centaines à travers le monde à être en état de faillite. Marasme ou pas, le marché de l’art parviendra à survivre mais ceux qui rêvent d’y faire fortune risquent pour la plupart d’être bien déçus.
S’il y a beaucoup à gagner avec l’art c’est surtout en se valorisant auprès des autres parce qu’on achète des œuvres comme on s’offre un yacht ou une belle voiture, pour le plaisir. Avec le plaisir, on peut accessoirement gagner de l’argent.
Mais ceux qui ne recherchent qu’un profit financier en négligeant l’idée première du plaisir peuvent d’emblée s’acheter un billet pour l’enfer. On dit qu’un homme averti en vaut deux. A la lecture de ceci, vous vous apercevrez que cela est loin d’être le cas pour ceux qui fréquentent le marché de l’art où l’irrationnel et l’imprévisible règnent souvent en maîtres. Lorsque les premiers dessins apparurent sur les parois des cavernes il y a de cela plus de 30.000 ans, personne, à n’en pas douter, ne demanda à leurs auteurs s’ils voulaient faire le commerce de leurs œuvres. En fait, ces représentations d’animaux, de signes, de symboles et de figures humaines avaient certainement un caractère essentiellement sacré. En ces temps là, les symboles conditionnaient la vie des hommes de la préhistoire et ce ne fut qu’après plusieurs millénaires que l’art entra dans le domaine du négoce. Il faut bien un début à tout et la référence aux hommes de la préhistoire tient dans le fait que ceux-ci, dotés d’un langage primaire (à quoi tenait leur vocabulaire ?), ont eu cependant un sens développé de l’observation. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été prodigieusement doués pour le dessin comme en témoignent les gravures rupestres trouvées dans de nombreux sites préhistoriques d’Europe depuis la fin du siècle dernier et l’art, né il y a près de 50.000 ans, a été la manifestation évidente de l’intelligence de l’Homo Sapiens, notre ancêtre, alors que les hommes du Neandertal ont été démunis, jusqu’à preuve du contraire, de tout sens artistique.
C’est peut-être à partir du Moustérien que la création artistique a commencé à se faire jour. Veut-on une affirmation porteuse de plus de certitudes ? C’est du côté de l’Aurignacien (Aurignac) qu’on trouve des repères réels avec des idoles féminines (La Vénus de Lespuge qui ressemble étrangement au bonhomme Michelin), des gravures sur pierre, os et ivoire traitées avant tout dans un style linéaire et géométrique et des peintures murales étonnantes comme celles trouvées en 1994 dans la grotte Chauvet près de Vallon-Pont d’Arc en France.En progressant de quelques millénaires dans le temps, on découvre des indices encore plus probants avec les peintures et dessins des grottes d’Altamira ou d’El Castillo. Bref, tout cela s’est passé entre l’an 50.000 et 10.000 avant J.-C, une période encore mal connue des historiens, et les hommes de la préhistoire, en se transmettant oralement leur savoir, ont progressivement appris à laisser une trace de leur existence grâce à ces signes et dessins qui ont pu parvenir jusqu’à nous. Ainsi, l’homme du Paléolithique supérieur a possédé un talent artistique merveilleux, si merveilleux d’ailleurs que la perfection de ses peintures et sa capacité de conceptualisation confirme que le potentiel intellectuel de l’espèce humaine était déjà accompli et que seules les découvertes techniques ont fait évoluer l’art et la création en général.
Nous en venons alors à nous poser parfois des questions sur ce que les grands artistes modernes ont pu vraiment inventer.
D’ailleurs, il nous arrive d’aller jusqu’à soupçonner certains d’entre eux d’avoir puisé leur inspiration dans les œuvres de ces maîtres des cavernes qui ont eu vraiment un don phénoménal pour le dessin, épurant les formes naturellement et ordonnant des mises en scène qui laissent nos contemporains pantois d’admiration. Les artistes de la grotte Chauvet, de Lascaux ou d’Altamira ont donc de quoi déconcerter les historiens qui cherchent toujours à percer les mystères de la préhistoire. Leur art, si sublime, ne paraît pas en rapport avec leurs conditions de vie et la lenteur du développement de leurs techniques.
En même temps, il nous interpelle pour nous montrer que peu de choses différencient l’artiste du Magdalénien de celui d’aujourd’hui. On a en fait du mal à imaginer l’intelligence de l’homme des cavernes dont la durée de vie ne dépassait pas une trentaine d’années mais lorsqu’on a devant soi cette extraordinaire sculpture en miniature qu’est la Vénus de Brassempouy, créée par un artiste du Paléolithique supérieur, on a de quoi être admiratif.
A cet égard, on peut aussi se demander si la sculpture cubiste, née après 1900, a eu un côté vraiment innovant. Il y a quelque chose de magique chez l’artiste des cavernes lequel nous fait perdre dans un dédale de suppositions du fait qu’à la fin du Magdalénien l’art est entré alors dans une longue période de déclin.
Avons-nous eu affaire à une race de surdoués ? Personne ne peut l’affirmer.
Une chose est certaine : les groupes humains ont fini par délaisser leurs cavernes, sanctuaires obscurs mais si protecteurs pour leurs œuvres, pour devenir ensuite des agriculteurs, posséder des troupeaux et voyager. Les symboles ont alors progressivement changé, comme les croyances et les habitudes. Il ne faut pas oublier que tout cela s’est déroulé durant un laps de temps fort long qui se calcule en millénaires et si un long déclin de l’art a eu lieu par la suite, force est de constater que le phénomène n’a pas été unique et qu’il s’est répété bien plus tard, notamment après la chute de l’empire romain. Ce qui nous subjugue et nous étonne, c’est de penser que les hommes des cavernes n’avaient à leur disposition que les symboles auxquels ils faisaient référence et des outils sommairement fabriqués. Ceux-là furent bien obligés de faire appel à leur seule spontanéité alors que les artistes de l’époque romaine ou de la Renaissance, de même que ceux d’aujourd’hui, ont pu tour à tour bénéficier de l’héritage laissé par leurs prédécesseurs. Le sculpteur de la Renaissance s’est largement inspiré des statues antiques, grecques ou romaines, le peintre du XVIIe siècle s’est perfectionné en étudiant les grands maîtres des décennies précédentes. Il en a été de même aux siècles suivants. Les artistes modernes, eux, ont découvert l’art de l’Afrique après 1900 et s’en sont emparé pour mener à bien leur révolution.
Quant à l’Impressionnisme, on aurait tort de prétendre que ce mouvement est né d’emblée avec Monet puisque ce dernier a suivi une voie tracée auparavant par Turner, Delacroix ou Boudin qui de leur côté ont eux-mêmes subi l’influence d’autres peintres. On mesure alors d’autant mieux le mérite des artistes de la préhistoire et avant d’aller plus loin, on peut certainement admettre l’hypothèse que l’art des cavernes, dont le caractère sacré est indéniable, a été réservé à un nombre restreint d’individus. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que les hommes du Magdalénien ont vécu la plupart du temps en petits groupes disséminés dans certaines régions d’Europe, en Mésopotamie, en Afrique, en Asie et même en Amérique Centrale plus de 10.000 ans avant J.-C. alors que les cavernes ont été vraisemblablement des sanctuaires et accessoirement des abris provisoires plutôt que des lieux permanents d’habitation. Peut-on alors croire que dès le début, l’art a été réservé à une élite ? Si on se base sur le nombre des individus qui composaient chaque groupe constitué, si on accepte l’idée que les artistes étaient avant tout des Chamans qui avaient seuls la maîtrise du dessin et le privilège exclusif de pénétrer au fin fond des cavernes, on comprendra peut-être mieux pourquoi ce phénomène d’élitisme s’est perpétué à travers les siècles. L’art a conservé longtemps un caractère sacré durant les périodes du Mésolithique et du Néolithique.
Ce n’est que durant le premier millénaire avant J.-C, tout en étant toutefois encore associé au sacré, qu’il a connu un développement important avec l’exportation à travers le Bassin Méditerranéen de statues et de poteries peintes. Mais en général, les destinataires ont été essentiellement des patriciens. Les objets et statues dévolus aux temples y sont demeurés en permanence et ainsi, ces édifices ont rempli un rôle proche de nos musées actuels.
Mais ce contact avec l’art a créé surtout un commerce qui s’est développé rapidement. De grands centres de production ont vu le jour, notamment à Pergame, à Antioche et à Alexandrie pour ne citer que ces lieux. Les pièces produites se sont vendues cher et les amateurs ont souvent été de grands connaisseurs. Cette situation s’est perpétuée et s’est intensivement développée durant l’hégémonie romaine. A Rome, les marchands d’art ont même été très actifs de même que les faussaires, les escrocs et les spéculateurs. Il est d’ailleurs important de signaler que les premières ventes aux enchères (auctiones en latin) ont été organisées à Rome il y a de cela 2000 ans et que leur cérémonial a été pareil à celui qui préside à une vacation d’aujourd’hui. Quelques siècles plus tard, l’art a été annexé par l’Eglise et par une frange de la noblesse, notamment les chevaliers partis en croisade et qui ont ramené de nombreux trésors de leurs expéditions.
Ce n’est toutefois qu’à partir du XIVe siècle qu’un mouvement significatif s’est dessiné en Italie et en France et que l’œuvre d’art, hors du contexte religieux, a commencé à devenir objet de collection. Vers 1400, les familles royales et les grands seigneurs ont favorisé le commerce des objets d’art, des tableaux, des sculptures et des tapisseries. Les artistes, jusqu’alors considérés comme des artisans, ont fini alors par se grouper en corporations tandis que de moins en moins de peintres ont été recrutés chez les moines et que de plus en plus d’artistes ont commencé enfin à laisser leurs noms à la postérité. Avec les progrès de la navigation, le commerce a pris un essor extraordinaire dans le monde entier et l’art a naturellement profité de ce nouvel élan. Néanmoins, il a mis longtemps à se débarrasser de sa connotation religieuse. Au début du XVe siècle, les miniaturistes se sont mis à flirter avec le maniérisme que les primitifs flamands avaient développé avec l’emploi de couleurs diaprées, d’or et d’argent, tandis que le raffinement des proportions est allé en s’accentuant tout comme la manière de peindre les attitudes et les costumes des personnages. Ainsi que le suggère Erwin Panofsky, il s’est produit alors une modification des rapports entre producteurs et consommateurs d’art. L’Eglise n’a plus été le seul débouché. Il y a eu aussi les rois, les princes et les nobles, et à un niveau inférieur, certains bourgeois qui se sont mis de la partie tandis que les artistes sont sortis de leur anonymat.
Petit à petit, l’Europe a vu le cercle de ses collectionneurs s’agrandir, surtout avec la redécouverte de l’Antiquité suite aux fouilles qui se sont multipliées au début des années 1400. Dès lors, les amateurs d’objets anciens ont augmenté en nombre, tout comme les marchands. C’est donc tout naturellement qu’à partir de la Renaissance, l’art a fait l’affaire des rois pour servir à asseoir leur gloire. En quelques décennies, les cours royales et princières se sont mises à rivaliser entre elles créant une formidable émulation chez les artistes dont certains ont bénéficié des plus hautes protections. On connaît le prestige d’un Léonard de Vinci à Milan puis auprès de François 1er en France, on a pu mesurer l’importance du séjour à Londres de Hans Holbein et on sait quel a été le rayonnement de Raphaël et de Michel-Ange de leur vivant et aux époques qui ont suivi. En fait, l’engouement pour l’art des vieilles aristocraties a trouvé sa source dans la nécessité de s’affirmer face à la montée progressive d’une nouvelle classe protocapitaliste de marchands et de financiers. Dans ce contexte, les meilleurs artistes sont rapidement devenus des personnages adulés dont la réputation a dépassé les frontières de leurs propres pays.
Les premières peintures à l’huile du XVe siècle ont notamment été à la base de profonds bouleversements tout comme l’apparition de l’imprimerie.
A cette époque, ces deux innovations ont contribué à la mise en mouvement d’une fantastique révolution pour l’art.
En moins d’un siècle, les artistes ont évolué vers d’autres dimensions, la plus importante étant probablement la prise de conscience de leur identité propre.
La Renaissance a salué l’avènement de l’homme. Elle ainsi permis aux peintres de se dégager alors des cadres rigides dans lesquels on les avait confinés. Ils ont donc pu s’extérioriser et faire exploser leurs dons. Puis, du sacré, certains sont passés à la représentation de l’homme tout en continuant à se servir d’alibis religieux. On a assisté ensuite à l’éclosion d’un Brueghel qui a influencé les artistes de la fin du XVIe siècle. On a vu aussi Jérôme Bosch jongler avec la folie et l’enfer, cet initiateur de la peinture fantastique devenant un des artistes favoris de Philippe II d’Espagne, roi épris de conquêtes et collectionneur passionné à ses heures perdues. C’est surtout au XVIIe siècle que de grands bouleversement ont eu lieu. Les rois et les princes ont collectionné de plus en plus d’œuvres d’art tels Charles Ier en Angleterre, Louis XIII et Louis XIV en France et les Habsbourg notamment. La manie de collectionner s’est développée également au sein des populations. Rien qu’en France, on a compté plus de mille collectionneurs mais les plus grands acheteurs sont restés situés au plus haut niveau de la noblesse. Richelieu a ainsi contribué à étoffer les collections royales tout comme Mazarin, son successeur. Louis XIV a été un collectionneur boulimique mais aussi formidablement avisé puisque ses achats ont servi au rayonnement de sa gloire;
C’est également au XVIIe siècle que la pratique des donations en faveur du roi est devenue une habitude et on n’a guère de peine à imaginer que celles-ci ont été faites souvent pour satisfaire son bon plaisir. On sait comment le roi s’est permis même de faire main basse sur les collections de son surintendant Fouquet qui a eu un jour le malheur de lui déplaire. D’autre part, les ambassadeurs du roi à l’étranger ont eu notamment pour mission d’envoyer en France des antiquités et des objets rares pour accroître les collections royales. La circulation des œuvres d’art est devenue alors de plus en plus importante parmi les collectionneurs tandis que le commerce des tableaux et des objets destinés à des petits amateurs s’est développé sur une plus grande échelle, principalement aux Pays-Bas qui, libérés de la domination espagnole, sont devenus le berceau de la tolérance en Europe. C’est ainsi qu’un peintre comme Rembrandt s’est permis des audaces en allant à contre-courant des modes. C’est aussi à partir du XVIIe siècle que de nombreux artistes sont devenus de grands collectionneurs. Jean Steen, Rembrandt, et avant eux Rubens, ont amassé des quantités impressionnantes de tableaux, sculptures et objets d’art allant jusqu’à payer des prix exorbitants pour assouvir leur passion. Rembrandt, qui a osé se mettre à dos la riche bourgeoisie d’Amsterdam en ne respectant pas les désirs de ses représentants les plus influents, a vu ses collections fondre au fil des saisies avant de finir sa vie définitivement ruiné.
Il n’en est pas moins resté que les monarques, les gens d’église et les nobles n’ont enfin plus été les seuls à s’arroger le droit de se constituer des collections en Europe. Avec l’accroissement du commerce et l’apparition des premiers journaux, les artistes ont reçu des nouvelles de toutes les capitales.
Ils ont donc pu s’informer et acquérir les œuvres de confrères étrangers. A la fin du XVIe siècle, les cabinets d’amateurs se sont mis à pulluler. A ce moment là, l’art a trouvé un terrain fertile d’expansion en Europe. Mais faire pareil constat ne suffirait pas pour comprendre que l’art n’a pas attendu l’époque de la Renaissance pour commencer à s’affirmer. Il serait également trop simple de nous satisfaire de son seul caractère sacré durant l’Antiquité. Le sacré a certes été à l’honneur chez les Grecs mais les dignitaires et les praticiens ont déjà eu un penchant affirmé pour l’art tant pour la décoration de leurs demeures ou pour le style de leurs meubles et des peintures ornant les murs de celles-ci. Les Grecs ont présenté leurs statues ailleurs que dans les temples et ceux qui ont joui d’une position sociale élevée ont eu des goûts extrêmement raffinés quand il s’est agi de se créer un environnement où l’art a tenu une place de choix.
Et l’art n’a pas été absent de leurs attributs militaires comme le prouvent ces casques, ces armures, ces boucliers richement décorés qui sont autant de chefs d’œuvre artistiques qu’on peut admirer aujourd’hui dans de nombreux musées à travers le monde.
Les dieux, les héros de la mythologie ont été présents dans la vie de tous les jours à travers des statues ou représentés en peinture sur des poteries ou des fresques murales. Pline a dit que pour les Grecs l’art était un des sentiers de la gloire et les gens les plus riches n’ont pas hésité à faire appel à des artistes pour avoir chez eux leur propre effigie ou statue tandis que le goût de la possession s’est amplifié à travers tout le bassin méditerranéen où les échanges commerciaux se sont multipliés au fil des siècles. D’ailleurs, des villes comme Herculanum ou Pompéi, enfouies sous les cendres du Vésuve après une éruption du volcan en l’an 79 après J.-C, témoignent aujourd’hui du remarquable développement de l’art durant la Rome antique. Mais cela nous amène à nous poser une nouvelle question, à savoir pourquoi il y a eu un déclin de l’art dès la fin du IVe siècle de notre ère. Ne serait ce pas le monothéisme qui aurait été responsable de ce déclin puisque les statues ont été mises à bas au nom de la religion ? On ne peut aussi nier le fait que les Barbares, en profitant du déclin de Rome, ont accéléré ce phénomène de régression dans toute l’Europe. Dès lors, l’art n’a pu s’exprimer que dans le périmètre de l’Eglise et s’est retrouvé marqué du seul sceau de cette religion triomphante. Ailleurs pourtant, et notamment en Asie, l’art a connu un développement quelque peu différent quoiqu’il ait eu encore des connotations religieuses.
C’est surtout en Chine qu’il s’est déplacé vers d’autres sphères et particulièrement au niveau de la vie courante mais l’essentiel ici ne réside toutefois pas dans une longue énumération de faits, ni dans une analyse approfondie de l’importance de l’art dans l’évolution des sociétés à travers les siècles. Il est avant tout question ici de mettre en évidence le fait qu’un quidam se soit plu un jour à vouloir acheter une statue ou un objet pour son plaisir et que cette démarche a été le point de départ de nouveaux comportements. A partir du moment où les actes d’achat se sont concrétisés, une notion de commerce, née certainement du désir de posséder, a pris enfin corps. C’est au temps de la Grèce antique que le commerce de l’art a pris véritablement naissance et que les artistes ont vu leur réputation enfin dépasser les limites de leurs villages ou de leurs régions. Le peintre Zeuxis a eu notamment une idée précise de l’étendue de son talent au point d’affirmer que ses peintures n’avaient pas de prix… Néanmoins, et inexplicablement, l’histoire a plus retenu les noms des décorateurs de coupes, hydries ou amphores qui ont signé leurs œuvres que ceux des artistes, peintres ou sculpteurs, qui ont produit les merveilles qui font l’orgueil de nombreux musées. Pour en revenir au commerce, un esprit tatillon trouvera peut-être quelque trace plus ancienne du côté de la Méditerranée (on a bien retrouvé des objets sumériens en Egypte et des œuvres d’art égyptiennes du côté des îles grecques où elles parvinrent dès l’an 1500 avant J.-C).
Mais si on veut évoquer l’existence d’échanges fréquents, ce sont vraiment les Grecs qui ont eu droit à la palme. Dès 450 avant J.-C, des œuvres d’art ont été vendues sur certains marchés à Athènes et à cette époque, de nombreux objets et statues ont déjà été exportées vers l’Etrurie et les pays celtes. En 264 avant J.-C, les Romains ont apporté de Volsinies à Rome un nombre important de statues étrusques en bronze tandis que dans de nombreux centres d’art grecs on a vendu des copies des statues des dieux et de sculptures religieuses. Vers 146 avant J.-C, les Romains ont emporté de nombreuses statues de Corinthe et en l’an 20 avant J.-C, des centaines de statues ont été expédiées de Rome dans les provinces d’Espagne, de Gaule, de Germanie et de Bretagne.
En l’an 50, les collectionneurs à Rome ont payé des statues grecques au poids de l’or à des marchands qui occupaient tout un quartier de la ville. Dès le Ier siècle de notre ère, des cargaisons d’objets d’art sont arrivées en masse à Rome en provenance de Grèce. Moins de cent ans plus tard, on a acheté couramment à Rome des objets fabriqués en Asie. Ces échanges se sont ainsi poursuivis jusqu’au déclin de l’empire romain. Du Ve au VIIIe siècle, Byzance a été la seule plaque tournante du négoce de l’art entre l’Orient et l’Occident mais durant les cinq siècles qui ont suivi le commerce est devenu presque inexistant.
Il a fallu attendre la fin du Moyen Age et le début de la Renaissance, avec ce formidable épanouissement artistique, pour voir les échanges d’objets d’art se libérer de leur très longue hibernation. Dès lors, les rois, les princes et les grandes familles nobles ont constitué des collections alors que tout naturellement des marchands se sont manifestés autour d’eux. En 1450, une demande s’est manifestée pour les œuvres de peintres flamands lesquels avaient jusque là surtout travaillé sur commande. On a commencé alors à vendre des peintures dans des foires à Anvers, en Hollande et aussi en Italie. Peu avant 1500, des négociants en œuvres d’art sont devenus actifs à travers l’Europe et certains artistes ont pu enfin vivre confortablement de leur travail. Durant la première moitié du XVIe siècle, les ventes d’objets d’art et de tableaux se sont généralisées sous l’impulsion des collectionneurs qui sont devenus de plus en plus nombreux. Déjà en 1550, les prix des bons tableaux en France ont été quatre fois plus élevés qu’à Florence… Dès le début du XVIIe siècle, la demande pour les objets d’art s’est amplifiée et on a vu apparaître des négociants qui ont ajouté les objets d’art à la liste des produits qu’ils vendaient, notamment dans les Flandres, les Pays-Bas, la France, l’Angleterre ou l’Italie. Il est aussi utile de rappeler que les ventes aux enchères longtemps pratiquées à Rome (vers 40 après J.-C l’empereur Caligula mit en vente sa collection d’objets d’art en dirigeant lui-même la vacation), ont refait surface au XVIe siècle.
Un peu plus tard, la vente des collections du roi Charles Ier d’Angleterre en 1641 a été un véritable événement (Mazarin a été d’ailleurs un des principaux acheteurs) mais le marché est resté cependant un domaine encore fermé. Les échanges ont continué de s’effectuer entre grands collectionneurs tandis que le commerce des antiquités et des tableaux de bons petits maîtres a été tenu, notamment à Paris, par les marchands merciers. A un niveau inférieur, ont émergé les brocanteurs, les colporteurs et les prêteurs sur gages. Vers 1650, le prix d’un tableau de dimensions moyennes de David Téniers ou de Van Goyen était de 15 florins, soit dix fois le prix d’un kilo de sucre ou quinze fois le salaire journalier d’un maître maçon (prix moyen d’un Téniers ou d’un Van Goyen actuellement : 500.000 euros…) Toujours en 1650, des petites collections de tableaux ont essaimé dans toutes les classes sociales de Hollande, un pays où de nombreux artisans ont alors placé leurs économies dans des œuvres d’art. D’autre part, les peintres ont été de plus en plus nombreux à travailler sous contrat avec des marchands dont certains ont alors ouvert des succursales en France, en Espagne, en Autriche ou en Italie. En 1660, Rembrandt, ruiné, s’est fait marchand d’art pour survivre. A la même époque, des tableaux se sont vendus en France avec des certificats d’authenticité tandis que le marché a déjà été sujet à de brusques variations de prix. Après avoir baissé sensiblement en 1670, ceux-ci ont grimpé follement cinq ans plus tard.
En 1683, l’Ashmolean à Oxford est devenu le premier musée public d’Angleterre tandis que quelques années plus tard, un annuaire des arts mentionnant les noms des marchands d’art a été publié pour la première fois à Paris. Au début du XVIIIe siècle, le négoce de l’art s’est développé prodigieusement pour atteindre une nouvelle portée avec ces nobles anglais qui se sont fait un devoir d’accomplir le Grand Tour une fois obligatoirement dans leur vie en visitant l’Italie et la Grèce. Ceux-ci ont ramené de leurs voyages qui des tableaux, qui des sculptures, qui des objets rares. Le ton a ainsi été donné mais rappelons que deux siècles plus tôt, les échanges entre l’Asie et l’Europe s’étaient déjà considérablement affermis et que tout un réseau s’était créé progressivement, s’accompagnant de nouvelles habitudes commerciales. C’est en 1718 que François-Edmé Gersaint a ouvert sa boutique de marchand mercier sur le pont Notre-Dame et dans sa foulée, de nombreux négociants se sont installés pendant la Régence, période durant laquelle les prix pour l’art n’ont cessé de monter. Au milieu du XVIIIe siècle, de grosses maisons de ventes aux enchères ont vu le jour à Londres (Sotheby’s en 1744, Christie’s en 1766) organisant des vacations avec des catalogues très documentés tandis que le nombre des acheteurs s’est étoffé encore plus. Les collectionneurs sont dès lors devenus de plus en plus pointus dans leurs choix et la publication d’ouvrages sur les peintres et sur les arts a contribué à développer les connaissances de ces derniers.
Vers 1750, les prix des objets d’art ont été encore plus conséquents avec l’accroissement du nombre des marchands qui se sont transformés en véritables experts. Ainsi, un professionnel de l’art comme Lazare Duvaux a réalisé un chiffre d’affaires annuel d’environ 275 millions de francs 1998 entre 1748 et 1758. C’est également à cette époque que les spéculateurs se sont manifestés dans toute l’Europe où les ventes d’art ont surtout eu lieu dans les capitales.
Toutefois, leur influence n’a eu qu’une portée limitée sur le marché. En 1754, le roi de Pologne Auguste III, qui s’était déjà signalé par des achats mémorables, a fait encore parler de lui en s’offrant la Madonne Sixtine de Raphaël au prix le plus élevé jamais atteint pour un tableau. En 1759, le British Museum a été inauguré à Londres. Quelques mois plus tard, la maison Colnaghi, aujourd’hui la plus ancienne connue au monde, a été fondée dans la capitale anglaise tandis qu’à Paris, les prix pour les peintures contemporaines ont atteint de nouveaux sommets. En 1768, la vente de la collection de Louis-Jean Gaignat, secrétaire du roi, a eu un énorme retentissement et en même temps, la ville de Paris est devenue le centre le plus important du commerce international des œuvres d’art. Au début de la Révolution française, les transactions ont connu un essor sans précédent avec l’apparition d’une nouvelle clientèle issue de la bourgeoisie.
Mais les révolutionnaires ont ensuite commis une bourde monumentale en se débarrassant d’une énorme quantité de meubles, tableaux et objets d’art qui se trouvaient dans les collections royales et chez les nobles considérés comme ennemis de la Révolution. Les ventes du château de Versailles, organisées sur l’ordre de la Convention, ont concerné plus de 17.000 numéros et les acheteurs ont été essentiellement des Anglais. Elles ont duré du 25 août 1793 au 19 août 1794… Une part importante du patrimoine de la France s’en est allée ainsi à l’étranger mais les ventes qui ont eu lieu en masse à travers le territoire ont fini par déstabiliser le marché en raison du nombre incroyable d’œuvres dispersées. A la suite de quoi, Londres a ravi à Paris la place de premier centre du commerce de l’art dans le monde. Dès la fin du XVIIIe siècle, de nombreux musées ont été créés en Europe tandis qu’en France, Napoléon a montré un vif intérêt pour les arts mais à cause des guerres qu’il a menées, le commerce a marqué le pas. A partir de 1810, d’importantes collections privées ont vu néanmoins le jour, probablement parce que les œuvres ont été proposées en grandes quantités sur le marché et ce, à des prix en baisse. Ce n’est en 1830 que l’art ancien a fait un retour en grâce et qu’enfin les marchands se sont spécialisés dans l’ancien ou dans des œuvres contemporaines. Les collectionneurs sont devenus alors très actifs, amassant de nombreuses pièces lesquelles sont ensuite allé enrichir les collections des musées après leur mort.
L’avènement de la bourgeoisie au XIXe siècle a suscité tout naturellement de nouveaux débouchés. Les salons de peinture, ou encore les diverses expositions universelles, ont contribué à donner plus de consistance à la renommée des artistes. En 1850, le marché de l’art a subitement attiré de riches amateurs qui ont donné un nouvel essor à son développement. Durant le dernier quart du XIXe siècle, on a enfin vu le commerce de l’art changer d’orientation et prendre plus d’importance avec l’apparition de marchands découvreurs. Jusqu’alors, en dehors de quelques rares maisons importantes, comme celle de Gersaint au XVIIIe siècle, on en était resté à l’image caricaturale du petit boutiquier vendant un peu n’importe quoi ou à celle du marchand de couleurs pour artistes qui proposait également à la vente des gravures ou des tableaux. La création de musées à servi à mettre l’art à la portée d’un plus grand nombre mais seuls les nantis ont eu vraiment la possibilité d’acheter de grosses pièces. Après la guerre de 1870 et avec les nouveaux riches enfantés par la révolution industrielle, on a abordé le domaine de l’art avec d’autres motivations alors que les rois protecteurs ont presque tous disparu, que certains nobles ont subi des revers de fortune et que surtout les mœurs ont commencé à changer. A partir de 1880, une nouvelle race de marchands s’est progressivement imposée et ceux-ci ont trouvé matière à développer leurs activités grâce à une forte demande venue des Etats-Unis, pays neuf dont l’élite a eu soif de culture.
L’Amérique a été en fait un pays en pleine mutation après avoir pansé les plaies de la sanglante guerre de sécession. Certains de ceux qui sont devenus riches en peu de temps se sont jetés avidement sur les trésors artistiques de la vieille Europe pour s’offrir un souvenir du passé des pays de leurs ancêtres.
Le ton a ainsi été donné. En France, des marchands comme Durand-Ruel, Goupil, Wildenstein puis Vollard, Kahnweiler et les frères Bernheim ont donné un nouvel élan au marché de l’art. A travers leurs initiatives, l’Impressionnisme a trouvé enfin des débouchés intéressants. Les acheteurs ont été en majorité des Américains qui ont manifesté leur intérêt pour l’art durant les premières années de la seconde moitié du XIXe siècle comme W. T. Walter, fondateur de l’Atlantic Coast Line Railroad, qui a été un des premiers à collectionner des tableaux de Delacroix et de Corot ainsi qu’une impressionnante quantité de bronzes de Barye. Ces Américains n’ont pas été conditionnés par les critères ou les préceptes rigides imposés alors en Europe et n’ont pas fait grand cas de l’opinion des critiques. Les expositions des Impressionnistes en France ont déclenché d’emblée sarcasmes et huées. Les Américains, eux, ont été bien loin de tout cela et ont acheté parce qu’ils ont eu un œil neuf, qu’ils ne se sont pas posé trop de questions et surtout parce que le l’esprit d’entreprise de certains marchands français les a séduits. Ces Américains ont eu la mentalité conquérante des pionniers, les Français ont pataugé dans un conservatisme décadent.
A lire les journaux et les revues des années 1870-1900, on comprend mieux pourquoi les Impressionnistes et d’autres artistes ayant tourné le dos à l’art officiel ont été cloués au pilori. C’est tout juste si ces gens n’ont pas représenté l’anti-France. Lorsque les Impressionnistes ont commencé à valoir cher, ce même Degas s’est insurgé contre la hausse des prix qui selon lui allait engendrer une spéculation néfaste. Néanmoins, dès la fin du XIXe siècle, c’est un véritable marché qui a commencé à s’instaurer à l’échelle mondiale, au grand dam de certains marchands qui ont persisté à prétendre n’avoir vendu des tableaux ou des objets que par amour de l’art. Il aurait été plus honnête de leur part d’avouer qu’ils ont travaillé aussi et principalement pour faire de l’argent… Le marché s’est développé de plus en plus lorsque des marchands comme Durand-Ruel ont organisé des expositions-ventes dans leurs galeries en fournissant des catalogues à leurs clients. En outre, ces marchands se sont liés aux artistes par des contrats d’exclusivité et ont pu enfin trouver des appuis financiers auprès des banques tout en développant un réseau international de ventes. Plusieurs dynasties de marchands se sont créées telles celles des Seligmann, des Brame, des Bernheim ou des Wildenstein qui ont trouvé un formidable débouché aux Etats-Unis. Parallèlement, des collectionneurs se sont intéressés à des peintres ignorés du grand public.
Choquet a acheté des Renoir, des Cézanne ou des Caillebotte, comme Camondo, Havemeyer, Gertrude Stein ou encore des amateurs russes comme Morosov ou Schtchoukine. Les structures de l’actuel marché de l’art ont été ainsi mises en place dès le premier tiers du XXe siècle, avec le développement accéléré des transactions concernant l’art moderne et contemporain lesquelles ont pris encore plus d’importance après la Seconde Guerre Mondiale lorsque les peintres américains ont commencé à se faire connaître. Le boom économique enregistré dans les pays occidentaux dans les années 1950-1970 n’a pas été étranger à ce développement du marché qui n’a été que passagèrement freiné par la crise de 1974-1980. Celle qui est survenue au début de 1991, en faisant suite à une folle période de spéculation sur les tableaux et les objets d’art et surtout à une crise économique mondiale, aura peut-être été mise à profit pour consolider les structures du marché. De toute évidence, d’importants changements sont inévitablement apparus au début de notre XXIe siècle.