Le tango est une pensée triste…
Le corps et le cœur battants, pousser la porte lourde et descendre l’escalier lentement, entre retenue, timidité, et affirmation d’un style…, le tango est cinématographique, il impose l’ambiance…
S’être préparé longuement, avoir soigné sa tenue, ici c’est nécessaire : souliers vernis, pantalon et chemise parfaitement repassés, de couleurs noires, forcément…, la touche de couleur, rouge de préférence, sera laissée aux femmes…, on imagine les dessous de soie, pour elles aussi, le tango est sexuel, il aime les codes.
Visage rasé de près et cheveux gominés, parfumé et poudré, le foulard noué sur le col…, la distinction recherchée, décrétée, en hommage : il faut témoigner du respect pour soi, ceux qui vous ont précédé et ceux qui vous suivront…, le tango est élégant et respectueux.
Vouloir défier les habitués sur leur territoire et leur érudition…, notes saccadées et danses syncopées, il faut plus que de la technique pourtant, il faut le cérémonial et l’acquisition presque viscérale du rythme…, le tango est intimidant et exigeant.
Il y aurait tant d’autres choses encore à relever et des adjectifs de prestige à égrener : séducteur, envoûtant, fier, noble, organique…
Un espace à peine éclairé…, une musique vibrante…, vivante…, une danse qui n’est que passion !
Le tango argentin est une danse pour les amants…, est-ce vraiment une danse d’ailleurs ?
C’est plutôt un préliminaire à part entière…, jeux de séduction…, jeux de caresses qui n’en sont pas vraiment…, jeux de désirs et d’attentes…, une sensualité exacerbée…
Cette danse met en transe quand on voit évoluer les danseurs, les danseuses…, magnifiques…, évoluant sur une musique qui semble venue du plus profond des corps…, se mettant en connexion directe avec les tripes…
Elle est là…, superbe…, un corps d’un temps ancien, qu’elle rejette de toutes ses forces…, des yeux dont je ne sais définir la couleur…, mélange de vert, marron et un peu de doré peut-être…, des cheveux mi-long, châtain clair…, des lèvres parfaites qui donnent envie de les mordiller…
Et surtout ce regard qu’on remarque…, tout se situe en fait dans son regard…, chaviré…, un peu ailleurs…, habité…, voilà le terme…, habité…
Sa chevelure est laissée libre sur ces épaules, contrastant avec les autres danseuses qui ont toutes nouées leurs chevelures en un chignon bas…, serrées sur leur nuque…, gominées comme les hommes afin qu’aucune mèche ne vienne troubler le visage…, avec un fleur rouge sur l’oreille…, elle a choisi d’être elle-même, de ne jouer aucun rôle…, de laisser cette danse mystique la prendre et la transfigurer…, car elle sait…, on le lit dans son regard…, que la danse va prendre le pas sur ses émotions…, car elle sait que la danse va la délivrer d’un carcan…, elle sait que la danse va la prendre et la libérer…, pour de longues minutes éphémères…, libératrices…
De larges anneaux pendent effrontément à ses oreilles…, ses bras et son dos sont nus, sa longue robe est rouge, parfaitement moulante…, révélant de longues jambes…, mettant en valeur ses formes…
Là encore…, elle se fait plaisir, sacrifiée…, elle aurait pu aussi bien évoluer nue !
Quand elle danse le tango…, elle se sent belle et désirable…, sexy…, même si dans la vie elle se considère petite souris grise…
Si elle savait…, si elle savait… et elle le sait qu’à ce moment elle resplendit…, elle rayonne…, sans prendre peur du pouvoir qu’elle détient là…, pleinement conscience…, car elle est superbe et fait battre les cœurs…, monter la tension…, provoquant une flambée de désir…, en mesurant l’étendue avec une perversité non feinte…
Quand elle danse…, elle danse pour elle… et seulement pour elle…, se rendant encore plus belle…, contrairement aux autres couples venus là, aussi…
Elle danse pour s’en jeter plein la vue à elle…, elle veut se dépasser elle…, illuminée de l’intérieur par les premières mesures…, dans l’attente du premier pas…
Les frissons qu’on peut apercevoir sur la chair de ses bras nus…, attente…, elle est magnifique dans l’attente…
Et son partenaire n’en est pas insensible…, cela se voit, se ressent…, pourtant c’est à peine perceptible…, un doigt qui frémit contre le dos de la belle…, son regard qui accroche alors, comme si elle allait le dévorer…
Comment fait-il pour ne pas se pencher vers ses lèvres pour les embrasser ?
Comment fait-il pour ne pas ramener encore plus son corps contre le sien ?
Ce n’est que le début…, que les prémices de la transformation de la chenille en papillon…, la recherche de la femme tango, de sa femme tango…, pas la seule, mais l’unique, forcément…., la recherche de son tango…, le sien, le sien propre…, l’unique tango qui est intimement sien…
Parce qu’à chacun son tango…, simplement…, tout simplement libre…, libre comme l’air…, à peine la soie de sa robe a-t-elle effleuré sa peau, que déjà s’empare d’elle une pointe d’excitation…, un soupçon de rébellion…, on peut voir s’opérer la magie quand la danse commence enfin…, plus rien ne semble important…, plus rien ne semble exister même…, elle n’existe que pour le rythme de la musique…, pour les pas…, son corps qui n’obéit plus qu’à la musique…, elle est emplie par la musique dans chaque cellule de son corps…, les yeux clos, elle se ne semble pas devoir se concentrer sur les pas…, sur la direction donnée par son partenaire…, enfin elle peut se laisser guider…, enfin elle peut même se reposer dans les bras de quelqu’un…, elle doit lui faire confiance…, se donner…, enfin…
Elle laisse la danse prendre le contrôle et a l’impression d’être autre en elle…, enfin elle…, une femme qui peut vivre sa vie avec confiance…, sans redouter quoi que ce soit…, éprouver des sentiments sans conséquences…
On peut lire dans ses yeux le désir… l’envahir…, une sexualité féline…, chaque courbe de son corps incitant aux désirs…, aux plaisirs…, que de promesses !
Il brûle dans leurs yeux un désir à l’état brut…, comment font-ils pour continuer à se livrer à ces brûlants préliminaires sans se sauter dessus ?
Son regard métamorphose…, son regard livre la soif et la faim animale que son corps habite…, la rendant encore plus sensuelle…, plus féline…, ses mouvements encore plus empreints de sensualité…, de lenteur…, elle est une liane entourant son partenaire…, elle est un serpent !
Elle est au paroxysme de la beauté…, la musique semble ne jamais devoir finir…, les entraînant encore et encore…, les accords semblent déchirer l’air dans une mélodie plus mélancolique…, racontant les larmes versées par l’héroïne sur son amant qui l’a abandonnée…
Cette musique raconte que l’héroïne est assise dans l’obscurité… et que la nuit elle s’endort avec la porte ouverte, car cela lui permet d’imaginer qu’il viendra enfin la rejoindre…
C’est la danse du désir…, mais aussi de l’amour douloureux…, déchirant…, danse, musique, poésie, idées noires, pensées roses ou tristes, nostalgiques…, le tango est la recherche ultime, celle de l’instant, unique.
Le Tango est une pensée triste qui se danse…, mais aussi un régal des yeux…, une sensualité qui attire l’œil au premier regard…, une ronde infinie…, tout semble au ralenti…, tout semble en suspens…, tout semble ne devoir vivre et vibrer que pour le couple là…
Dansent-ils vraiment d’ailleurs…, ou font-ils l’amour devant nous ?
Entre les deux partenaires flotte une incroyable alchimie…mais il doit y avoir aussi autre chose…, mais quoi, pour que cela rend cette danse si particulière ?
Sa jambe sur la hanche de son partenaire…, la main de l’homme qui soutient sa cuisse dénudée…, qui caresse au passage la chair…, d’ailleurs ne l’ai-je pas rêvée cette caresse ?
Tellement voulue…, tellement souhaitée…, pourtant le regard sombre de la belle semble me donner raison… et les revoilà tournoyant…, un sourire à peine dessiné à faire pâlir de jalousie Mona Lisa..
Elle semble avoir l’âme emmêlée…, comme des restes de rêves…, comme si elle avait cherché quelque chose un jour…, et qu’elle ne l’aurait pas trouvé !
Belle…, elle est belle…, là à cette instant…, son visage transfiguré par le désir…, sexuelle…, désir de vivre…, d’être elle pleinement…
Les derniers accords de musique…, une telle tristesse…, elle reprend contact avec la réalité…, la carapace semble se reconstruire peu à peu autour d’elle…, une tristesse qui reprend tout doucement ses droits…, qui tout doucement reprend possession de son corps… et de son cœur…
Même son partenaire semble le percevoir…, car il s’écarte d’elle…, on le dirait déçu…
Petite souris grise déguisée en femme fatale…, une usurpatrice d’identité…, voilà !
Elle me regarde…, avec timidité…, avec crainte… et je lui souris, je la regarde avec sans doute de l’extase dans les yeux, là…, à l’instant…, je la vois moi, cette femme magnifique…, n’attendant que les prochaines mesures d’un autre tango ou des bras l’entoureront pour la faire vibrer et renaître…, des bras qu’elle ne semble pas avoir trouvé…, des bras qui l’aideront à devenir elle…
Ces bras seraient-ils les miens ?
À l’instant…, je le pense…, mais déjà elle tourne les talons et s’en va…
Et je ne ferais pas le geste que j’attends et qu’elle attend peut-être…
Je la laisse partir…, sans esquisser un seul geste…
Tango…