Qu’est-ce que Dada ?
Un “état d’esprit“, ainsi que se plaisaient à le formuler ses fondateurs et artistes membres.
Mouvement artistique et littéraire international (il se manifesta de Zürich à Berlin, de Hanovre à Cologne, de Paris à New York, en passant par les Pays-Bas, la Belgique, l’Italie et même le Japon), pluridisciplinaire, avant-gardiste, profondément novateur, marqué par un foisonnement de styles et de pensées, Dada naît en 1916 au Cabaret Voltaire de Zürich sous l’impulsion d’Hugo Ball, homme de théâtre, de Jean Arp et de Tristan Tzara.
Ce dernier, qui fait figure de meneur, contribue largement par la suite à diffuser le concept “dada“, à coup de publicité, de battage médiatique, allant jusqu’à faire du nom même de dada une œuvre d’art…
Fortement marqué par l’expérience violente de la Grande Guerre, et en rupture violente avec les valeurs de la société bourgeoise du début du XXe siècle – deux sujets qui reviennent comme des leitmotivs dans les productions dadaïstes -, le mouvement s’essouffla à la fin de l’année 1923.
Hugo Ball avait prévenu : “Si on fait [de Dada] une tendance de l’art, cela signifie qu’on veut prévoir des complications “. Expérience artistique hétéroclite et abondante, Dada est en effet un épisode complexe de l’histoire de l’art, délicat à définir et plein de contradictions.”
“Cinquante francs de récompense à celui qui trouve le moyen de nous expliquer Dada !” pouvait-on lire sur l’affiche pour la matinée Dada, qui se déroula à La Haye en janvier 1923 .
Pas de programme, pas de définition, pas de lois ni de règles pour ce mouvement qui d’ailleurs n’en est pas vraiment un.
Mais des sensibilités, des affinités et des pulsions autour d’un critère fédérateur souverain : la liberté.
La liberté, tel est le maître mot qui qualifie dada.
Un esprit enfantin, voire parfois infantile, souffle sur ces œuvres qui revendiquent l’idiotie et l’ironie, la dérision et l’humour, l’excentricité et la folie, au mépris de la raison, de la norme et de toute logique.
Dada, c’est également le rejet du passé dont on fait table rase pour mieux réinventer le langage pictural, une résistance absolue aux valeurs en place, une épuration de la pensée et le rejet des critères esthétiques qui gouvernaient la culture et l’art traditionnels.
“Balayer, nettoyer” étaient les mots d’ordre de Dada.
Dans le même temps, les artistes dada, qui veulent s’affranchir du cubisme, de l’expressionnisme allemand et de l’abstraction russe – les trois mouvements dominants de ce début de siècle – , s’ils sont profondément novateurs (goût des performances avant l’heure, création de poésies sonores, développement de la pratique du collage…), ne s’inspirent pas moins de ces écoles.
Même si Dada bannit le passé, il lui arrive de retourner aux sources.
Certes, l’emploi de l’objet industriel, des nouveaux médias et des références à l’ère de la machine naissante caractérise Dada, mais l’utilisation du “matériau élémentaire” n’en est pas moins fréquente.
Les dadaïstes vouent un culte absolu à l’irrespect et au scandale.
Francis Picabia fit signer à tous ses amis une feuille pendant sa convalescence consécutive à une opération de l’œil.
Le résultat est une œuvre remarquable, restée célèbre, “L’œil cacodylate“, huile sur toile et collages de photographies, cartes postales, papiers découpés.
En 1919, Max Ernst organisa une exposition où il obligea les visiteurs à passer par les latrines.
Duchamp s’inventa quant à lui un double féminin, travestit La Joconde et conçut ses ready-made parmi lesquels la fameuse fontaine-urinoir qu’on connaît.
Dada ou la création agitatrice et dérangeante.
Dada ou le glissement et le détournement de sens, les phrases et les images-choc.
Dada ou la révolte.
Dada ou le nihilisme.
Dada ou l’excès.
“Les articles qui m’assimilent au dadaïsme m’amusent beaucoup, parce que je suis l’anti-dadaïste type. Les dadaïstes le savent bien et s’ils demandent parfois ma collaboration, c’est pour prouver que leur système est de n’avoir aucun système. Si on les place à l’extrême gauche, je suis à l’extrême droite. Les extrêmes se touchent. Je me sens si loin de la gauche et de la droite, si près de l’extrême gauche fermant la boucle avec moi, qu’il m’arrive qu’on nous confonde. Il me faut crier si je parle avec la droite ou avec la gauche, ce qui me fatigue tandis que de l’autre côté du mur, sans élever la voix, je peux m’entretenir avec Tzara et Picabia, mes voisins du bout du monde“, écrivait Cocteau en mai 1920 dans le premier numéro de sa revue Le Coq.
Inutile donc de le confondre avec Dada.
Et pourtant, né en 1889, il sera “sur le fil du siècle“…
Bien que totalement indépendant, parfois opportuniste diront ses détracteurs, Cocteau subit les mêmes chocs que Picabia et les autres, qu’ils soient moraux et politiques (la boucherie de 1914), artistiques ou esthétiques (la découverte des ballets russes ou des formidables libertés offertes par ce nouveau médium qu’est le cinéma par exemple).
Ces mêmes obsessions, ces mêmes recherches se retrouvent jusque dans les images du Testament d’Orphée, chef d’œuvre crépusculaire et surréaliste, n’en déplaise à son auteur qui refusera toutes les chapelles hormis celles qu’il peindra, préférant les amitiés fidèles et les amours infidèles.
On ne peut manquer de relever également un même goût pour les provocations, mais aussi pour les mondanités.
Picabia organisera des soirées pendant la guerre.
Cocteau fréquente, pas seulement par curiosité, tout ce que le monde notamment littéraire compte d’importants et d’importuns, jusqu’à finir à l’Académie française.
Dans le fichier de presse de Thomas l’imposteur édité en 1923, on ne distingue que des noms fascinants.
Pas celui de Picabia par contre.
Cocteau envoie toutefois un exemplaire à Germaine Everling.
“Par-dessus le mur“,signe-t-il en accompagnant ses initiales d’un cœur.
« Mon ami Picabia, l’esprit le plus souple, que je connaisse, est un tireur qui trouve plus amusant de tirer sur la patronne du tir que de tirer sur les œufs. Tire-t-il sur elle ? Non. Il craint les gendarmes. Je me sens pauvre lorsque nous discutons. Ni l’un, ni l’autre, nous ne jouons pour la galerie. Nous aimons le jeu, mais pendant que je m’exténue à jouer dans certaines limites et selon les règles, le voilà qui saute, qui joue n’importe comment et n’importe où, qui consacre la triche alors que personne mieux qui lui ne connaît les règles du jeu. J’en ai assez d’être battu. Je l’imite. Nous en arrivons à jouer dos à dos, chacun pour soi, dans une entente parfaite. Ah, Narcisse ! Quel drôle de couple tu fais !“,notait Cocteau avec un mélange d’admiration et de jalousie dans son Secret professionnel en 1922.
L’œil cacodylate (MNAM, 1921) est une Œuvre “époque” comme il est des artistes “siècles“, le délire de cette bande de génie autour de Picabia est sans aucun doute l’une des œuvres les plus fascinantes de l’artiste.
La pâte et l’esprit de Cocteau apparaissent dans une “couronne de mélancolie” quelques centimètres au-dessus du fameux œil.
Cocteau, le narcissique, colle son portrait photographique, son “blues” mélancolique et arbore une paire de gants sur le front.
Dans les années qui suivent, Cocteau et Picabia vont goûter à tout, toucher à tout.
Leurs itinéraires s’éloignent, se croisent, se perdent, se retrouvent.
Picabia explore comme un jeune homme.
Les deux artistes entretiennent des relations touchantes avec la plus jeune génération.
Picabia fréquente l’avant-garde de la peinture, Cocteau avec celle du cinéma.
Mais pour ce dernier, c’est un peu une fuite en avant.
Il écrit beaucoup, filme, s’enflamme croyant réinventer le monde en permanence, croit réellement avoir découvert un nouveau Picasso sous le pinceau d’une proche, fait des erreurs (le Salut à Brecker) et des découvertes (Le Condamné à mort de Jean Genet), fantasme de troublants marins aux membres démesurés, dessine des Orphée, des profils répétitifs mais fascinants, des toreros et des chats, décore une chapelle.
Mais les gens, curieusement, ignorent cet élan boulimique (hormis celui pour le 7e art) et ne connaissent que la vague image de l’académicien recevant une “raclée d’honneur” un jour d’automne 1963 où Cocteau meurt en grande pompe.
Quelques années plus tôt, Picabia l’a précédé avec plus de délicatesse…