Dernièrement, je me trouvais avec un faux-ami (mais vrai faux-cul) dans une salle de ventes.
Il tournait autour d’une pirogue eskimo de 4 m 50 de long.
L’ami ne pouvait l’acquérir, sinon sa compagne se cassait.
Lui-même se tâtait.
– “C’est pour toi l’accrocher au plafond, peut-être ?”…
– “Mais j’ai en même temps l’envie d’acheter un confessionnal”…, m’avoua-t-il.
Et finalement, il n’a acheté ni l’une (pirogue) ni l’autre (confessionnal), seulement quelques autres objets.
– “Une pirogue c’est un objet de rêve, qui prolonge le rêve”… m’affirma-t-il… : “Pour moi, la collection, c’est un moyen de prolonger le voyage. J’étais au Togo, en taxi-brousse, quand j’ai lu Ultima Thulé, de Jean Malaurie. Ça m’a rafraîchit sans doute. Et j’ai été intéressé par les Eskimos, d’ou la pirogue”…
– “Un confessionnal, pour confesser tes manies, tes péchés ?”…
– “Il en aurait fallu un bien plus grand, car je suis dans une crise mystique, pour les objets, j’ai toutefois acquis une série d’ostensoirs, des mains de lecture pour la Torah, un moulin à hosties”…
C’est un collectionneur curieux.
Il est capable d’acheter un objet dont il n’a aucun besoin… et de commencer ainsi une collection.
Mais il est tout aussi capable de se séparer de certaines collections…, mais pas de l’art tribal, bien sûr, afin de faire de la place pour la nouvelle.
– “C’est compulsif”…, admit-il… : “Je vis pour le moment une phase : cage à grillons…. Je suis le premier collectionneur officiellement reconnu de cages à grillons”…
– “Hier, c’étaient les objets de culte, demain les outils !”…
– “Si tu n’es pas sensible à la beauté des outils, tu ne l’es pas à celle du monde…, après-demain je trouverai encore d’autres choses”…
Chez lui, c’est organisé.
Il est maniaque, tout est placé au millimètre près.
Toutes les collections ne présentent pas cet aspect.
Il y a les entasseurs, qui collectionnent n’importe quoi et accumulent, qui conservent même les moutons de poussière dans des bocaux.
Il y a les esthètes, qui construisent de belles armoires pour montrer leurs souliers de bambins coulés dans le bronze.
Il y a les surréalistes, qui jouent la confrontation entre un crucifix et une figurine tribale en érection ou entre un masque du Cameroun, un cimier de Guinée-Bissau, des statues catholiques, des massues océaniennes et des tableaux contemporains.
Il y a les monomaniaques, qui ne s’adonnent qu’à l’art érotique ou à la prostitution.
Il y a les envahisseurs, qui tapissent les toilettes, la salle de bain, les chambres, les halls et les couloirs et entassent sur chaque coin de table.
Tous des malades !
– “D’après mon entourage, mes femmes, mes enfants, mes amis, mon architecte et mes banquiers : oui”…
– “Dans cette collectionnite, force m’est de reprendre une sentence de psy : Le collectionneur revient au stade anal de la sexualité infantile, avec sublimation du désir sexuel et besoin de contrôle comme la réassurance ! Réaction du patient ?”…
– “J’accepte parfaitement d’être labélisé comme ça ! Ça me permet de réfléchir à ma propre manie, à ma manie, à mes petites fêlures et d’en rire”…
Je lui ai alors proposé d’aller déjeuner dans un super petit restaurant, histoire de nous changer les idées…
Quelle surprise de nous retrouver assis à coté de Philippe Starck, le célèbre designer français…
Il ne fallut pas longtemps pour sympathiser et pour converser comme si nous nous connaissions depuis toujours…
– “Je cite toujours mon petit exemple du client qui a demandé un bateau et qui se trouve très satisfait des conseils du designer qui lui recommande d’essayer la nage et lui en fait redécouvrir les plaisirs”, m’a péroré Philippe Starck venu s’installer à coté de moi…
– “Le banquier russe Andreï Melnichenko, 172e fortune mondiale selon Forbes, qui voulait offrir un yacht à sa femme, une ex-miss Yougoslavie, ne s’est apparemment pas montré très sensible au charme de ma suggestion. La mort dans l’âme, je me suis donc résolu à lui concevoir un palace flottant de 119 mètres de long, équipé d’une plate-forme d’hélicoptère, d’un lit conjugal rotatif, d’un Jacuzzi en plein air, de six suites modulables et d’une piscine dont le fond transparent sert de toit à la discothèque. Paris Match, le 24 juillet 2008, a photographié sous toutes les coutures mon concentré de sobriété, dont je vante la discrétion. J’estime avoir au moins créé l’antithèse de tous ces yachts vulgaires qui ont pour seul objectif de montrer puissance et argent. Le sien affiche la seule élégance de l’intelligence, l’élégance du minimum, il est « en harmonie avec la nature” !
Bienheureux Starck.
Il vit dans un monde merveilleux.
Lui qui se définit comme un vieux baba n’a que le mot “amour” à la bouche.
Lorsqu’il était directeur artistique de Thomson Multimédia, il inventa ce slogan : “Thomson, de la technologie à l’amour”.
Il ne passe pas des contrats avec des clients, il tombe amoureux de gens extraordinaires car : “Pour avoir de beaux enfants, il faut que les parents soient amoureux”.
Ainsi, il voit en Andreï Melnichenko non pas un banal milliardaire, mais un : “génie russe des mathématiques”.
Quant à l’homme d’affaires Alexandre Allard, qui lui a confié la rénovation du Royal Monceau, le palace parisien dans lequel il a investi 400 millions d’euros avec l’aide d’un fonds qatari, c’est : “une personne d’une intelligence, d’une humanité et d’une énergie hors du commun, un grand visionnaire”
Mais attention, qu’on ne s’y trompe pas si on le voit parfois… et même un peu tout le temps, en fait…, frayer avec la jet-set et les industriels du luxe : même s’il ne peut résister aux flots de bonté et d’intelligence qui irradient de ce milieu, son grand truc à lui, au fond, c’est le design démocratique !
– “J’ai créé des motos, des yatchs, mais en général je ne fais que des réalisations qui traitent des grandes visions publiques”...
– “Vous avez des exemples de cette quête passionnée du bien commun ?”…
– “L’un de mes derniers produits, est une éolienne individuelle à fixer sur le toit…/…”…
– “Devinette : le mot important est-il ici “éolienne” ou “individuelle” ?”…
– “…/…Ou encore un hôtel très peu cher, conçu avec Serge Trigano et l’architecte Roland Castro, inauguré dans l’Est parisien. Il comporte des parties communes comme de grands lofts, ou des will-be, c’est-à-dire que les jeunes gens en devenir, les étudiants, les artistes, peuvent y venir user le fond de leurs jeans troués à 200 euros… Je prépare aussi, avec Virgin Galactic, des voyages spatiaux”… !
– “Un caprice hyperpolluant pour riches blasés ?”…
– “Pas du tout ! En voyant la Terre de l’espace et en passant, par exemple, au-dessus de l’Amazonie déboisée, les voyageurs intégreront immédiatement les enjeux écologiques. C’est une machine à produire de la conscience écologique”… !.
– “Comment s’étonner que le monde entier envie à la France votre esprit aussi brillant ?”…
A 59 ans, l’homme est partout, par exemple, il prépare le lancement de sa propre émission de télé-réalité, “Philippe Starck’s School of Design”, sur la chaîne anglaise BBC 2…, il a même dessiné une pièce de 2 euros à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne.
– “Que diriez-vous à un jeune pour le convaincre d’adhérer au projet européen ?”…
– “Qu’il n’a pas le choix… Ahahahahahahahah ! Les eurosceptiques sont des gens qui ne savent pas, qui sont mal informés, qui n’ont pas voyagé, qui ne font pas du commerce international. Ils n’ont pas compris les enjeux”…
– “Votre fausse modestie n’a d’égale que votre vraie mégalomanie, n’est-il pas ?”…
– “Je ne suis qu’un petit designer de cadeaux de Noël…, ahahahahahahah !”…
– “Lorsque vous avez épousé en quatrièmes noces une attachée de presse du géant du luxe LVMH, en décembre 2007, chaque invité arborait un masque à l’effigie du marié. Vous savez à merveille alimenter votre propre légende médiatique !”…
– “Je mets deux minutes à dessiner un objet que je ne retoucherai jamais, mais ça fait juste quarante ans que j’y pense”…
– “La moquette devait être particulièrement goûteuse ce jour-là !”…
– “Je suis un fermier du magma au repentir inconscient “…
– “Votre notoriété vous permet d’étaler complaisamment vos regrets de ne pas avoir eu une carrière plus noble, mais moins riche en gratifications sociales et matérielles”…
– “Je suis un raté, car j’ai toujours rêvé d’être compositeur”…
– “En tant que roi de l’artefact vous ne cessez de vous réclamer du naturel, du charnel, de l’organique. Chez vous, le processus de création est tout à fait sexuel, remarquez-vous souvent”…
– “A un moment, je sens que le projet sort. Et, une fois que c’est sorti, ça ne m’intéresse plus. Oui, c’est tout à fait sexuel !”…
– “Vous ne parlez d’ailleurs pas de vos créations, mais de vos “sécrétions” …, ce qui donne par exemple une vidéo assez désopilante, sur votre site : “Bonjour, je voudrais vous parler de ma dernière sécrétion. C’est une brosse à dents”… L’ardeur que vous mettez en tant que touche-à-tout de génie, comme il est d’usage de vous qualifier, à enfumé vos contemporains par vos bavardages incessants, soit en français, soit dans un franglais terrifiant, qui me ferait presque préférer la franchise de votre éternel rival, le décorateur Jacques Garcia, dont la devise est : “Pourquoi faire riche quand on peut faire très riche ?”…
– “Je le vis, moi, dans le déni permanent”…
– “Un jour, sur France Inter, vous vous énerviez en disant : “Je suis d’ailleurs en train de réfléchir à une voiture parce que pour le moment, la voiture, c’est un prolongement de la quéquette, c’est absurde”… Votre intervieweur, eut alors la curiosité de vous demander la marque de la votre”…
– “Je me souviens, après avoir beaucoup renâclé, du style :Vous allez vous moquer de moi !…, j’ai répondu : Une Mercedes… Mais moi, j’ai besoin que ça démarre le matin !”…
– “Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous les propriétaires de voiture !”…
– “L’International Herald Tribune note, perplexe, qu’il ne semble même pas percevoir l’ironie qu’il peut y avoir à conclure la liste de vos réalisations écologiques par votre propre jet privé, l’avion le moins polluant du monde. Vous qui, depuis trente ans, nous ensevelissez sous les gadgets affirmez toujours préférer ne pas faire plutôt que faire, s’interroger sur la légitimité des objets à exister… et viser la dématérialisation !”…
– “Un centre de vie doit toujours être autour de ses fondamentaux, autour de l’amour. Donc un endroit où l’on vit avec la personne que l’on aime. Et si en plus il y a du feu, vous avez suffisamment de paramètres pour que la vie existe”…
– “Traduction ; dans votre vie personnelle de cet éloge de l’essentiel, vous cumulez souvent deux cheminées dans chaque chambre de vos vingt et une maisons. Mais ne cédons pas, ici, à la tentation du ricanement, si forte soit-elle. Car vous souffrez. A intervalles réguliers, vous vous roulez par terre en vous accusant d’être un parasite et d’exercer une profession nuisible. La dernière fois, c’était en mars !”…
– “Tout ce que j’ai créé est absolument inutile… ai-je alors affirmé…, c’est vrai !”…
– “Vous m’enlevez les mots de la bouche”…
– “Morosité économique, urgence écologique : c’est en 1998 que j’ai été chargé d’aménager les appartements du couple Mitterrand à l’Elysée… et j’ai senti le vent tourner… Partant en guerre contre le design cynique, j’ai lançé alors, au sein de La Redoute, un catalogue de non-produits pour les non-consommateurs du futur marché moral”…
– “Un sommet de non-foutage de gueule”...
– “La chose s’intitullait “Good goods”, “objets honnêtes”, c’est-à-dire minimalistes et écologiques”….
– “Dans vos outrances, elle en dit long sur le surinvestissement obsessionnel des produits par la société de consommation et sur le pouvoir magique qu’on leur attribue !”…
– “Les articles proposés y étaient affublés chacun d’un petit nom et décrits au moyen de qualificatifs habituellement réservés aux humains : amical, humble”…
– “Leur présentation s’enrobait, comme toujours avec de l’émotional style, d’une affectivité infantile et factice. On y trouve par exemple un énigmatique oreiller pour célibataires !”…
– “Cet oreiller, expliquait ma notice…, ne remplacera jamais l’amour, mais il essaie seulement de rendre son attente plus tolérable… Pour sortir d’un système qui nous fait confier notre salut aux objets…, confions notre salut aux objets”…
Quelqu’un d’autre, à une table voisine, ouvre le feu…
– “Que pensez-vous de l’œuvre d’un réputé confrère ?”…
– “Je ne sais ni de quoi ni de qui vous me parlez car je ne vois personne. Je suis un autiste qui est soit dans son avion, que je pilote moi-même, soit dans ma cabane sans eau ni électricité au milieu de nulle part”…
– “Assurément, mais vous jouez avec votre audience” !
– “Je n’ai aucun maître, aucun Dieu car je ne suis pas croyant ! Je ne suis impressionné par personne, l’admiration est une stupidité. Et je ne suis pas intelligent, seulement extrêmement intuitif”…
– “En tant que créateur du presse-jus en forme de fusée dessiné pour Alessi, vous surfee sur la vague de la suffisance mais jamais on ne saura si vous êtes sérieux !”…
– “On vous entend prédire la fin du monde, annoncer une grande famine pour 2020 et ajouter que ce sera une extraordinaire opportunité. Pour qui, pour quoi ? Mystère mais on imagine que vous voulez dire que c’est pour la créativité, dont vous prétendez être l’un des plus célèbres représentants sur terre !”…
– “Je suis incroyablement en avance sur mon époque mais pour des choses inutiles ! Prenez ma «prefab house», cette maison en bois qui fut vendue en kit par les Trois Suisses. A l’époque, tout le monde disait qu’on ne pouvait pas construire en bois. Aujourd’hui, on donne primes pour le faire !”…
– “Visionnaire et capricieux ?”…
– “Oui, mille fois oui, il est tout cela à la fois et plus encore”…
– “Quand on me passe une commande, on sait que je peux faire exactement l’inverse… Le presse-jus a été dessiné alors qu’Alessi m’avait commandé un beurrier !”…
– “A 62 ans, vous ne voyez pas de limite à votre imagination débordante ?”…
– “La vie que je mène en bordure d’océan Atlantique y est pour beaucoup ! Ma femme qui gère mon agenda… et moi, travaillons jusque 13h30″… Après le déjeuner, nous faisons une sieste. Et à 18 heures, on va prendre un verre chez un pêcheur du coin. De retour à la maison, nous lisons beaucoup mais jamais de journaux ni de magazines. Et on va dormir tôt ! Si j’avais assez d’argent, je resterais dans mon lit et je rêverais toute la journée. Je suis un rêveur professionnel”…
– “Vous vous vantez de n’avoir pour seul diplôme que celui… de pilote d’avion !”…
– “Et encore, je me suis crashé deux fois…, mais je suis toujours vivant ! Je ne vais jamais au bureau mais je ne m’arrête jamais de travailler. Je peux dessiner un hôtel, avec tout son mobilier, en moins de deux jours. Pour un yacht, un peu plus d’une heure me suffit”…
Le temps file et je commence à avoir épuisé les questions quand Philippe Starck ajoute une réflexion…
– “J’ai tout : une belle femme, de l’argent, la célébrité mais je ne profite de rien. Je vais mourir sans avoir vécu une seule minute de ma vie car je suis toujours en avance sur mon temps”…
Et l’homme de ponctuer par un : “On va dormir ?”
Je regarde alors ma montre.
Il est déjà 14h30…
www.GatsbyOnline.com
www.ChromesFlammes.com
www.LesAutomobilesExtraordinaires.com
www.CollectionCar.com